« Avant d’avoir abordé le monde, on est très exigeant » estimait François Mitterrand. Jeune homme, je l’ai été sévèrement à son égard. Avec le temps, décidément, tout passe…
De François Mitterrand, j’ai d’abord connu l’image qu’en renvoyait mon père durant mon adolescence. Elle n’était guère flatteuse. Quand son nom était évoqué à table, il restait surtout associé aux souvenirs de la IVème République et de la guerre d’Algérie. S’est dégagée ainsi, au fil des discussions familiales, la figure d’un homme où l’habileté l’emportait trop souvent sur l’intégrité. Mitterrand le Florentin, vieux procès ! Mon père avait l’intransigeance des artistes en exil.
Lorsque j’ai adhéré au Parti socialiste en 1980, j’y suis donc entré malgré François Mitterrand. Agé de 18 ans, j’ai alors mis toute l’ardeur de ma jeunesse au service de Michel Rocard. J’y ai gagné une prédilection pour Camus et une conviction : la gauche victorieuse sera la deuxième gauche ou ne sera pas. Je l’ai cru pendant près de 15 ans et, d’une certaine manière, je le crois encore. Avant d’être heureux, Sisyphe est d’abord tenace.
1994 a marqué le point bas, sinon le point de rupture, de ma « relation » à François Mitterrand. Le torpillage de notre liste européenne par Bernard Tapie, la publication de l’ouvrage de Pierre Péan et les révélations sur ses relations avec René Bousquet ont été, pour moi, des coups terribles. Le machiavélisme, passe encore ; il en faut toujours un peu, ici comme ailleurs… Mais là, le cynisme semblait aux confins du nihilisme. Quand Lionel Jospin réclama son « droit d’inventaire », j’aurais bien – l’abolition de la peine de mort exceptée – soldé tout l’héritage.
J’avais tort. Trop de distance avec François Mitterrand m’interdira toujours l’affection mais elle n’empêche plus désormais la considération. Avec le recul, force est de constater que ses deux septennats ont marqué la France et font honneur à la gauche. Jaurès – Blum – Mendès, cette chaîne qui court depuis les premières années du 20ème siècle passe et s’achève, sans conteste, par Mitterrand – Jospin. Dans la mémoire collective, le printemps 81 a rejoint l’été 36 – les vélos-tandems et les accordéons en moins… D’évidence, il faudra déposer une rose sur une tombe de plus au lendemain de notre prochaine victoire.
Dans Mémoires à deux voix, François Mitterrand invitait lui-même à juger les hommes sur leurs actes. Il avait tout à fait raison. Au final, c’est le seul critère qui compte. Dans la fougue propre au jeune âge, j’avais une conception plus orgueilleuse des choses. Par-delà les faits avérés, il me semblait possible d’évaluer un homme sur ses intentions réelles ou supposées. J’ai appris depuis que les motifs personnels sont souvent insondables et que la frontière entre le juste et l’injuste est plus poreuse qu’il n’y paraît. On finit toujours par « aborder le monde »…
Restons prudents et voyons donc les actes. On reproche parfois à la gauche de François Mitterrand d’avoir moins tenu qu’elle n’a promis. Je suis convaincu que si la critique est recevable, ce procès doit désormais être dépassé. Il néglige, d’abord, toutes les réalisations faites et arrachées au cours des choses. Des réformes conduites par François Mitterrand, toutes ne méritent pas, aujourd’hui, d’être pétrifiées sous le statut d’acquis social. Mais la plupart d’entre elles ont constitué des progrès essentiels et laissé des empreintes durables. S’il ne fallait en citer qu’une, je nommerais, sans hésiter, la décentralisation de la France.
Injuste, ce procès est surtout régressif. Accuser François Mitterrand d’avoir « ouvert une parenthèse sans la refermer », c’est renouer avec une conception messianique et immature du pouvoir. Toute l’Histoire – et singulièrement celle de la gauche – montre que l’action humaine est marquée du sceau de l’imperfection et de l’inachèvement. Jouer encore les fiers-à-bras, c’est, au mieux, persévérer dans l’erreur juvénile… Accepter la confrontation et sa part d’échec demeure le seul moyen de produire des résultats et de donner un sens effectif au pouvoir. Le pouvoir est l’étincelle qui naît du choc des silex.
Pour moi, l’héritage de François Mitterrand tient à cette leçon fondamentale de l’expérience. La gauche doit davantage s’affliger de trop promettre que de ne pas assez faire. Je sais que cet enseignement fait son chemin chez les nôtres. Et c’est pourquoi je crois que François Mitterrand reste un itinéraire collectif pour nous tous. S’il m’est permis de paraphraser Régis Debray sur le lien qui unit Dieu aux hommes, j’oserais dire, sans trop d’ironie, que « François Mitterrand est l’ombre des socialistes : il avance et se transforme avec eux. Sa place sera toujours là ».