Le 27 avril 1994 l‘ANC remporte les premières élections générales multiraciales et Nelson Mandela devient le premier Président de la République d’Afrique du Sud. Il prête serment le 10 mai 1994. A cette occasion le Président François Mitterrand lui rend hommage dans un article intitulé » Mandela par Mitterrand » paru dans « l’Evénement du Jeudi » le 5 mai 1994.
Les images de la libération de Nelson Mandela le 11 février 1990 avaient provoqué une émotion profonde dans l’opinion internationale. J’en avais moi-même été frappé. Nelson Mandela avait toujours la stature haute. Mais comment reconnaître, sur ce visage émacié marqué par vingt-sept années de captivité, le militant des années cinquante qui avait, avec Olivier Tambho, ouvert le premier cabinet d’avocats noirs de Johannesbourg ? Le monde découvrait un homme fort différent des rares portraits d’avant son incarcération.
Pourtant, malgré les traces laissées par tant de privations, une détermination intacte se lisait dans son regard, tempérée cette fois par l’expérience. Nulle trace d’animosité. Une force émanait de sa personnalité, mélange de tolérance et de foi en l’avenir de son pays, qui imposait immédiatement le respect à ses interlocuteurs.
Au moment où la démocratie est enfin instaurée en Afrique du Sud, on peut mesurer le long chemin parcouru !
Cela a été rendu possible par un véritable miracle politique, coup de pouce au destin, la rencontre de deux fortes personnalités que tout aurait dû opposer, Nelson Mandela et Frederik De Klerk, et qui ont su surmonter les haines du passé, se parler, développer en patriotes sud-africains. Une vision commune de l’avenir. C’est ce qui m’était apparu lorsque, reçus à ma table à l’Elysée le 3 février 1992, ils avaient partagé pour la première fois un déjeuner en commun. Déjà auparavant, en juin 1990 et juillet 1992, Roland Dumas avait reçu Nelson Mandela à la Celle Saint Cloud.
On ne soulignera jamais assez cet instant magique durant lequel l’intérêt supérieur de la nation et ici, de l’humanité, dépasse les clivages les plus profonds et rompt avec une sorte de malédiction. Une révolution s’est enclenchée avec la rencontre de ces deux hommes. Aucun Prix Nobel de la Paix n’a été si mérité.
Au cours de mes rencontres avec Nelson Mandela et de nos discussions, j’ai pu apprécier les dimensions humaines et politiques de l’homme d’Etat. Humilité, réalisme et pragmatisme sont les traits marquants de son action, sans pour autant qu’il se soit jamais détourné de l’objectif de toute sa vie : la restauration de la dignité de ses concitoyens dans le respect mutuel des différences et dans le cadre de l’Etat sud-africain.
Le processus de négociation constante mis en oeuvre par Nelson Mandela et soutenu par Frederik De Klerk explique pour une large part l’aboutissement du processus de démocratisation. Il faut imaginer les efforts et l’énergie déployés, sur un fond de violence parfois aveugle, parfois délibérée, pour surmonter chaque obstacle. Une telle tension aurait lassé la patience de bien d’autres, fait le lit de la démagogie, entraîné la rupture. Le ralliement de l’Inkhata de Mangosuthu Buthlezi au processus électoral témoigne de la justesse de cette stratégie.
La situation demeure fragile car elle reprise encore sur ces deux hommes d’exception. D’immenses espoirs ont été soulevés. Satisfaire les espérances des populations sera une tâche gigantesque. Le terrain reste propice au développement des extrémismes de tout bord, ce qui imposera aux dirigeants sud-africains une vigilance de tous les instants.
Mais j’ai confiance dans l’avenir de ce pays. Ses atouts sont nombreux. Il est grand et riche. Il dispose d’hommes et de femmes de bonne volonté, et d’une véritable identité nationale sud-africaine où chaque communauté est maintenant en mesure d’apporter sa contribution à l’édifice. Cette Afrique du Sud à laquelle j’adresse tous mes voeux constituera, j’en suis convaincu, un des premiers pôles de développement économique et social de l’Afrique.
Nelson Mandela nous a donné un exemple de volonté, d’humanisme et d’intelligence politique dans le plus noble sens de ce terme. Je lui souhaite, et à tous ses compatriotes, le meilleur succès dans son entreprise. La France, terre des droits de l’homme, ne ménagera pas son soutien pour éradiquer les dernières conséquences de ce régime d’un autre âge qu’était l’apartheid, et sera aux côtés de la nouvelle Afrique du Sud.
François Mitterrand
Le 5 mai 1994