Sur le plan diplomatique, le moment est plutôt bien choisi. Le Premier ministre conservateur, Margaret Thatcher et le président socialiste, François Mitterrand se connaissent bien, ils se sont rencontrés 9 fois avant ce voyage officiel et, malgré leurs divergences idéologiques, ils ont su faire preuve de solidarité sur des dossiers importants comme la crise des euromissiles ou la guerre des Malouines pour laquelle la France apporta son soutien à la Grande-Bretagne. Le dialogue fut en revanche plus difficile au sujet de l’Europe. Depuis son arrivée au pouvoir en 1979, Margaret Thatcher exigeait le remboursement de 70% de ses versements au budget communautaire destinés essentiellement au financement de la PAC, un montant jugé trop élevé par ses partenaires européens, en premier lieu par la France qui s’y opposait fermement. La situation fut débloquée au sommet de Fontainebleau en juin 1984. Sur l’initiative de François Mitterrand, soutenu par Helmut Kohl, un accord fut trouvé sur la base d’un remboursement de 66%. Ce dénouement fit retomber les tensions au sein de la communauté et permit une relance européenne. Si les relations entre les dirigeants se sont améliorées par la suite, les impressions laissées auprès des opinions publiques n’en demeuraient pas moins négatives. À la veille de la visite officielle, les Britanniques estiment toujours que les Français essaient avec détermination et succès de bloquer leurs intérêts sur la scène européenne1. Mais les critiques françaises se concentrent essentiellement sur la personne de Margaret Thatcher devenue très impopulaire en raison de ses positions sur l’Europe et de son intransigeance à l’égard des républicains irlandais et des mineurs grévistes. Pour compléter cette analyse, il convient d’ajouter que ni François Mitterrand ni Margaret Thatcher ne bénéficient dans leur pays respectif d’une cote de popularité élevée. Les politiques d’austérité engagées en Grande-Bretagne depuis 1979 et en France à partir de 1984 ont provoqué une montée des mécontentements : à la veille de la visite officielle, 38% des Français font confiance à François Mitterrand et Margaret Thatcher obtient 41% d’opinions favorables dans son pays[[Sofres, Opinion publique. Enquêtes et commentaires. 1985, Paris, Gallimard, 1985, p. 143.
Sondages Ipsos Mori www.ipsosmori.com/researchpublications/researcharchives/2437/Political Monitor-Satisfaction Rating 1977-1987.]]. Dernière précision qui a son importance, le déplacement du président intervient 11 jours après un attentat manqué contre le Premier ministre britannique perpétré par les forces de l’IRA à Brighton. C’est donc dans ce climat morose et relativement tendu que les dirigeants français et britanniques s’apprêtent à célébrer l’amitié séculaire entre les deux pays.
La visite s’est-elle déroulée selon les vœux des organisateurs ? Ont-ils réussi par cette grande manifestation d’amitié à revitaliser l’Entente ? Pour répondre à ces questions, nous reviendrons tout d’abord sur la préparation de la visite, puis le déroulement du séjour sera analysé à partir de ses temps forts et de leur couverture médiatique, enfin nous nous arrêterons sur les retombées immédiates du séjour et sur sa signification au regard des relations franco-britanniques.
L’organisation du voyage officiel : une longue et minutieuse préparation
Les dates de la visite d’Etat de François Mitterrand en Grande-Bretagne ont été arrêtées au mois de décembre 1983. Sa conception et son organisation furent confiées du côté britannique aux services du Lord Chambellan, en charge des activités de la Cour et, du côté français, à l’ambassade de France en Grande-Bretagne et aux services du Protocole2. Avant l’événement, un livret est remis à chaque invité comportant la description du séjour et des consignes (emplacements à respecter lors des manifestations, tenues vestimentaires exigées). Comme le montre le travail préparatoire, le séjour est pensé et organisé dans les moindres détails, il impose un programme particulièrement lourd, ne laissant aucune place à l’improvisation : les manifestations s’enchaînent les unes derrière les autres sans temps mort. Voyons maintenant comment s’est déroulé ce séjour.
