Au cœur de la lutte qui l’opposait à Michel Rocard, François Mitterrand assimila – afin de mieux les délégitimer – la popularité et le succès médiatique de Michel Rocard à un complot de la presse, et des médias plus généralement. L’anecdote révèle la place centrale occupée par la communication dans la lutte entre les deux hommes, Michel Rocard tentant de s’appuyer sur les sondages face aux appuis plus «traditionnels» de François Mitterrand.
Bien que son succès médiatique ne paraisse plus aussi évident aujourd’hui, Michel Rocard fut certainement l’un des premiers hommes politiques, tout particulièrement à gauche à comprendre l’importance des médias et des sondages et à soigner sa communication, et ce, dès ses débuts.
La communication politique, un nouveau champ de recherche
Par ce mémoire, nous souhaitions ainsi éclairer le champ de la communication politique, jusqu’alors peu exploré tout particulièrement en histoire. Or, l’émergence conjuguée des médias, de la personnalisation et des sondages ont profondément modifié la pratique politique depuis les années 1960.
Les hommes politiques ont dû ainsi s’adapter à ces diverses techniques et nouvelles formes politiques, favorisant l’émergence de méthodes comme le marketing politique et de nouveaux acteurs : les conseillers en communication.
Pour l’historien, l’étude de la communication politique constitue une contribution nécessaire à l’histoire culturelle du politique soulignant ainsi le rôle intense des médias et de l’opinion publique dans la construction de nouvelles formes de légitimité.
Si nous avons bien sûr attaché de l’importance aux « techniques » de la communication, en tentant notamment de comprendre les représentations que véhicule le conseil en communication, l’un des objectifs principaux de ce mémoire est de mettre en lumière les modalités d’institutionnalisation de la communication politique. A travers l’exemple rocardien, nous avons ainsi tenté de mettre en lumière comment la communication politique fondée sur une représentation bilatérale, une volonté d’interactions supplante la propagande.
Comment la communication politique vient à Michel Rocard
Nous avons ainsi mis en valeur les spécificités de Michel Rocard qui l’amènent à s’acculturer à la communication politique. Nous nous sommes intéressés longuement à la période précédant 1974 en tentant de mettre en valeur une culture spécifique propre à la Deuxième Gauche en rupture avec le « modèle républicain », acceptant ainsi très tôt la présidentialisation du régime. Cependant, si le terme « propagande » dominait jusque-là – au Parti socialiste notamment –, c’est bel et bien la communication qui est mise en avant par Michel Rocard. En effet, s’il n’y a pas de différence qualitative entre communication et propagande (la première étant considérée comme bonne et la seconde mauvaise), la première se distingue en ce qu’elle entend nouer un contact plus étroit avec une opinion publique quantifiable alors par les sondages. Cette volonté de dialogue s’inscrit tout particulièrement dans la culture politique de Michel Rocard et de la Deuxième gauche, soucieuse de tenir compte de la société civile et d’établir un contact direct avec elle.
Mais la Deuxième Gauche n’est pas seulement une culture politique, c’est aussi un réseau d’acteurs que Michel Rocard croise. Son parcours riche, bien avant 1974, le met ainsi au contact d’une série d’acteurs des médias et de la communication qui jouent un rôle essentiel dans son acculturation aux techniques du marketing politique. Ses liens étroits, souvent amicaux avec cette sphère en mouvement lui permettent ainsi de bénéficier de soutiens, de conseils et de contacts – le tout souvent gratuitement – venant d’universitaires comme Roland Cayrol ou Gérard Grunberg, de publicitaires comme Claude Marty, de journalistes comme Gilbert Denoyan et de spécialistes du management comme Pierre Zémor. Les événements aussi jouent une part décisive, et notamment l’élection présidentielle de 1969, puis sa « piqûre de rappel » législative, lui offrant une notoriété considérable – ce qui souligne d’ailleurs que la légitimité médiatique de Michel Rocard est indissociable d’une légitimité partisane – qui eût été impossible dans d’autres circonstances, et favorisant son acculturation aux médias et aux premières méthodes de communication.
