Un jour d’automne 1986, sous la lumière ocre de mon atelier la sonnerie de mon téléphone retentit. M’apprêtant à trancher dans la terre, cette fine ligne qui distingue l’espace du volume, j’abandonne modèle et sculpture pour répondre. « Allo, êtes vous Clara Delamater ? ». « Oui ». « C’est la Présidence de la République ! Je vous appelle pour vous demander si vous seriez intéressée de réaliser le portrait en sculpture du Président pour l’anniversaire de ses soixante et onze ans ? »
« … Oui ce serait un très grand honneur ! »
Le Président souhaiterait vous rencontrer. Nous vous rappellerons afin de convenir d’un rendez vous. Je retourne à ma sculpture un peu abasourdie.
Le grand jour arrive enfin, je suis assise à l’étage où je croise Monsieur Jacques Chirac et m’installe en attendant d’être annoncée. Je me rendai compte du privilège qui était le mien, d’être là à cet instant, plongée dans mes réflexions, l’on vient déjà me chercher. Nous traversâmes le bureau de Jacques Attali puis je me trouvai rapidement face au Président François Mitterrand qui me tendit la main. Je me souviens de cette poignée de main comme si c’était hier ! Un courant électrique traversa nos deux mains et son regard lumineux désamorça mon trac. Il regarda avec beaucoup d’intérêt les photos de mes œuvres et m’en fit quelques remarques puis appela sa secrétaire. «S’il vous plait Marie-Claire, prenez date des séances de poses dans les appartements. Si j’ai bien compris, Madame Clara Delamater a besoin d’un endroit lumineux, d’une estrade et d’un fauteuil tournant afin d’avoir de bonnes conditions de travail pour réaliser mon buste ».
Cette première entrevue fut très positive, mes impressions et ressentis furent au delà de mes espérances. J’avais déjà amorcé mon travail d’artiste tant mes impressions étaient fortes.
Lors de notre première séance j’arrivai en voiture chargée à bloc : une sellette de sculpteur, sept pains de terre, une armature en bois fixée sur une planche, ma blouse de travail et des compas. J’eus le temps de m’installer dans les appartements de l’Elysée, près d’une fenêtre et en face de l’estrade quand le Président entra. Il m’indiqua l’endroit où je pouvais me changer. Quand je revins, il était déjà assis le regard pétillant et me lança « Savez-vous que vous êtes la seule artiste sculpteur à réaliser le buste d’un président socialiste après celui de Léon Blum ? ». Bien sûr, je me rendais compte de l’honneur et du grand challenge et je savais que je n’avais pas droit à l’erreur. Ce buste serait une réussite. Il n’y avait pas d’autres choix. Le calme qui se dégageait du Président fut tel que je débutai avec confiance et concentration. Tout d’abord je pris des mesures de points cruciaux sur le buste du président avec mes compas : hauteur, largeur, profondeur de son visage que j’appliquai à l’aide d’un crayon sur une grande feuille blanche afin de ne pas le déranger lors des prochaines séances. A cet instant nous avons ri de la circonstance plutôt cocasse car devant m’approcher de très près de son nez, menton et haut de tête, j’avais peur de le piquer avec mes compas.
Le portrait en trois dimensions est une expérience unique car il ne s’agit pas juste de reproduire le dessin et le volume des courbes et des droites, mais également de ressentir la personnalité de l’être en face de soi. L’importance dans la réalisation du portrait c’est chercher la profondeur du coin de l’œil si cher à Giacometti et bien d’autres artistes, c’est ressentir autant que voir, c’est également entrer en contact avec ce qui ne se voit pas, percevoir autrement afin de restituer l’essentiel de cette synthèse. Je me souviens de m’être dit : je dois trouver la quintessence de son esprit visionnaire et de son charisme. Le sculpteur construit comme un architecte, un peu comme si c’était sa dernière demeure. Il a cette exigence-là. C’est un défi et cela ne dépend pas seulement de cette capacité à pouvoir relever ce défi mais, bel et bien, de l’être que l’on a en face de soi. Si le modèle s’habitue à notre regard insistant, scruteur, s’il se prête à cet exercice et surtout s’il désire s’ouvrir, alors tout y est réuni. Ce fut le cas, le président fut mon meilleur modèle. Son calme, sa présence si forte et si lointaine à la fois me donnaient le choix de rentrer en moi ou de communiquer avec lui, un modèle d’une grande rareté à la fois par sa fonction exceptionnelle mais également en tant qu’homme sensible.
Il y eut une douzaine de séances où j’arrivais une heure avant le Président, puis il posait environ deux heures et je restais une heure ou deux après son départ, m’aidant de documents photographiques. Chaque séance fut une nouvelle expérience, parfois complexe, parfois contrastée suivant les événements de l’actualité. Je me souviens d’une séance un mois après les attentats de la rue de Rennes à Paris, où je pus capter dans le regard du Président l’angoisse et les interrogations. Je ressentis l’ampleur de ses responsabilités en tant que chef de l’État et pris conscience de la catastrophe à travers ses yeux. Pour cette séance tout particulièrement, je me défendis d’intervenir sur mes corrections du buste tellement son visage changeait au fur et à mesure de ses pensées.
Il y eu d’autres séances plus sereines où nous échangions nos idées sur l’art et j’étais à chaque fois impressionnée de constater à quel point il se souvenait très précisément des détails de nos conversations.
Vers le dixième rendez-vous je lui signifiai que je pensais avoir besoin de quelques séances de plus pour achever le portrait. Le président me répondit qu’il était bien triste que les séances s’achèvent car il appréciait ces moments de tranquillité. A cet instant, il se leva et regarda longuement le buste et me dit « je suis heureux que vous ayez su ne pas caricaturer l’avancée de ma bouche comme tout le monde le fait, bravo, enfin un regard non réducteur ! »
J’entrepris de faire mouler ce buste en plâtre puis le portai à la fonderie. Je fis les retouches nécessaires aux deux cires pour apporter plus d’ombre et de lumière à certains endroits du visage. Deux bronzes furent réalisés à cette époque.
Quelques temps plus tard je fus conviée à l’Elysée pour remettre en mains propres le buste au Président. La remise du bronze fut un moment de très grande émotion pour moi et qui, je pense, fut partagé.