Magnifier l’événement : l’Entente cordiale mise en spectacle
L’arrivée du chef de l’Etat constitue toujours le premier temps fort d’un voyage officiel. Commentée depuis Paris par Léon Zitrone, l’arrivée du président est retransmise en direct sur TF13. Le dîner de gala offert le soir même par la reine au Palais de Buckingham célèbre aussi avec faste et solennité l’entente séculaire de deux peuples aux cultures politiques différentes[[De nombreux titres mettent en avant cette différence culturelle: « Un carrosse pour Mitterrand », Le Matin, 24 octobre 1984. « La République reçue comme une reine », 3e titre du JT d’Antenne 2, 13h. INA. « Mitterrand, trois jours avec Elisabeth », Le Figaro, 23 octobre 1984. « La voie royale du président », Le quotidien de Paris, 24 octobre 1984. « Carrosses et grenadiers pour Mitterrand à Londres », Le quotidien de Paris, 24 octobre 1984.
]]. Pour la première fois, la BBC en a retransmis en direct le moment le plus symbolique où le président de la République lève un toast en l’honneur de la reine.
Lors de la seconde journée plus « politique », le discours devant les membres du Parlement constitue un autre grand moment de la visite. Dans une ambiance très solennelle, le président fait l’éloge de la démocratie anglaise et s’exprime sur les grandes affaires du monde. Les médias relèvent deux passages importants : l’appel lancé par le président aux Etats-Unis et à l’URSS pour reprendre les discussions sur la réduction des armements, et l’espoir de voir les Britanniques s’engager davantage dans la construction européenne. Les journaux télévisés montrent ensuite l’arrivée du président au 10 Downing Street pour un entretien avec Margaret Thatcher. Les conversations ont porté sur les problèmes européens et sur l’Argentine, mais rien n’est dit que l’on ne sache déjà. Les discussions politiques n’étant pas l’objectif du voyage, les médias ne s’y attardent pas. Pour respecter le caractère protocolaire de la visite, rien de très nouveau ne doit être annoncé, les négociations diplomatiques se font ailleurs, dans le cadre des sommets ou de rencontres plus informelles.
Il existe donc une entente tacite entre les acteurs politiques et les médias pour ne pas déformer le sens de la visite, mais il s’agit d’un accord de principe qui peut à tout moment être rompu en fonction des événements. Ce fut notamment le cas au cours de ce séjour à la suite d’un incident sur lequel il convient de s’arrêter.
« Une bombe entre Paris et Londres »4. L’incident et l’emballement médiatique
Les faits remontent au mardi en fin d’après-midi. Quelques heures avant la réception organisée en l’honneur de la communauté française à l’ambassade de France, les policiers britanniques ont découvert deux charges explosives sans détonateur, cachées dans les jardins de la résidence. Les deux bombes avaient été dissimulées par un artificier français, appartenant aux services de sécurité du président. Par ce geste, l’agent aurait voulu tester l’efficacité des chiens de ses homologues britanniques. Mais la plaisanterie ne fut pas du goût de Scotland Yard une semaine après l’attentat de Brighton. Les policiers britanniques identifièrent rapidement l’auteur du canular et décidèrent après enquête de révéler l’affaire par un communiqué, accusant les services de sécurité français d’avoir voulu les piéger. Les réactions ne se firent pas attendre au sein de la classe politique britannique : « Il s’agit de l’un des actes les plus idiots et les plus inacceptables […] après ce qui s’est passé à Brighton, c’est vraiment, complètement, écœurant », déclare, le soir même, George Foulkes, responsable des Affaires européennes au parti travailliste5. L’agent de sécurité est comparé à l’inspecteur Clouseau de la Panthère rose, connu pour ses multiples bévues. Colère et sarcasmes des médias, indignation et embarras dans les milieux officiels, du côté français, la consternation est totale. Prises de court par l’emballement médiatique, les autorités tardent à réagir. La première réaction officielle vient de Paris et non de Londres. L’AFP diffuse dans l’après-midi du jeudi un communiqué du ministère de l’Intérieur qui dément fermement la version britannique, affirmant que les deux charges explosives ont été déposées dans le cadre d’un exercice réalisé avec l’accord des services britanniques. « Faux ! » rétorque Scotland Yard… Face à ces deux versions contradictoires défendues avec aplomb, les médias français se gardent bien de prendre parti et tentent plutôt de comprendre les réactions britanniques. Trois explications sont avancées : les vieux sentiments anti-français ressurgissant à la moindre escarmouche ; le traumatisme de l’attentat de Brighton ; enfin, un vieux contentieux entre policiers français et britanniques : l’affaire remonterait au mois de juin lorsque les agents de sécurité français qui accompagnaient à Londres le président de la République au sommet économique furent contraints par leurs homologues britanniques de déposer leurs armes à leur arrivée.
