Dans la dernière Lettre de l’IFM nous avons publié la note concernant l’entretien entre François Mitterrand (alors Président de la FGDS) et Antonín Novotný, vu du côté Tchécoslovaque. Nous publions ici le verbatim établi par Claude Estier.
François Mitterrand, accompagné de Claude Estier, a séjourné du 11 au 14 novembre à Prague où il était l’hôte de l’Association Tchécoslovaque pour les Relations Internationales. Durant ce séjour, il a eu une série d’entretiens, notamment avec M. Antonin Novotny, Président de la République et Premier Secrétaire du Parti Communiste, M. Koucky, Secrétaire du Parti Communiste, M. Pudlak, Premier Vice Ministre des Affaires Etrangères, M. Caudelka, Premier Vice Ministre des Finances, ainsi qu’avec MM. Skoda, Vice Président de l’Assemblée Nationale et Kriegel, Président de la Commission des Affaires Etrangères.
En dehors des problèmes économiques propres à la Tchécoslovaquie, ces conversations, ainsi que la conférence suivie d’un débat que François Mitterrand a donnée à l’Institut de Politique Internationale, ont porté essentiellement sur les problèmes européens. Elles ont fait apparaître nettement les deux préoccupations majeures qui sont actuellement celles des dirigeants tchécoslovaques : d’une part la crainte d’une renaissance du danger allemand qui est pour ces dirigeants une véritable obsession, d’autre part le souci d’établir les bases d’une large coopération internationale, l’industrie tchécoslovaque, à la fois puissante et extrêmement diversifiée, étant aujourd’hui dans la nécessité absolue de trouver des marchés bien au-delà du bloc socialiste.
Voici un résumé succinct des principaux entretiens.
A – Entretien avec M. Novotny
L’entretien entre le Président Novotny et François Mitterrand s’est prolongé pendant près de trois heures.
François Mitterrand a exposé en détail la position de la F.G.D.S. sur l’organisation de l’Europe. Il a insisté sur la réalité que représente le Marché Commun et sur le fait que la sécurité de la France n’étant pas à nos yeux assurés par la force de frappe, on ne peut à la fois demander à la France de quitter l’Alliance Atlantique et de ne pas faire l’Europe. Il faut donc partir du Marché Commun, l’élargir par l’entrée de la Grande-Bretagne, développer ses compétences, et à partir de là jeter les bases d’une nouvelle coopération avec les pays de l’Est. Les deux politiques sont complémentaires. La Fédération veut elle aussi développer l’amitié avec les pays de l’Est, mais elle veut lui donner un contenu concret.
M. Novotny : nous savons que la Fédération représente la gauche progressiste et que De Gaulle sera probablement battu aux prochaines élections. C’est pourquoi nous attachons une particulière importance à tout ce que vous ferez en faveur de la sécurité collective. Nous sommes prêts à appuyer toute initiative en ce sens, le fondement de notre politique étant d’aboutir à la coopération entre les peuples dans tous les domaines.
F. Mitterrand rappelle qu’il a pris position, il y a deux ans déjà, pour la disparition simultanée des deux pactes militaires, l’établissement d’un pacte de sécurité collective et la mise en application des dernières propositions Rapacky. Il s’agit aujourd’hui, encore une fois en partant du Marché Commun élargi, d’aller au-delà de la simple coexistence pacifique pour organiser entre la France et les pays de l’Est une coopération technique et technologique sérieuse, prélude à un futur accord organique de l’Europe tout entière qui est un objectif à 15 ou 20 ans, mais auquel les esprits ne sont pas encore préparés. Pour concrétiser cette ambition, il serait d’ores et déjà possible d’aller beaucoup plus loin dans les échanges commerciaux entre nos pays.
M Novotny : nous sommes d’accord pour l’établissement d’un système de sécurité collective en Europe. Notre système est fondé sur l’alliance avec l’Union Soviétique, de même pour la coopération économique, scientifique et technique. Jusqu’ici nous avons travaillé presque exclusivement avec les pays socialistes, mais aujourd’hui nous voulons faire davantage. Nous voulons, en particulier, développer nos accords avec la France, à condition que l’on veuille bien reconnaître notre processus de production socialiste, qui est d’ailleurs en pleine mutation.
F. Mitterrand : Il ne suffit donc pas de posséder la technique la plus éprouvée, encore faut-il avoir un marché et c’est pour construire ce marché que nous pouvons unir nos efforts.
M. Novotny : Nous avons en effet beaucoup de possibilités, mais nous ne disposons pas d’assez d’espace dans le cadre de nos frontières, d’où la nécessité de résoudre le problème de l’Europe. C’est ici que se pose pour nous la question allemande. Nous sommes inquiets de la renaissance de tendances néo-nazies en Allemagne, que les Américains pourraient encourager dans une préoccupation anti-communiste. D’où la nécessité absolue de parvenir à une organisation de sécurité de toute l’Europe.
F. Mitterrand : La France a le devoir de protéger son avenir. En fait, vous ne lui proposez aucun système de rechange.
M. Novotny : Nous comprenons très bien que si vous sortiez du Pacte Atlantique, vous ne pourriez pas adhérer au Pacte de Varsovie. Mais nous ne considérons pas celui-ci comme immuable. Je viens de dire à Moscou que nous sommes, nous aussi, pour la suppression des deux pactes et la recherche d’un autre système de sécurité. Pourquoi ne pas le chercher ensemble ? Pourquoi ne pas commencer par un accord entre la France et la Tchécoslovaquie dans le domaine international, économique, technique, etc.. ? Pourquoi ne pas engager un échange de vues, alors que vous êtes encore dans l’Alliance Atlantique, et nous dans le Pacte de Varsovie ?
