L’universitaire Jean-Noël Jeanneney compare les élections de Mitterrand et de Hollande.
Comparer 1981 et 2012 a-t-il un sens ?
Si l’on considère le long terme, la victoire de la gauche survient, en l’une et l’autre occurrence, après un long exil du pouvoir. Dix ans cette fois, vingt-trois ans jadis – une pleine génération. D’où un renouvellement du personnel entre 1958 et 1981 : le nouveau pouvoir exécutif ne comptait que deux anciens ministres, François Mitterrand et Gaston Defferre. En 2012, au contraire, va se mettre en place une diversité de sensibilités et d’expériences. La mémoire de l’exercice du pouvoir étant plus récente, cela empêchera de rêver autant. En 1981, Jack Lang avait parlé d’un passage de l’ombre à la lumière : personne aujourd’hui n’ira jusque-là. L’utopie le regrette, la sagesse s’en réjouit, méfiante envers les tristes retours des nirvanas désolés, attachée à la protection du champ privé, persuadée, comme les pères de la République, que le gradualisme des réformes promptement conduites doit permettre de changer notre paysage collectif, de servir la justice sociale, les aspirations culturelles de tous.
Au rythme du court terme, différence primordiale avec 1981, l’affirmation du rôle d’Internet, l’irruption des réseaux sociaux et la multiplication des chaînes de radio et télévision, notamment d’information continue. En 1981 il n’existait que trois chaînes de télévision et quatre radios généralistes !
Déterminantes, ces technologies en 2012 ?
Déterminantes, non, importantes, oui. On en exagère la nouveauté quant à la promptitude de circulation des nouvelles : ne négligez pas les multiples éditions des journaux populaires et la vivacité des radios, de flash en flash, naguère. Plus de frénésie, avec l’immédiateté des sons mais aussi des images en continu multipliant les risques de lapsus et de querelles dérisoires. Surtout les réseaux sociaux, dans leur jeu réticulaire, où chacun se fait émetteur, contribuent à cristalliser les choix des citoyens selon une alchimie nouvelle, plus complexe et plus riche, probablement positive d’un point de vue civique, une fois écarté le poison des rumeurs. Observez néanmoins avec quelle vigueur subsistent les anciennes manières de faire campagne : le porte-à-porte, les meetings, ces fêtes collectives chères à nos ancêtres depuis Gambetta, ou le débat de l’entre-deux-tours, rituel plus récent mais vieux déjà de trente-huit ans.
L’effet de tout cela sur les programmes ?
Le sentiment se répand, chaque fois, que la campagne en cours est plus médiocre que la précédente, mais la mémoire est sélective. Après coup, on ne se rappelle que les débats essentiels, on oublie la mousse. Au demeurant, le tempérament du président sortant a sûrement contribué à un sentiment de tohu-bohu. Mitterrand était – et François Hollande s’en est sûrement inspiré – un homme de la longue réflexion ; bousculé, son jugement était d’ailleurs moins sûr. Le tempérament de Nicolas Sarkozy, en revanche, lui a visiblement interdit de prendre en compte ces rythmes de la durée qui tissent l’histoire en marche. Pour lui, celle-ci n’était qu’un magasin de références posées sur des étagères, parmi lesquelles il piochait pour servir ses préoccupations momentanées.
En 1981, il y avait l’Union de la gauche, en 2012, a émergé le Front de gauche…
En 2012 n’existe plus qu’à peine ce Parti communiste qui représentait un quart des suffrages en 1945 et un cinquième au début des années 70, soumis à une puissance étrangère et donc propre à provoquer, au centre et à droite de l’échiquier, un violent rejet. Dans les réactions au Front de gauche, rien de cette intensité. Quand Nicolas Sarkozy stigmatise une CGT défilant, horreur, derrière des drapeaux rouges, on repense à Michel Poniatowski, homme lige de Valéry Giscard d’Estaing, annonçant les chars soviétiques aux portes de Paris. Absurde à l’époque, dérisoire à présent, dans un monde changé par la chute du Mur. En 1981, en revanche, l’extrême droite était si faible qu’elle ne parvenait pas à réunir les signatures nécessaires à une candidature. Voilà une symétrie inversée entre les deux périodes, la droite de 2012 étant autant embarrassée par l’extrême droite que la gauche de 1981 l’était par le PCF. Plus peut-être : on est loin, du côté du FN, des générosités de bien des militants communistes de l’époque. Encore une résonance de 1981 : au début de son mandat, Valéry Giscard d’Estaing avait accompli des réformes de vrai progrès : vote à 18 ans, légalisation de l’IVG… Mais, à la fin, il avait durci sa politique, avec la loi sécurité et liberté. Les quelques réformes institutionnelles utiles ou gestes symboliques de Nicolas Sarkozy à l’origine, au service de la «diversité» notamment, ont été oblitérées par sa course folle vers les thèses incarnées par Jean-Marie et Marine Le Pen.
Règne-t-on différemment selon qu’on est un président de droite ou de gauche ?
Au long du XXe siècle, bien des idées portées par la gauche ont été peu à peu adoptées par la droite. Sans compter que le gaullisme (le vrai, celui du Général) a brouillé les cartes, et que la construction bienheureuse de l’Europe et la mondialisation diminuent la latitude d’action de l’Etat central, lieu focal des oppositions entre «le parti du mouvement» et celui de «l’ordre établi», comme on disait au XIXe siècle. Pourtant il survient toujours des événements imprévisibles qui font que chacun sait soudain à quelle famille il appartient. L’histoire retrouve alors sa logique de continuité. Et elle va maintenant redonner leur lustre à nos grands hommes de gauche et ce qu’ils incarnent, ceux-là même qu’Henri Guaino avait mis, à tort et à travers, dans la bouche de Nicolas Sarkozy, en 2007 et ensuite : Blum, Jaurès, Clemenceau, Saint-Simon… Blum nous rappellent qu’il nous faut faire litière des hésitations devant le pouvoir, en accepter, comme il disait, «le calice» et se persuader que les compromis peuvent n’être pas des compromissions. Clemenceau a honoré une défense rigoureuse de la laïcité (pas «positive», pléonasme…) : c’est un des domaines où l’héritage du président précédent restera le plus sombre. Car il s’en est pris à son essence, en déformant, en direction des catholiques, la nature même de la loi de séparation, qui fut de tolérance. Et c’est le même qui a exigé de nos compatriotes musulmans une laïcité impeccable… Ce n’est plus l’heure d’accabler Nicolas Sarkozy. Mais je tiens que, loin d’apparaître comme un symptôme d’une évolution irréversible quant à la manière de traiter l’Etat et ses serviteurs, son quinquennat apparaîtra comme une parenthèse, à refermer. Décidément, oui, l’avenir vient de loin.