Les Français tentent de relativiser l’affaire. Le jeudi soir, l’ambassade de France en Grande-Bretagne sort de son silence et qualifie l’incident de « regrettable malentendu »6. Les commentateurs exposent les deux versions française et anglaise et soulignent le caractère absurde de l’incident. Mais tout le monde en convient, l’affaire de l’ambassade ne doit pas éclipser le reste du voyage. Les journaux télévisés enchaînent avec la suite de la visite marquée le jour même par l’escale à Dartmouth et Bowood, derrière étape du séjour. Cette troisième partie plus historique a un effet réparateur, le retour sur le passé permet de rappeler la solidité des liens franco-britanniques.
Retour à la normale
Les journaux télévisés montrent en images l’excursion à Dartmouth. François Mitterrand apparaît entouré d’une délégation d’anciens Résistants et d’officiers de la Marine à bord d’une vedette effectuant une promenade dans la rade du port. Filmé en contre-plongée, un plan moyen montre le président à l’avant du bateau, discutant avec le commandant David Birkin qui conduisait la vedette en 1944 qui le ramena en France7.
En effet, dès le lendemain, la poussée de fièvre anti-française semble retombée. L’humour reprend le dessus : « Bomb voyage ! », titre le Daily Express8. Le voyage n’a pas freiné pour autant les discussions entre Paris et Londres, ni les mesures concrètes pour rapprocher les deux peuples. En témoigne le coup d’accélérateur donné à la construction du Tunnel sous la Manche auquel le président a rappelé son attachement durant sa visite. Au sommet franco-britannique le 30 novembre, François Mitterrand et Margaret Thatcher demandent à un groupe de travail d’élaborer sous trois mois des directives et un cahier des charges pour la construction d’un « lien fixe transmanche » (tunnel ou pont) et s’entendent sur son mode de financement exclusivement privé. Le 26 janvier 1986, le choix se porte sur le tunnel, sa construction débute 15 décembre 1987 concrétisant un vieux rêve de deux siècles…
Conclusion
En 1903, le roi Edouard VII avait réussi lors de sa visite à Paris, à retourner l’opinion publique française en sa faveur. Hué à son arrivée, il fut acclamé à son départ. Ce retournement de l’opinion avait ouvert la voie à l’Entente cordiale signée l’année suivante. Certes, le contexte n’était pas le même. La volonté de rapprochement des deux côtés de la Manche était d’une part très forte face à la menace allemande. D’autre part, seule la presse existait pour couvrir l’événement et elle n’avait pas encore à l’égard du pouvoir politique l’autonomie que les médias ont progressivement acquise au cours du XXe siècle. Comme l’ont souligné Daniel Dayan et Elihu Katz dans un livre pionnier, la réussite d’un voyage officiel repose sur une interaction positive entre le pouvoir, les médias et l’opinion9.