F. Mitterrand : C’est tout à fait mon opinion.
M. Novotny : Il faut sans attendre entreprendre des démarches. Aucun obstacle ne doit nous empêcher de chercher les voies de la sécurité en Europe, d’autant plus que dans le cadre d’une Europe unifiés, la question allemande elle-même pourrait trouver sa solution. La politique de la coexistence pacifique est une grande idée qui se frayera un chemin à travers les frontières, les obstacles et les difficultés.
F. Mitterrand : Il faut organiser la coexistence pacifique, lui donner un contenu. Les années ont passé depuis le XXe Congrès. Il faut maintenant qu’il y ait des traités, des échanges, que la coexistence pacifique ne soit pas seulement une disposition d’esprit.
M. Novotny : Tout à fait d’accord.
F. Mitterrand : Votre pays est bien placé, mieux que l’U.R.S.S. elle-même pour prendre des initiatives dans ce sens. Si nous étions nous-mêmes au pouvoir en France, nous chercherions à donner l’exemple par un accord concret entre la France et la Tchécoslovaquie.
B – Entretiens avec M. Novotny, et avec le Vice-Ministre des Affaires Etrangères.
Ces deux entretiens ont permis de développer les sujets évoqués avec le Président Novotny, et de confirmer le désir des dirigeants tchécoslovaques de trouver une ouverture vers l’Ouest, et en particulier vers la France.
Le Vice Ministre des Affaires Etrangères a longuement exposé le problème que pose à la Tchécoslovaquie le voisinage de l’Allemagne de l’Ouest. Il a déploré que les industriels Ouest Allemands soient plus actifs que les Français pour conclure des accords commerciaux avec les firmes tchécoslovaques. Il a parfaitement admis que la réalité du Marché Commun, le fait qu’il ne pouvait être question pour la France d’en sortir, mais il a en même temps déploré que le Marché Commun ait, par définition, un caractère discriminatoire à l’égard des pays qui n’en sont pas membres, et il a insisté à son tour pour que les pays de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe de l’Est sachent unir leurs efforts pour ne pas voir s’agrandir le fossé technique et technologique qui les sépare de la puissance américaine.
C – Entretien avec le Vice Ministre des Finances
Celui-ci a exposé en détail, comme l’avait fait M. Novotny, les bases du nouveau système économique appliqué en Tchécoslovaquie depuis le début de 1966. Le premier objectif de la réorganisation entreprise dans l’industrie est de mettre fin à une centralisation excessive qui était devenue un frein pour le développement de l’économie. On a donc réparti les compétences aux divers échelons, créé des entreprises décentralisées, qui doivent se soumettre aux directives du Plan dans le domaine des investissements, mais qui disposent d’une large autonomie dans leur production. Elles versent une partie de leurs « bénéfices » à une Caisse d’Etat, le reste étant réparti entre le fonds des Salaires et les investissements. Il s’agit de substituer progressivement la notion de rentabilité à celle de subvention.
Dans le même esprit la possibilité est actuellement donnée aux entreprises et aux coopératives de vendre directement en concurrence avec le commerce d’Etat, ce qui doit permettre d’agir sur les prix et sur la qualité des marchandises.
Le Vice Ministre a également exposé avec franchise les difficultés qu’ont connues les coopératives agricoles. De nouvelles méthodes sont aussi recherchées dans l’agriculture pour augmenter la production.
D’une façon générale, les responsables de l’économie tchécoslovaque semblent en être à l’idée que le Plan doit avoir surtout un caractère indicatif (ils sont à cet égard vivement intéressés par la conception du Ve Plan Français, et même par l’idée des contrats d’entreprises). Ils pensent que l’essentiel pour l’économie socialiste est de tenir le crédit et les investissements, mais qu’à partir de là, il convient de laisser une certaine place à l’initiative et à la concurrence. Le Vice Ministre n’a pas hésité à dire que si l’on avait aujourd’hui à repartir à zéro, mais compte tenu des expériences faites, on éviterait sans doute de nationaliser l’artisanat et le petit commerce, ce qui a coûté très cher à l’Etat, mais qui pouvait difficilement être évité eu égard aux conditions politiques dans lesquelles le régime communiste s’est installé en 1948.
Le Vice Ministre des Finances a également évoqué le problème des échanges commerciaux avec la France. Il a estimé que le récent accord conclu lors de la visite du Premier Ministre, M. Lenart, en France restait très limité et que l’on pourrait faire beaucoup plus, notamment dans le domaine de l’industrie mécanique.
CONCLUSION
Au cours de tous ces entretiens, il est apparu que, tout en portant un intérêt à certaines prises de position du Général De Gaulle, les dirigeants tchèques n’étaient pas dupes du caractère conservateur de la politique gaulliste, et qu’ils attachaient une particulière importance à la démarche de la Fédération de la Gauche qu’ils considèrent comme leur interlocuteur de demain.
Le 15 novembre 1967.