Le 26 mai dernier, la ville de Gaspé a rendu hommage à François Mitterrand, en célébrant le 25e anniversaire du passage de l’ancien Président de la République dans le berceau du Canada.
A cette occasion fut inauguré un espace François Mitterrand et devoilée une plaque commémorative où l’on peut lire :
«Lors de sa visite à Gaspé le 26 mai 1987, François Mitterrand, président de la République française, témoigna des liens indéfectibles unissant le Québec et la Gaspésie à la France. Dans un discours mémorable puisant aux sources de l’histoire, le président rappela que c’est à Gaspé, en 1534, que son pays fixa le premier jalon de la présence française en Amérique et il montra sa reconnaissance envers le Québec et la Gaspésie pour avoir répandu et défendu le fait français sur le continent nord-américain. Ainsi, déclara-t-il : « Je me réjouis de venir représenter la France au Québec en suivant les traces de Jacques-Cartier, puisque c’est par là que je commence, comme lui…..C’est vous, peuple vivant, peuple vivant de la Gaspésie, peuple vivant du Québec, qui avez donné à notre langue et à nos formes d’expression, à notre civilisation française, son éclat, son originalité.»
Michel Charasse, membre du conseil constitutionnel et vice-président de l’IFM, est revenu lors de cette cérémonie sur ce voyage présidentiel de 1987 auquel il avait participé. Nous vous proposons de retrouver ci-dessous son discours.
Monsieur le Maire, Monsieur le Député de la Circonscription de Gaspé, Mesdames, Messieurs les Présidents d’associations, Mesdames, Messieurs les responsables du Musée de Gaspé, Mesdames, Messieurs, Cher compatriotes, chers amis,
D’abord un très chaleureux remerciement pour celles et ceux qui autour de vous, Monsieur le Maire, et autour de vos collaborateurs, ont suggéré et organisé cette belle cérémonie du souvenir.
Merci aussi à Monsieur Zonda qui a beaucoup donné dans cette circonstance, fidèle lui aussi à un souvenir d’événements qu’il a vécus et organisés et que j’ai vécus moi-même, puisque le Président François Mitterrand m’avait emmené avec lui jusqu’ici.
Je ne voudrais pas manquer de saluer, et de remercier chaleureusement, Monsieur l’Ambassadeur de France à Ottawa et son épouse, qui nous font l’honneur d’être présents ce matin.
Ce n’est pas moi qui devrais être là ce matin, puisque l’invitation avait été adressée à Hubert Védrine, Ancien Ministre des Affaires Etrangères et Ancien Secrétaire Général de l’Elysée sous François Mitterrand, qui préside aujourd’hui aux destinés de l’Institut François Mitterrand, fondation crée peu de temps avant sa mort par notre ancien Président pour perpétuer , défendre, et valoriser son œuvre et sa mémoire et contribuer à la réflexion sur l’histoire contemporaine que François Mitterrand a fortement marqué tant on se réfère constamment et quotidiennement à lui en France comme à l’étranger.
Hubert Védrine n’était pas disponible et m’a chargé de le représenter, de vous dire ses regrets de n’avoir pas pu dégager les quelques jours nécessaires dans son emploi du temps pour venir jusqu’ici et m’a promis qu’il ferait tout pour venir un jour vous saluer et marcher lui aussi sur les traces de notre ancien patron.
C’est donc à moi, Vice Président de l’Institut François Mitterrand qu’il incombe aujourd’hui de représenter la fondation et de vous dire combien nous sommes sensibles à votre initiative.
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C’était il y a 25 ans, jour pour jour, le 26 mai 1987, que le Président François Mitterrand commençait quasiment sa visite ici au Québec, refaisant le chemin du Roi, et parcourant les plaines d’Abraham avant de s’arrêter à Gaspé.
Pour la petite histoire, je signalerai que dans le cadre de sa visite d’Etat au Canada, aucun déplacement du Président n’avait été, à l’origine, prévu au Québec, en tout cas pas à Gaspé.