- Ian Davidson, « La France comme pivot », Financial Times, 22 octobre 1984. Archives de Nathalie Duhamel, 5AG4/ND 75, dossier 1.]]. Ils constatent, par ailleurs, non sans amertume que la France affiche avec éclat sa préférence pour l’Allemagne[[« Europe Nuclear’s Triangle », The Times, 24 octobre 1984, p. 9. Interview accordée au président peu de temps avant sa visite publiée dans cette édition.]], un attachement que le président et le chancelier ont rappelé symboliquement un mois plus tôt, le 22 septembre, lors de la commémoration du 70e anniversaire de la bataille de Verdun. De leur côté, les Français condamnent tout autant l’attitude de leurs voisins à l’égard de l’Europe : en mars 1984, une personne interrogée sur deux souhaitait que l’Angleterre sorte de la CEE[[ Opinion majoritaire chez les agriculteurs (58%), les petits commerçants (60%) mais aussi les catégories les plus favorables à l’Europe (cadres et sympathisants de l’UDF : 49%) et dans les partis politiques (52% au PS, 54% au PC, 54% au RPR, 49% UDF). Sondages Ipsos Mori, juin 1984, p. 239.
- Notamment Jacques de la Ferrière (chef du protocole). Services du Protocole, 5AG 4/12923. Archives nationales.]]. À l’Élysée, plusieurs conseillers ont assuré la liaison entre ces différentes instances et le président : Hubert Védrine, conseiller technique pour les affaires internationales, Jean Musitelli, chargé de mission pour les relations extérieures, Elisabeth Guigou, conseillère aux Affaires européennes. Lors d’une réunion à Londres au début du mois de juin, sir Johnston, responsable des visites officielles au Palais de Buckingham remit à l’ambassadeur de France, Emmanuel Jacquin de Margerie, un projet pour le programme du séjour[[Télégramme de l’ambassadeur, 1er juin 1984. Ibid. 5AG 4/12923. ]]. Les échanges entre Paris et Londres se poursuivirent tout l’été et la version définitive fut arrêtée dans la première semaine de septembre au retour de la mission préparatoire[[Lettre de Jacques de la Ferrière. 10 septembre 1984. Une mission préparatoire, composée de 15 personnes, se rend à Londres du 5 au 7 septembre. Ibid. 5AG 4/12923. ]]. La visite s’ordonnait le premier jour, le mardi, autour de cérémonies et de réceptions avec la famille royale et la communauté française de Londres. Lors de la seconde journée plus « politique », le président s’adresserait aux deux chambres du Parlement, réunies dans la Grande Galerie du Palais de Westminster. L’après-midi, il aurait un entretien avec Madame Thatcher, puis avec M. Kinnock, le leader du parti travailliste. Pour célébrer l’anniversaire du Débarquement, le président s’arrêterait à l’Abbaye de Westminster devant la dalle de Winston Churchill et se rendrait à Carlton Gardens, le siège de la France libre pendant la guerre. Mais c’est au cours de la troisième journée, traditionnellement réservée à des visites à l’extérieur de Londres, que le caractère historique du séjour serait mis en relief. À la demande de l’Élysée, le président de la République se rendrait dans la matinée à Dartmouth. Depuis ce petit port de Cornouailles, situé au sud du Devon, il avait rejoint une nuit de février 1944 la France occupée à bord d’une vedette rapide, après avoir effectué une mission de la Résistance. Cette visite permettait à François Mitterrand de revenir sur son passé de résistant et de témoigner plus personnellement sa reconnaissance à l’Angleterre. L’après-midi, il visiterait le château de Bowood qui avait appartenu au marquis de Lansdowne, l’un des principaux artisans de l’Entente cordiale. Le séjour comprenait également un volet culturel : une rencontre avec le sculpteur Henry Moore fut inscrite au