Emergence d’un nouveau type d’acteurs : le conseiller en communication
Le second objectif de ce mémoire, en droite ligne avec le premier, était d’éclairer le rôle de conseiller en communication. Dans le cas de Michel Rocard, si dès l’élection de 1969, il s’entoure de Roland Cayrol et de Claude Neuschwander afin de préparer par la vidéo ses interventions télévisées, ce n’est qu’à partir de 1974, lors de son arrivée au Parti Socialiste que se met en place un groupe structuré consacré à la communication, à la tête duquel se trouveng Pierre Zémor, Jean-François Merle, Michel Castagnet. Néanmoins, ce groupe présente des spécificités claires par comparaison avec les groupes du même type à cette époque. Composé de « conseillers en communication » plus ou moins professionnels, il se distingue – et c’est ce qui constitue l’originalité de ce groupe – par la présence d’universitaires tels Jean-Luc Parodi, Gérard Grunberg, Frédéric Bon, Christel Peyrefitte et de personnalités des médias comme le réalisateur Jean Lallier, et le journaliste Gilbert Denoyan. L’étude de ce groupe de conseillers dans lequel la stratégie politique se mêle très largement à la communication, nous permet ainsi de voir les rapports entre ces différents conseillers et en particulier entre les «jusqu’au boutistes» favorables à une candidature contre François Mitterrand, en cas de candidature de celui-ci et les «légitimistes», préférant céder afin de mieux préparer l’avenir. Des rapports de force évolutifs se mettent en place suivant la stratégie politique de Michel Rocard et qui permettent de voir l’importance du conseil dans la stratégie d’un acteur politique, mais aussi de souligner toute l’amplitude d’action – en particulier d’un Michel Rocard, toujours très insaisissable comme s’en plaignent souvent ses conseillers – à l’égard de son entourage.
La communication politique : un nouvel angle d’éclairage pour le socialisme
Ce mémoire avait également pour ambition d’éclairer sous un jour nouveau l’histoire du socialisme français. L’exemple de Michel Rocard montre ainsi comment de plus en plus, en raison de la présidentialisation de la vie politique, les campagnes nationales deviennent un phénomène exogène au parti. La communication politique permet ainsi de voir émerger de nouvelles structures de conseil qui créent de nouveaux cercles autour de l’homme politique indépendamment du parti. Elle permet également aux homo noves de s’appuyer sur de nouvelles formes de légitimité qu’ils peuvent opposer à la légitimité partisane comme c’est le cas ici entre Michel Rocard et François Mitterrand. Le rôle accru des sondages vient ainsi déstabiliser l’équilibre des pouvoirs internes, sans pour autant l’inverser comme le montre l’échec rocardien au Congrès de Metz. Une époque qu’il est donc nécessaire de mettre en lumière pour comprendre les évolutions politiques contemporaines.
Nous avons souhaité éclairer une personnalité politique de première importance jusque-là laissée dans l’ombre par l’historiographie. Sans pour autant avoir l’ambition d’écrire ici une biographie de cette figure centrale du socialisme au XXème siècle, il s’agissait de montrer, en utilisant les travaux de Frank Georgi et d’Hélène Hatzfeld, l’importance de sa culture politique spécifique issue de la Deuxième gauche dans son parcours, et de montrer sa relation complexe avec le parti, fondée sur une tension continuelle entre la volonté de le conquérir, tout en restant suffisamment en marge de celui-ci pour conserver sa liberté d’action. Nous souhaitions ainsi comprendre la personnalité complexe – qui dérouta nombre de ses biographes-journalistes – de Michel Rocard et son émergence comme acteur décisif au sein du socialisme français dans les années 1970.
La part de l’autre : MR et FM
La carrière de Michel Rocard est indiscutablement liée à celle de François Mitterrand. Les deux hommes se sont longuement observés, affrontés, haïs, tant en externe (avant l’entrée de Michel Rocard au Parti socialiste) qu’en interne après 1974. Cet affrontement bien que largement mis en valeur, n’en est pas moins fondamental pour l’un comme pour l’autre. S’il peut apparaître secondaire face à des adversaires bien plus importants pour François Mitterrand comme le Général de Gaulle ou Valéry Giscard d’Estaing, l’ascension de Michel Rocard dans les années 1970 contrarie le positionnement de François Mitterrand et l’oblige à s’appuyer sur la gauche du Parti, à afficher une image également plus moderne afin de ne pas être effacé par son concurrent interne. Plus profondément, elle apparaît, par le positionnement de Michel Rocard, qui reprend en partie l’idée de rénovation intellectuelle, de modernisation, d’ouverture à la jeunesse et à l’économie de marché, comme une véritable préparation de l’affrontement de 1981.