Le quai d’Orsay avait vivement déconseillé cette longue étape Québécoise, toujours frileux lorsque surgissent quelques difficultés dans lesquelles la France pourrait prendre parti (souvenons nous du Québec libre du Général De Gaulle!)
Or la querelle, une querelle linguistique, battait son plein à l’époque. François Mitterrand est un ami de la langue française et de ceux qui la parlent, de la belle langue française traditionnelle dans toute sa pureté comme on la parle encore chez vous avec les mots et les accents des provinces françaises qui ont peuplé le Canada, le Québec et la Louisiane, de François Ier à Louis XV. On comprend donc la prudence du Quai d’Orsay qui avait trouvé un prétexte : trois mois plus tard, à l’automne 1987, le Québec devait, en effet, accueillir le sommet de la francophonie et donc François Mitterrand.
Alors on avait dit au Président: vous allez revenir dans trois mois, pas besoin d’y aller maintenant!
J’entends encore sa réaction : « la francophonie, c’est la grande famille francophone du monde entier. Je les verrai tous, mais impossible d’en distinguer aucun et le Québec ne sera qu’un parmi d’autres ! »
« Pendant un voyage d’Etat au Canada, le Québec est une longue étape obligée et je veux aller partout, à Montréal, à Québec bien sûr, à la rencontre des nôtres, des enfants de nos ancêtres, qui ont souvent pleuré pour la France dans le malheur, qui ont tant espéré d’elle, parce qu’elle reste leur mère et qu’ils restent ses enfants, ses enfants d’Amérique mais ses enfants ! »
« Et je veux aussi aller à Gaspé car c’est là que 1’on a hissé pour la première fois le drapeau français, certes celui du Roi, mais du Roi de France, un 14 juillet 1534, déjà le 14 juillet, quand le malouin Jacques Cartier a débarqué ici et a pris possession de cette terre inconnue au nom du Roi de France, a planté une croix le 24 juillet, s’est fait connaître ,a commencé à explorer le Saint Laurent, est parti ensuite en France tout raconter au roi François Ier puis est revenu peu après pour continuer son exploration ».
Est-ce que François Mitterrand a pensé en cet instant à Jean François de la Roque, Seigneur de Roberval, saintongeais, comme lui, qui sera nommé par le Roi premier Lieutenant général du Canada le 15 janvier1541 ? Peut être, sans doute, car François Mitterrand était très attaché à sa province de 1’Angoumois.
Que venaient faire ces Français sur cette côte inconnue : on connaissait alors le continent américain, plus au sud, vers les Antilles, mais pas au nord, sauf brièvement quand les vikings ont débarqué à Terre neuve vers 1000 et que Jean Cabot est venu en 1497 longer vos côtes pour le Roi d’Angleterre.
Ils apportèrent les lys, la monarchie française, en conquérant vos terres pour elle et ils apportèrent aussi la religion catholique, cette religion de la « fille ainée de l’Eglise ».
Ils apportèrent les connaissances, les cultures, les techniques, les avancées de toute sorte qui ont tant progressé en France et en Europe après la longue nuit du Moyen Age et 1’avènement de la brillante renaissance !
Mais c’est avant tout, et avant la conquête coloniale, une expédition scientifique !
On cherche en effet à connaître, à explorer et à découvrir un nouveau continent, de nouvelles terres qui permettraient de gagner la Chine par une nouvelle route à 1’ouest, inconnue, imaginée et pleine de promesses, et toutes ces richesses qu’annoncèrent les tribus indiennes rencontrées pacifiquement tout au long du Saint Laurent, l’or, l’argent, les diamants, bref le nouvel Eldorado.
Jacques Cartier, et après lui Champlain, Montcalm et tant d’autres, ont cherché aussi cette route, en vain !
Mais pendant qu’on cherchait à partir de ce point de départ de « l’aventure française » dont parlait ici même François Mitterrand en 1987, la France, les français s’installent, peuplent le pays, construisent des villes, des routes, des établissements religieux et commerciaux, font du commerce avec les grandes compagnies, comme les Cent Associés crée par Richelieu en 1627 pour implanter 4000 colons en nouvelle France, commerce de la morue, des poissons, des peaux, développent les villes crées par Champlain en 1608 à Québec, par La Violette en 1634 à Trois Rivières, et par Chomedy en 1642 à VilleMarie qui deviendra Montréal.