programme. La réussite d’un voyage officiel dépend en grande partie de sa couverture médiatique. La presse, la radio et la télévision permettent au plus grand nombre de suivre au jour le jour toutes les étapes de la visite. Tout voyage officiel repose par conséquent sur une étroite collaboration entre le pouvoir et les médias. L’intervention de ces derniers nécessite l’installation d’un lourd dispositif qui se fait en concertation avec les organisateurs. Évelyne Richard, chargée de mission au service de presse de l’Elysée, fut chargée de cette tâche. 70 journalistes furent accrédités pour couvrir la visite officielle du chef de l’Etat[[36 journalistes pour la presse dont 6 pour la presse étrangère (11 étant sur place), 9 pour la radio, 17 pour la télévision (dont 11 sur place), 8 photographes (dont 3 sur place) et 18 techniciens. Archives Évelyne Richard. 5AG 4/ER10, dossier 1. Archives nationales.]]. Sur place, l’hôtel Cumberland a été choisi comme centre de presse[[Les journalistes y disposaient d’une salle de briefing et de rédaction, de 8 téléphones internationaux, un télex récepteur AFP, un poste de télévision, un bureau pour la permanence du service de presse de l’ambassade. Trois chambres voisines y accueilleraient 4 circuits radio, deux télex, une ligne téléphoto et un laboratoire photo. Ibid. 5AG 4/ER10, dossier 1.]]. Chaque moment du séjour doit être couvert par un « pool média » constitué d’un groupe de journalistes, de photographes et de techniciens dont le nombre varie selon les manifestations. Le grand dîner au Palais de Buckingham, le discours devant le Parlement et l’escale à Dartmouth sont considérés comme les trois temps forts du séjour sur le plan médiatique[[30 pour le discours devant le Parlement, 22 pour le dîner au Palais Buckingham et 17 à Dartmouth. Ibid. 5AG 4/ER10, dossier 1.]]. Les emplacements des équipes pour chaque manifestation ont été déterminés lors de la mission préparatoire[[Evelyne Richard, William Lepetit (logistique presse), Simon Drai (presse télévision) participèrent à la mission. Ils se rendent sur les lieux du séjour (notamment à Dartmouth et Bowood). Lettre de Jacques de la Ferrière, 10 août 1984. Services du Protocole, 5AG 4/1293. Archives nationales.]]. Intervenant 11 jours après l’attentat contre Margaret Thatcher à Brighton, le déplacement du chef de l’Etat nécessita des mesures de sécurité exceptionnelles. La France obtint que le président soit escorté par des gardes du corps armés. De leurs côtés, les Britanniques ont déployé un service d’ordre impressionnant : hommes de la sécurité perchés sur les toits, soldats du Special Air Service (SAS), brigade antiterroriste de Scotland Yard. Le Président Mitterrand se rendrait à Londres accompagnés d’une délégation officielle composée de 12 personnes, le nombre ayant été fixé par la Cour[[Claude Cheysson, Pierre Joxe, Roland Dumas, Jacques Attali, Emmanuel Jacquin de Marjerie et Madame, Henry Delisle, Robert Pontillon, Michel Vauzelle, Jacques de la Ferrière, Hubert Védrine et Elisabeth Guigou. Ibid. 5AG 4/12923.
- Arrivée de François Mitterrand à Londres. TF1. 23 octobre 1984. INA]]. Le moment est d’autant plus intéressant pour les chaînes télévisées qu’il se déroule en Angleterre où le faste déployé par la monarchie est particulièrement télégénique. Le cérémonial imposé par la Couronne fait de cette première étape du séjour un spectacle haut en couleur : tapis rouge et tenture de soie dorée, régiments de grenadiers, cavalerie des Horse Gards, arrivée des carrosses, le folklore de la vieille Angleterre est toujours observé avec amusement et fascination[[Ibid.]]