Ainsi, lorsque l’on s’intéresse à la relation que François Mitterrand entretenait avec l’administration et plus particulièrement avec les fonctionnaires on en retient une ambiguïté certaine. En effet, son premier mandat témoigne à la fois d’une volonté de marquer l’histoire de la fonction publique mais aussi de l’intérêt relatif que François Mitterrand accordait aux fonctionnaires et plus particulièrement aux hauts fonctionnaires.
Pour illustrer mon propos j’évoquerai dans un premier temps la première équipe qui l’entoura à l’Elysée en 1981 après son élection à la présidence de la République. Une équipe qui accordait une place très réduite aux fonctionnaires et marquait par certains aspects une certaine rupture par rapport aux choix des précédents – et même de ses successeurs ! – Présidents de la Vème République.
Puis nous verrons que, paradoxalement, son premier mandat fut marqué par l’élaboration de lois majeures pour l’histoire de la fonction publique et les fonctionnaires. Lois au sujet desquelles François Mitterrand tiendra plus tard des propos relativement sévères qui révèlent une bivalence de sa pensée et de son action à l’égard de fonction publique et ses personnels.
La place des fonctionnaires dans l’équipe élyséenne qui entoure François Mitterrand en 1981
Une place réduite
Le cœur de l’équipe qui entourait François Mitterrand en 1981 se composait de collaborateurs personnels et d’amis proches de formations très diverses. Nous étions, pour la plupart, habitués à travailler avec lui, certains étaient à ses côtés lorsqu’il était premier secrétaire du parti socialiste, et une grande partie avait fait partie de l’équipe de campagne. D’autres, comme François de Grossouvre, André Rousselet et Paul Guimard étaient des amis proches. D’autres encore, comme Régis Debray avaient une valeur symbolique forte. L’équipe dont la moyenne d’âge s’élevait à 45 ans, était hétéroclite et composée majoritairement de non fonctionnaires. Si l’on s’intéresse de plus près aux professions exercées par les trente quatre collaborateurs civils nommés, on dénombre : trois personnalités exerçant des professions libérales (deux avocats et un médecin), trois écrivains, deux magistrats, deux syndicalistes, onze hauts fonctionnaires (parmi lesquels des administrateurs civils et un de l’INSEE, un ingénieur des Mines, des personnels du Conseil d’Etat et des Affaires étrangères), deux cadres du secteur public, deux du secteur privé, un universitaire, un journaliste, un exploitant agricole, un chercheur, un homme d’affaires et quatre ou cinq permanents du parti socialiste, dont je faisais partie.
On notera donc que proportionnellement la place réservée aux hauts fonctionnaires était très faible puisque ces derniers ne constituaient qu’un tiers des effectifs. Les énarques étaient rares, ils représentaient seulement un quart de l’équipe.
Une rupture par rapport aux Présidents précédents
François Mitterrand avait donc fait le choix de s’entourer d’une équipe très politique et militante qui comptait peu de hauts fonctionnaires ce qui constituait une rupture par rapport aux « habitudes » des Présidents de la cinquième République. Ce choix était-il dicté par le parcours professionnel de l’homme ?
On peut le penser. En effet, avocat de formation, il fut le premier Président de la cinquième République qui n’était pas fonctionnaire et avait, par conséquent, comme le rappelle Anicet Le Pors sur son blog, « peu d’inclination pour les questions concernant l’administration et ses fonctionnaires » 1.
Le choix de Pierre Bérégovoy comme Secrétaire Général de l’Elysée incarne également cette « curiosité de l’histoire », cette anomalie jamais renouvelée….
Pour la première fois depuis le début de la Vème République, ce poste majeur de l’organigramme élyséen n’est pas attribué à un haut fonctionnaire mais à un autodidacte titulaire de deux CAP dont un d’ajusteur. Jusque là, De Gaulle, Pompidou et Giscard D’Estaing avaient recruté en majorité des hauts fonctionnaires ; les hommes d’affaires, les intellectuels (etc.) étaient exclus car dominait le sentiment que seuls les hauts fonctionnaires possédaient la discrétion, le dévouement et les compétences nécessaires pour gérer les affaires de l’Etat. Une idée que ne semblait pas partager François Mitterrand si l’on en croit la composition de son équipe analysée précédemment.
Mitterrand : une attitude paradoxale vis-à-vis des fonctionnaires
L’élaboration de lois majeures pour la fonction publique
Si François Mitterrand n’avait pas fait le choix des fonctionnaires pour l’entourer à l’Elysée, il avait en revanche nommé comme Premier ministre Pierre Mauroy : fonctionnaire, professeur de l’enseignement technique, ayant exercé des responsabilités syndicales, qui connaissait et estimait la fonction publique et ses personnels, comme le rappelle Anicet Le Pors, à l’époque ministre de la fonction publique et des Réformes administratives, délégué auprès du Premier ministre. Avec Anicet Le Pors, le Gouvernement de Pierre Mauroy comptait dans ses rangs un autre fonctionnaire, très engagé syndicalement et qui avait une parfaite connaissance du droit de la fonction publique, du fonctionnement de l’administration et de ses personnels. C’est donc à Anicet Le Pors qu’incomba la tâche de diriger la réforme majeure de la fonction publique qui eu lieu à partir de 1981 et qui donna naissance à un nouveau statut général constitué par quatre lois en 1983, 84 et 86 portant respectivement sur les droits et obligations des fonctionnaires, les dispositions statutaires relatives à la fonction publique d’Etat, à la fonction publique territoriale et hospitalière.