Mais cet affrontement est surtout décisif pour Michel Rocard et pour sa communication. La présence et l’importance de François Mitterrand au sein du Parti socialiste rend la communication de Michel Rocard et ses ambitions présidentielles conditionnelles. C’est cette légitimité qu’il reconnaît – et que beaucoup reconnaissent au sein du Parti – qui l’empêche de se présenter à l’élection de 1981. Ces difficultés apparaîssent au grand jour lors de «l’Appel de Conflans», qui doit selon nous, avant tout être compris comme un échec de la stratégie politique, avant d’être mis en valeur comme un échec technique.
L’opinion et les médias : deux nouveaux acteurs clé de la vie politique
Si la communication politique est souvent perçue comme superficielle en raison du caractère souvent fanfaron de ses exécutants, ainsi que de son impact bien difficile à mesurer, elle est à la fois un témoin essentiel des mutations de la vie politique, et un accélérateur de celles-ci.
En effet, cette ascension de Michel Rocard au premier plan est incompréhensible sans la prise en compte d’un facteur grandissant : l’opinion publique. Celle-ci mesurée par les sondages – Loïc Blondiaux montre bien comment d ‘autres formes de mesures de l’opinion publiques ont précédé – est devenue un facteur quantifiable que l’on pouvait désormais opposer ou au contraire mettre en avant dans la carrière d’un acteur politique. Cette nouvelle ressource est décisive dans le cas de Michel Rocard, qui ne peut s’appuyer sur les soutiens jusque-là traditionnels que sont le parti, l’assise locale, les clientèles, un cursus honorum ministériel, etc…
Cette opinion telle que mesurée par les sondages est d’autant plus essentielle pour lui qu’elle grossit bien souvent les mutations sociales françaises. Ainsi, elle se substitue de manière croissante aux autres expressions de mesure de l’opinion qu’étaient les manifestations, les activités partisanes et syndicales. Par la mise en commun de voix les plus diverses, elle tende donc à donner une place croissante à des personnalités plus consensuelles, capables de rassembler autour de leur nom un maximum de suffrages venus d’horizons très divers.
Mais que seraient ces sondages sans relais ? Ce succès de Michel Rocard dans l’opinion est ici effectif car il est mis en avant par les médias qui se veulent plus soucieux d’autonomie et souhaite également se faire les porte-parole de cette opinion toute légitimatrice pour eux. En outre, le caractère scientifique des sondages leur apporte un aspect rassurant, un semblant de scientificité dans un monde politique où il est souvent difficile de véritablement trouver des données impartiales.
Pour coller à cette opinion publique, ils mettent ainsi en avant des problèmatiques sociales et culturelles nouvelles. Celles-ci jouent un grand rôle dans la place croissante de Michel Rocard au sein des médias. En effet, ces thématiques émergent à la suite de Mai 68, dont il a été un acteur indéniable. Or, il est un des seuls hommes politiques de premier plan à être capable de prendre en charge ces questions sans sembler faire de la récupération. En outre, l’économie, en raison du choc pétrolier, est aussi au coeur des préoccupations et des débats. Or, au sein du Parti socialiste il apparaît souvent comme un des meilleurs économistes, d’autant que le Parti est soucieux de montrer ses capacités dans ce domaine. Ces différentes thématiques créent donc un effet de priming, qui le propulse rapidement parmi les hommes politiques les plus présents médiatiquement.
Cette recherche d’autonomie les amène aussi à adopter un cadrage plus critique à l’égard des personnalités politique. L’ironie est dès lors de plus en plus de mise.
Surtout ce regard critique et un souci croissant de l’événement, poussent ces médias à s’intéresser aux luttes personnelles entre les acteurs politiques. Cette course de chevaux ou «horse race» occupe bien souvent l’essentiel de l’activité politique, les oppositions Rocard-Mitterrand étant tout particulièrement goûtées des journalistes, avec tous les dangers que cela implique pour l’image de Michel Rocard et de François Mitterrand. En septembre 1978, Michel Rocard apprend ainsi en lisant la une du Monde qu’il est officiellement candidat à l’élection présidentielle…
Une partie de campagne :la communication politique et le local
Nous avons également souhaité mettre en lumière l’intrusion de la communication politique au niveau local. Pour cela nous avons décidé de consacrer un chapitre aux modalités d’application de la communication politique lors de ses campagnes à Conflans puis dans les Yvelines. Le plan local justement nous permet d’interroger la distinction souvent faite entre communication politique et communication publique. Les deux formes de communication sont dans le cadre de notre recherche, indissociables, la promotion de la mairie de Conflans ayant souvent pour but de mettre en valeur la personnalité de son maire, comblant ainsi son déficit d’expérience.