. Le rituel de l’arrivée s’organise autour de plusieurs séquences inchangées depuis le voyage du général de Gaulle. Il se fonde sur la répétition de gestes, de comportements, de mouvements du corps porteurs de significations. Accueilli à l’aéroport de Gatwick par le duc et la duchesse du Kent, le président effectue en train le trajet jusqu’à la gare de Victoria où l’attend la famille royale. Devant les caméras de télévision, le président Mitterrand, en jaquette noire et pantalon gris, se plie à l’exercice : à sa descente de train, il salue la reine, les membres de la famille royale et Margaret Thatcher. Il fait quelques pas aux côtés d’Elisabeth, puis les deux chefs d’Etat s’arrêtent pour écouter la Marseillaise. Il passe ensuite en revue la garde des grenadiers. Puis, il monte aux côtés de la souveraine dans un premier carrosse. Danielle Mitterrand, manteau noir et serre-tête de vison, s’installe dans le second, aux côtés du duc d’Edimbourg et 7 autres voitures attelées attendent les membres de la délégation officielle. Escorté par le régiment des Horse Gards, le cortège s’avance sur le Mall pavoisé aux couleurs tricolores de la France et de l’Angleterre et se dirige vers le Palais de Buckingham. Par son caractère répétitif, le rituel de l’arrivée fait le lien entre le passé et le présent, il montre ainsi la continuité de l’Entente cordiale, garantit sa stabilité et renforce sa légitimité. Marc Abélès note que « le rite repose sur un système de symboles et de valeurs derrière lequel l’individu (les acteurs politiques) s’effacent »[[Marc Abélès, « Rituels et communication politique moderne », in Hermès, « Le nouvel espace public », n°4, 1989, p. 129.]]. François Mitterrand et Elisabeth II représentent, l’un à côté de l’autre, l’union de la République et de la Monarchie. Le moment est d’autant plus singulier en 1984 que la royauté accueille pour la première fois un président socialiste. « His excellency Tonton en visite chez la reine » titre Libération qui relève les mines mi-sérieuses, mi-amusées du « staff socialiste en carrosse »[[François Berger, « His Excellency Tonton en visite chez la reine », Libération, 24 octobre 1984, p. 25.
- Titre de l’article d’Etienne Duval, Le Matin, 26 octobre 1984, p. 12.
- Rapporté par Denis Brulet, « un incident particulièrement mal venu », Dépêche AFP, 25 octobre 1984.]]. Le député conservateur, Anthony Beaumont-Dark, témoigne également de son indignation : « seuls les Français pouvaient être suffisamment insensibles à ce que nous venons de subir (l’attentat à la bombe de Brighton) pour nous faire un coup honteux »[[Ibid.]]. Le lendemain, à la chambre des Communes, Margaret Thatcher doit intervenir : « Cet incident est tout à fait regrettable […] les autorités françaises sont tout à fait au courant de ce que nous pensons. Le Français (incriminé) a eu totalement tort d’agir ainsi », mais ajoute-t-elle, « l’incident ne doit pas assombrir le succès de la visite française »[[Danielle Eyquem, « Dégâts causés par l’incident entre leurs deux polices », Dépêche AFP, 25 octobre 1984.]]. Imprimés tard dans la soirée, les journaux britanniques font de l’incident la une de leur édition du jeudi : « Une bombe française obscurcit la visite d’Etat », « Orage au-dessus de la visite française », « Scotland Yard est furieux du test imposé aux services de sécurité », « la fausse bombe explose au nez des Français »[[Respectivement : « French bomb test sours state visit », Le Guardian, , « Storm over French guard’s ‘bomb’ test », Daily Telegraph, « French Bomb Anger », Daily Mirror, « leur fausse bombe explose au nez des Français » « France’s fake bomb plot exploded », Daily Express. Jeudi 24 octobre 1984.