L’importance, pour les fonctionnaires, des apports de cette réforme soutenue par le Premier ministre, fut majeure. Pour mémoire rappelons que c’est à cette occasion qu’ont été actés la liberté d’opinion des fonctionnaires, le principe de mobilité entre les différentes fonctions publiques, le droit de grève, celui à la négociation…
Mais un intérêt très « limité » du président pour la fonction publique et les fonctionnaires
Si le Premier ministre avait toujours été un soutien essentiel pour l’élaboration et l’application de cette réforme il n’en était pas de même pour le Président qui montrait un certain désintérêt pour le sujet et ne manifestait un avis personnel qu’à de rares occasions. Anicet Le Pors[[anicetlepors.blog.lemonde.fr, article « 30e anniversaire du Statut Général des Fonctionnaires »
]] raconte que lorsqu’il avait présenté en conseil des ministres le projet de loi sur la réglementation du droit de grève dans les services publics il fut « soumis à un véritable grand oral » sur ses « intentions » et sur « les différentes formes d’exercice du droit de grève ». De même, Anicet Le Pors rapporte l’attitude du Président à l’occasion de la présentation en conseil des ministres de la Charte des relations entre l’administration et les citoyens. Il relate comment François Mitterrand s’était opposé « de manière assez véhémente en soutenant que c’était d’avantage par le changement des pratiques administratives et des mentalités plutôt que par la loi que l’on devait réformer l’administration ». Ces propos qu’il faut, bien entendu, relativiser à l’aune du positionnement politique de leur auteur, auraient tendance à traduire une grande méfiance du Président vis-à-vis de l’administration. Mais, observera-t-on, ce Président si hostile à ces projets progressistes les avait validés à contrecœur ? C’était bien mal le connaitre… Pourtant, il était clair que les réformes engagées dans le domaine de la fonction publique n’étaient pas une priorité et l’on pouvait parfois percevoir dans ses paroles l’estime très limitée qu’il portait à l’administration et aux fonctionnaires. Jacques Fournier2 témoigne ainsi d’un commentaire de François Mitterrand, fait le 29 mai 1985, alors qu’Anicet Le Pors n’était plus ministre, au sujet de l’ensemble législatif élaboré à l’occasion de la construction du nouveau statut général de la fonction publique. Un commentaire « en demi-teinte » précise Jacques Fournier. En voici la teneur :
« L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. A mon sens, ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux ». Mitterrand parlera même d’une « rigidité qui peut devenir insupportable » et de « solutions discutables ». Il rajoutera : « il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’Etat ». Pour conclure « je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie. »
Ces propos particulièrement cinglants illustrent bien cette ambiguïté mitterrandienne et la bivalence de la pensée du Président à l’égard de la fonction publique.
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Ambivalence, ambiguïté… on retrouve, à propos de l’attitude et des réflexions de François Mitterrand à l’égard de la fonction publique, un trait majeur de sa personnalité : cet homme n’était pas d’un bloc assurément. Il n’était pas « tout blanc » ou « tout noir » mais « tout en nuance ». C’est pourquoi j’ai tendance à réfuter la thèse selon laquelle « il n’aimait pas les fonctionnaires et la fonction publique ». NON. C’est plus complexe que ça.
Et j’ose, donc, apporter deux explications : l’une culturelle, l’autre politique.
– Mitterrand était un homme de culture, un littéraire, passionné de lecture et d’écriture. Au point d’être, lui-même, un personnage de roman. Et c’est vrai que cela se conjuguait mal avec une sorte de « grisaille administrative ». Un exemple : en tant que chef des armées, il visitait souvent des unités, des camps, des installations militaires. Et, à chaque fois, le scenario de la visite était le même et commençait par un « power-point », une projection sur un écran d’un plan méthodologique sur « qui nous sommes / nos moyens / nos missions / leur évaluation ». Un jour, sortant d’une de ces salles, il m’a dit : « Vous avez remarqué ces fiches projetées ? Ce sont toujours les mêmes, où que l’on soit !
Ça manque un peu de poésie, non ? »
– Mitterrand était aussi un politique. Jusqu’au bout des ongles. Un politique, relégué très longtemps, 23 ans, dans l’opposition, face à un pouvoir gaulliste d’abord, giscardien ensuite, qui avait « mis la main » sur l’administration. Au point d’en faire un instrument politique. Et Mitterrand, naturellement, se méfiait, politiquement, de cette haute fonction publique très soumise au pouvoir conservateur.
Voilà une tentative d’explication qui vaut ce qu’elle vaut et que je livre au débat.
Mais, on l’a vu, elle n’a en rien empêché les progrès considérables réalisés en la période pour la fonction publique.