Tous ces Français venus d’un peu partout en France, de Normandie et de Bretagne d’abord mais de toutes les provinces, les voilà qui s’installent, qui construisent leurs maisons, qui se marient et qui font des enfants, avec les « Filles du Roi » transportées de France dans nos monastères et offertes en épouses aux jeunes gens plein de talents qui s’activent un peu partout le long du Saint Laurent puis en Louisiane, qui se marient aussi avec des indiens avec lesquelles ils vivent plus qu’en bonne entente, qui prolifèrent comme ce Louis Hebert et cette Marie Rollet, arrivés en 1617 avec leur trois enfants, qui marient leur fille Guillemette à Guillaume Couillard, et qui seront les grands parents d’Elisabeth, premier enfant blanc né ici et survivant !
Guillemette comptera 143 descendants dont 110 vivants à sa mort, et la famille aura 689 descendants en 1730 ! Pardon d’oublier qu’en 1010 un certain Thoufin Kaulself, venu d’Islande, avait eu ici un fils Srimi sans descendance.
Ainsi ce sont 10 000 à 15 000 premiers français qui sont à 1’origine des 6 millions de Canadiens Français, et qui ont fait ce pays de leurs mains, avec pas grand-chose sauf le courage, la volonté, le talent et une bonne santé, et qui vous ont passé la suite de génération en génération.
Heureusement qu’ils n’ont pas trouvé la route de la Chine car ils vous auraient abandonnés !
Heureusement qu’ils n’ont pas trouvé l’or, l’argent et les diamants, sinon ils auraient pu « perdre le nord », devenir comme les Espagnols et les Portugais plus au sud !
L’histoire qui s’en est suivie, vous la connaissez. Pour la France d’aujourd’hui, elle reste une douleur, car notre présence ici -je parle de la France , pas des Français- fut victime des aléas de la politique étrangère de Paris, de la guerre de sécession d’Espagne en 1713 conclue au Traité d’Utrecht, au Traité de Paris en 1763 à la fin de la guerre de 7 ans, et au traité de Versailles en 1783 quand la France cède tout à 1’Angleterre, même si elle se venge plus au sud en aidant avec Lafayette les insurgés et Georges Washington à établir leur jeune république indépendante.
Ainsi, vous êtes restés Français jusqu’au Traité de Paris en 1763 et ce souvenir ne s’est pas effacé, même si la France a loyalement accepté la situation imposée par les circonstances et n’a plus cherché à la remettre en cause.
Mais votre devise « je me souviens » pourrait être prolongée en France par une autre « je n’oublie pas », je n’oublie pas ce que nous avons fait et vécu ensemble ici, nous dit la France aujourd’hui !
Et je ne suis pas sûr que la monarchie française ait été fière des résultats de sa politique au Québec : après tout, après la proclamation du Traité de Paris en 1763, les Compagnies parisiennes ont proposé au Roi Louis XV de venir, selon la tradition, le complimenter sur la paix.
Mais le Roi a répondu : « je dispense cette fois-ci mes cours de me faire compliment sur la paix ».
Amère réponse de quelqu’un qui n’était sans doute pas très fier de lui et que Choiseul a cherché à consoler, frileusement, en achetant la Corse aux Génois en 1769.
On comprend mieux la volonté de François Mitterrand de faire un long séjour spécial chez vous, voici 25 ans, car ici la France est partout présente, ses souvenirs sont à chaque coin de rue et de route, dans ce beau pays dont Champlain disait, parlant de Québec, « tout est pays uni et beau »
Et surtout il y a, il reste, la langue, la langue française, dont la forte présence avait déjà interpellé Tocqueville le 27 aout 1831 qui écrivait qu’a Québec « on entend parler le français dans toutes les rues ».