- Dépêche AFP, 25 octobre 1984.]]. Le ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson, estime, de son côté, qu’il s’agit « d’une petite affaire tout à fait isolée »[[Ibid.]]. Sur le plateau du 13h de TF1, Yves Mourousi reconnaît qu’il s’agit d’une bien mauvaise plaisanterie et dédramatise la situation en soulignant son caractère burlesque. Le registre comique semble bien adapté pour traiter l’incident. L’humour permet de désamorcer la crise, de plus il renvoie à un stéréotype national concernant les Britanniques, experts en la matière. Dans l’édition de 20 heures sur TF1, Bruno Masure présente, avec un léger sourire le reportage sur l’incident : « Je ne sais comment on pourrait traduire l’expression « Gare au gorille ! » en anglais mais les relations jamais faciles entre policiers anglais et français sont devenues hier soir explosives à cause d’une ténébreuse affaire de plastic déposé dans la résidence de France. Après la polémique des avions renifleurs voici avec nos correspondants, Pascal Gond et Didier Chauffier, l’affaire des chiens renifleurs… »[[Journal télévisé de TF1, édition de 20h, 25 octobre 1984. INA
- Le commandant David Birkin est le père de l’actrice Jane Birkin.]]. Lors du voyage officiel du général de Gaulle à Londres en 1960, la télévision française avait également mis en scène le passé du chef de la France libre en retransmettant en direct dans son intégralité son départ pour l’Angleterre à bord d’un avion portant la croix de Lorraine, départ organisé dans une relative simplicité évoquant celui de 1940[[Pour cette mise en scène du départ du général de Gaulle voir « Le couple franco-britannique un roman so sixties », in « La Fabrique de l’Histoire », France Culture, 11 janvier 2010 et Agnès Tachin, « Le voyage officiel du général de Gaulle à Londres en avril 1960 : regards croisés franco-britanniques », in Véronique Gazeau, Jean-Philippe Genet (dir), La France et les îles britanniques, un couple impossible ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, pp. 343-352. ]]. Les images du président Mitterrand quittant ce petit port anglais sur une vedette rapide semble répondre à celles du général de Gaulle embarquant dans son avion pour effectuer le chemin inverse. Les premières évoquent la résistance de l’intérieur, les secondes la résistance à l’extérieur, une distinction que le président socialiste s’est attaché à défendre. Avec les invités et devant les journalistes, François Mitterrand évoque quelques souvenirs personnels sur ces moments de clandestinité passés en Angleterre. Sa gratitude personnelle pour le peuple anglais ne laisse pas les Britanniques indifférents et contribue à adoucir le ton des journaux[[« Mitterrand repairs Entente », The Guardian, 26 octobre 1984, p. 26.
- « Bomb Voyage ! », Daily Express, 27 octobre 1984, p. 1.]], « Vive la différence ! » écrit le Daily Telegraph[[« Vive la différence ! », Daily Telegraph, 26 octobre 1984, p. 1.]]. Le chef de l’Etat qui fête le jour même son anniversaire est accueilli pour sa conférence de presse par un chœur de journalistes chantant « Happy Birthday, Mister President… »[[Conférence de presse donnée à l’Institut français de Londres, 26 octobre 1984. Discours du Président de la République. Institut François Mitterrand.]]. L’atmosphère est détendue, mais plusieurs journalistes reviennent sur l’incident de l’ambassade. Le premier demande au président s’il pense que cette affaire va assombrir les relations franco-britanniques. François Mitterrand pointe avec tact les excès de la presse britannique : « Je ne le pense pas. Il faut garder le sens des proportions. Je pense que le sens des proportions est une qualité britannique. En tout cas, je veux l’espérer »[[Ibid.]]. Mais il reconnaît implicitement la faute de l’agent : « Je crois que la bonne de façon de faire est de se conformer strictement à la réglementation des pays qui vous reçoivent »[[Ibid.]]. Un journaliste ajoute une dernière touche d’humour en demandant au président s’il serait prêt à recevoir en cadeau un chiot né des deux labradors qui ont repéré les explosifs. « J’ai déjà trois labradors, répond le président, mais j’en prendrais un quatrième avec grand plaisir, je connais peu de chiens aussi intelligents, aussi fidèles et d’aussi bonne garde. Donc si cette initiative est prise, j’en serais touché »[[Ibid.]]