Importance de la contextualisation
Mais la communication politique de Michel Rocard ne peut être comprise sans un éclairage de la société, des médias et de leurs évolutions, des sondages et enfin d’un contexte politique plus général. La communication politique ne peut être comprise comme un phénomène ex-nihilo, elle est largement liée à un contexte général, qui voit l’affaiblissement des structures partisanes, le rôle croissant des sondages et des médias dans le jeu politique, ainsi que l’émergence de nouvelles pratiques journalistiques. Remettre ainsi la communication politique dans son contexte général permet de la relativiser et de ne pas en faire l’élément explicatif de toute chose comme le font certains journalistes ou conseillers en communication.
Une recherche nourrie de l’interdisciplinarité
Pour mener à bien cette recherche nous avons fait appel aux recherches déjà amples en matière de communication politique, de sociologie des médias, d’anthropologie, de linguistique. Les théories de l’agenda nous ont ainsi permis de comprendre, comment certains thématiques dans l’ère du temps pouvaient favoriser Michel Rocard et le rendre plus audible auprès des journalistes et par le grand public. Le concept de « légitimation par les médias » nous a aussi permis de montrer comment l’élection présidentielle de 1969 lui permit, malgré son faible score, d’apparaître comme un acteur politique de premier plan.
En histoire, les recherches sont bien plus rares, à l’exception notable de l’ouvrage La France dans les yeux de Christian Delporte. Néanmoins, les rapports entre médias et politique ont fait l’objet de nombreuses recherches qui seront autant de sources d’inspiration. L’étude de l’opinion publique a également donné lieu à beaucoup de recherches pionnières en histoire. Les sondages modifient considérablement la notion d’opinion publique contribuant à en faire un acteur essentiel du jeu politique.. D’ailleurs dans cette étude des rapports entre l’homme politique et l’opinion, comme le souligne Jean-François Sirinelli : « si la science politique a souvent tendance, sur un tel sujet, à privilégier la relation pouvoir qui agit-opinion qui réagit, les sciences de la communication prêteront plutôt attention au trait d’union, au propre comme au figuré, au cœur de cette relation. D’une certaine façon, c’est la discipline historique, et plus particulièrement à l’un de ses branches en développement, l’histoire culturelle du politique, de reconstituer l’ensemble de la chaîne : en d’autres termes, le pouvoir et l’opinion mais aussi les vecteurs culturels qui, en démocratie, pèsent sur les interactions entre l’un et l’autre. » Cette recherche se place donc dans le champ de l’histoire culturelle du politique, avec pour objectif de mieux éclairer le politique par l’intermédiaire de facteurs périphériques, mais influant considérablement sur l’organisation du jeu politique.
Des sources inédites
Cette recherche n’aurait bien sûr pas été possible sans les archives de Pierre Zémor, conseiller en communication de Michel Rocard de 1974 à 1988. Outre ce fonds que nous avons nous-mêmes classé, nous avons pu nous appuyer contre toute attente sur le fonds Michel Rocard de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, qui après consultation s’avère être en réalité le fonds du cabinet de Michel Rocard jusqu’en 1981. Il s’agit d’un fonds extrêmement riche conservant une très large partie de la correspondance de Michel Rocard sur cette période, ainsi que ses activités dans le cadre du Parti et de ses mandats. Nous sommes aussi largement appuyés sur les archives audiovisuelles de l’Inathèque de France, consultant la majeure partie des interventions de Michel Rocard sur la période, ainsi que d’autres acteurs politiques. Nous avons également consulté les archives de l’OURS et de la Fondation Jean Jaurès, auxquelles nous avons fait largement appel tout au long de ce travail. Enfin, nous avons réalisé près d’une trentaine d’entretiens oraux qui nous ont aussi été d’un apport essentiel.