Cette langue française conservée précieusement, si belle et si intacte ici, c’est ce qui a donné l’idée à François Mitterrand de créer la Francophonie à laquelle le Québec apporte tant et qui s’est fixée pour objectif de défendre, à travers, le monde la liberté de ne pas céder à la pensée unique que véhicule, nécessairement une autre langue puissante, qui n’est pas ennemie mais concurrente, et qui peut être un obstacle à une ouverture d’esprit plus large couvrant toute la planète.
La manière dont vous conservez cet acquis, sans rien renier de votre appartenance à la Nation Canadienne, est toute entière contenue dans la résolution n°52 de votre conseil législatif, morceau éminent des fameuses 92 résolutions adoptées en 1834 : « la majorité des habitants du pays n’est nullement disposée à répudier aucun des avantages qu’elle tire de son origine et de la descendance de la Nation française qui, sous le rapport des progrès qu’elle a fait faire à la civilisation, aux sciences, aux lettres et aux arts, n’a jamais été en arrière de la Nation britannique ». Ici on ne trouve aucune haine coloniale comme ailleurs dans d’autres colonies françaises car Indiens et Français ont vite formé un seul peuple.
C’est une autre manière de dire, comme votre écrivain Michel Trembley, « je suis un arbre dont les racines plongent en France et qui porte des fruits américains ».
Vous imaginez donc avec quel bonheur François Mitterrand a refait pacifiquement, en 1987, le chemin du Roi et de ses armées, en amoureux de 1’histoire de France – et vous êtes ici un morceau de notre histoire et de la langue française, de la belle langue de celle que l’on parle encore ici souvent mieux qu’en France car on sait la valeur de ce bien précieux – lui qui disait, ici même voici 25 ans : « je ne pense pas qu’il y ait tant d’exemples dans l’histoire du monde, tant d’exemples d’une langue portée par un si petit peuple en son début qui ait su survivre aux échecs et aux drames de 1’histoire et qui, finalement, a su apparaître victorieuse puisqu’elle vit et que la première victoire c’est la vie. Victorieuse non seulement par sa vie mais aussi par votre capacité à la faire entendre, comprendre et parler par beaucoup d’autres que vous, non seulement les petits groupes essaimés à travers 1’ouest de cet immense pays, mais aussi par des peuples venus d’ailleurs »
Je revois François Mitterrand voici 25 ans à Gaspé, heureux, regardant l’immensité de l’océan vaincu par Cartier et sa petite troupe.
Je le revois le soir au diner remettant au Premier Ministre Robert Bourrassa le texte intégral des deux articles survivants – le 110 et le 111 -de l’ordonnance des 10 et 15 août 1539 par laquelle François 1er a ordonné, à Villers Cotterêts, que tous les actes publics du Royaume de France soient désormais écrits en français, texte repris par le Décret révolutionnaire du 2 Thermidor An II puis, plus tard le 25 juin 1992, inscrit dans la Constitution de la République avec les grands principes sacrés de la Révolution de 1789.
Je le revois, dans l’avion du retour, bercé par les accents de ce français québécois si pur et si intact, relire ce poème de William Chapman, qu’il lisait déjà pendant la guerre avec ses compagnons canadiens venus à la rescousse en 1944 comme ils 1’avaient fait en 1914 et 1918, et dont tant de dépouilles reposent à jamais dans la terre de France de leurs ancêtres où nous les conservons pieusement :
«Notre langue naquit aux lèvres des Gaulois ses mots sont caressants, ses règles sévères, et faites pour chanter les gloires d’autrefois, elle a puisé son souffle aux refrains des trouvères, elle a le charme exquis du timbre des latins, le séduisant brio du parler des Hellènes, le chaud rayonnement des émaux florentins, le diaphane et frais poli des porcelaines !»
Alors oui, on comprend pourquoi, dès 1792, la première assemblée du Bas Canada a inauguré ses premiers travaux par un débat sur 1’usage du français.
Alors, oui, on comprend qu’ici, en regardant la fleur de lys, on murmure dans son cœur la devise inventée par Eugène Etienne Touché, en 1883, « je me souviens »
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