. La conversation redevient plus sérieuse en abordant les grandes questions internationales. Au sujet de l’Europe, François Mitterrand exprime son vœu de voir l’Espagne entré dans la communauté et renouvelle sa confiance à l’Angleterre, affirmant qu’il existe dans ce pays un mouvement d’opinion favorable à l’union européenne de plus en plus fort. La visite s’achève ainsi sur une impression plus positive. En France, de nombreux journaux régionaux et nationaux reprennent en titre celui de la dépêche AFP tirant les conclusions du voyage : « un succès malgré l’incident »[[Danielle Eyquem, « un succès malgré l’incident », dépêche AFP, 26 octobre 1984.]]. En Angleterre également, on se veut optimiste : « Bonne visite, mauvaise plaisanterie », titre l’éditorialiste du Times[[« La presse britannique ne prend pas au sérieux l’incident de l’Ambassade de France », Dépêche AFP, 26 octobre 1984. ]]. Mais d’autres journaux ont une impression plus mitigée : « Bilan doux-amer de la visite de Mitterrand » titre Le Figaro[[Henri de Kergorlay et Baudoin Bollaert, « Bilan doux-amer de la visite de Mitterrand », Le Figaro, 27 octobre 1984.]]. « La France vient de reprendre quelque mois de purgatoire dans l’inconscient collectif britannique » note Le quotidien de Paris[[Yves Cornu, « L’indignation des sujets de sa majesté », Le quotidien de Paris, vendredi 26 octobre 1984, p.4. ]]. Pour la BBC, cet incident a très certainement jeté une ombre sur la visite. « Une idiotie qui semble avoir gâché la visite » écrit Le Sunday Times[[Danielle Eyquem, « Echec de la visite selon la presse dominicale britannique », dépêche AFP, 28 octobre 1984.]]. Le Daily Télégraph voit dans cet incident « un symbole » : « les Français et les Britanniques se voient toujours comme des rivaux et non comme des partenaires »[[Ibid.]]. À l’Elysée, la déception est grande : « Enorme incident », note Jacques Attali à propos du séjour[[Jacques Attali, Verbatim I. 1983-1986, Paris, Fayard, 1995.]]. Le conseiller du président relève la profonde amertume du chef de l’Etat : « Face à l’agressivité des journaux, le Président dit son ahurissement de voir une presse qui ne retient jamais que le mauvais côté des choses »[[Ibid.
- Daniel Dayan, Elihu Katz, La télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris, PUF, 1996.]]. Or cette harmonie n’a pas fonctionné en 1984. Intervenant à un moment de tension liée à l’attentat de Brighton et de déceptions mutuelles entre Français et Britanniques, l’incident de l’ambassade a fait remonter subitement de vieux réflexes de défiance dans l’opinion anglaise, héritage d’une longue rivalité multiséculaire dont les médias se sont fait immédiatement l’écho. Lors d’un voyage officiel, le pouvoir a besoin des médias pour faire passer son message, c’est une condition nécessaire pour toucher le public mais non suffisante pour remporter son adhésion. La population peut en fonction de ses préoccupations du moment manifester ou non de l’intérêt pour l’événement. Et les médias peuvent à tout moment rompre le « contrat » qui les lie aux organisateurs (les acteurs politiques) et reprendre leur liberté, obéissant à leurs propres logiques d’informations. Force est de constater que les réactions hostiles aux Français ont été cependant rapidement canalisées. Les médias ont cherché à faire retomber l’indignation qu’ils avaient amplifiée, dédramatisant les faits par un traitement humoristique. Les voyages officiels montrent généralement des relations interétatiques l’image que les dirigeants veulent bien en donner. Il s’agissait de montrer à Londres en octobre 1984 la continuité de l’Entente cordiale, replacée dans le long terme. Mais la visite du président Mitterrand a eu finalement le mérite d’offrir une vision plus réaliste des relations franco-britanniques en nous ramenant à une autre temporalité, celle du court terme. Elle a mis en relief la vraie nature des rapports entre la France et l’Angleterre fondée sur des liens certes solides mais fréquemment mis à l’épreuve par des divergences bien réelles entraînant des disputes inévitables, des réactions épidermiques et des réconciliations nécessaires. D’ailleurs, ces relations tumultueuses entre Français et Britanniques n’étonnent plus personne. Dans Le Canard enchaîné, une caricature de Moisan le montre bien : le président passe en revue les immenses grenadiers, de deux fois sa taille, coiffés de leurs bonnets à poils, avec le commentaire suivant : « France-Angleterre c’est ça : des hauts, des bas »[[Le Canard Enchaîné, 31 octobre 1984, p. 2.