Un collectif de chercheurs animé par Jean-Marc Regnault, maître de conférences à l’Université de la Polynésie française, vient d’achever un gros ouvrage sur « François Mitterrand et les territoires français du Pacifique (1981-1988), mutations, drames et recompositions, enjeux internationaux et franco-français »
Passionnante à plus d’un égard, cette somme, qui couvre les problèmes de la Polynésie comme ceux de la Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles Hébrides, l’est autant par l’analyse de la politique conduite par François Mitterrand dans ces territoires que par la perception qu’en ont eue les Polynésiens et les Calédoniens eux-mêmes: « l’enjeu franco-français », on le verra, n’est pas forcément le même à Paris qu’à Papeete ou Nouméa.
L’ouvrage paraîtra en librairie dans le courant de 2003, aux éditions « Les Indes savantes ». Jean-Marc Regnault nous a donné l’autorisation d’en publier quelques extraits; nous l’en remercions très vivement, en regrettant que la place nous manque pour aller plus loin mais en espérant que ces fragments donneront au lecteur l’envie d’en savoir davantage.
I- Introduction
François Audigier, Jean-Marc Regnault
[…] L’ouvrage propose une double perspective:1/ traiter d’une Histoire immédiate, d’une Histoire particulièrement sensible, en Nouvelle-Calédonie notamment. Nous nous heurtons, certes, aux difficultés inhérentes au genre: archives publiques peu ou pas accessibles, recul critique encore insuffisant, alors que l’évolution amorcée en 1981 n’est pas close, puisque la marche vers une autonomie toujours plus poussée, voire vers l’indépendance, n’est pas achevée. Nous ne reprendrons pas ici les arguments qui autorisent à écrire cette Histoire. Serge Berstein l’a déjà fait à propos des « Années du changement ». Il s’agit de faire la preuve, dans le Pacifique (comme l’Institut d’Histoire du Temps présent l’a démontré ailleurs) qu’il est possible d’aborder scientifiquement une telle période.
Tel que l’ouvrage se présente, le lecteur sera tenté de faire la comparaison entre les deux Territoires de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, mais les limites de toute mise en parallèle apparaîtront vite. En Polynésie, une majorité de citoyens se contente de l’autonomie pourvu qu’elle s’accroisse régulièrement et que les transferts financiers se poursuivent, voire s’amplifient. Le côté idéologique est moins prégnant qu’en Calédonie. Les héritages historiques, les situations économiques et la composition ethnique des deux entités sont suffisamment différents pour expliquer que, sur le Caillou, des logiques opposées s’affrontent et qu’elles ne peuvent se concilier s’il n’intervient pas un élément déterminant qui amènerait chacun à revoir ce que l’idéologie lui dicte.
2/ traiter cette Histoire avec des historiens contemporanéistes certes, mais aussi et surtout en pluridisciplinarité et cela à double titre. D’une part, les caractères particuliers de l’Océanie (réalités claniques et communautaires, phénomène des diasporas, sensibilités identitaires, poids des religions, confrontation des cultures occidentales et autochtones…) ne peuvent se comprendre que par l’éclairage croisé et la confrontation des résultats des différentes sciences humaines, sociales et juridiques; d’autre part, dans le cas des périodes fortement chargées en passions de tous ordres, la diversité des analyses renforce l’objectivité de l’étude. Cela n’exclut naturellement ni les nuances, ni quelquefois de nettes divergences d’interprétation. Dans cet ouvrage, il n’y a pas place pour une « pensée unique ». Il ne s’agit ni de faire l’éloge de François Mitterrand, ni de faire son procès, pas plus que l’éloge ou le procès de ses opposants. Les auteurs se sont rassemblés sur le thème choisi parce qu’ils avaient une compétence à faire valoir.
Nous avons rassemblé pour cet ouvrage des chercheurs qu’on pourra qualifier de « chevronnés », mais nous avons aussi voulu y associer de jeunes docteurs ou doctorants, afin de montrer que le Pacifique Sud intéresse un large éventail de chercheurs.
Sans doute, l’ouvrage laissera-t-il des lecteurs insatisfaits. En rassemblant de nombreux auteurs on pourrait penser balayer le champ le plus large possible, mais en réalité des questions sont à peine abordées ou délaissées. Nous aurions aimé accorder, par exemple, davantage de place à Wallis et Futuna ou aux communautés ethniques (autres que kanak et caldoche) si nombreuses en Nouvelle-Calédonie. Nous avons eu pour but d’ouvrir un chantier. Il est de l’ordre des choses qu’en sciences humaines le chantier ne soit jamais achevé. Il y a place pour d’autres recherches, d’autres chercheurs, d’autres témoignages. Inutile de cacher que nous n’avons pas obtenu toutes les collaborations souhaitées, en particulier parmi les responsables politiques de l’époque. Comme l’écrivait Georges Duby: « l’Histoire continue ».
II- Du candidat François Mitterrand au Président de la République
François Mitterrand et l’outre-mer: une continuité des principes par-dela les républiques?
Frédéric Turpin
En novembre 1984, à Edgard Pisani partant pour la Nouvelle-Calédonie, le Président Mitterrand fit part de son « émotion » devant le drame en cours. Il livra à l’ancien ministre du général de Gaulle ses réflexions sur les modalités d’une éventuelle sortie de crise:
« Il est convaincu que les choses doivent profondément changer. Mais (…) plutôt suivant une démarche maîtrisée. Le mot d’indépendance ne lui fait pas peur mais il faut garder des liens. Il faut apaiser pour construire. (…) Le problème est ethnique peut-être. Il est politique et social. Nous n’avons pas su, les Européens n’ont pas voulu faire aux Canaques la place qui leur revient… ».
Cette manière d’appréhender la question calédonienne ne ressortissait-elle pas chez François Mitterrand du seul fait de la conjoncture? Ou, au contraire, ne relevait-elle pas – comme le souligne Alan Clark – d’une conception plus générale de l’histoire entre métropoles et colonies? Au fond, depuis les années cinquante, Mitterrand n’avait-il pas développé une pensée propre concernant les rapports entre la France et les TOM, malgré les vicissitudes de la vie politique et de ses engagements partisans, une approche globale qui puisse nous aider à mieux comprendre son action à partir de 1981?
[…] En ces années cinquante lourdes de bouleversements, l’Union française ne constituait nullement un vain mot pour François Mitterrand. Au contraire, il réclamait, comme tant d’autres, que son « avenir » fût « déterminé » ainsi que « son unité » créée. D’indépendance, il n’était pas question. De sorte que le statut d’Etat associé, accordé au Vietnam, au Cambodge et au Laos, ne trouvait pas grâce à ses yeux, car, au lieu de consacrer la pérennité du lien avec la France, il tendait le plus sûrement du monde à l’indépendance pure et simple et devenait par conséquent le « point de mire avouable de tous les séparatismes ». Le leader UDSR n’était assurément pas de ces hommes politiques de la IVe République qui regardaient d’un bon œil « la grande braderie de nos communautés outre-mer »! Le sens de l’histoire ne semblait pas alors, pour lui, donner un blanc-seing aux nationalismes indigènes:
« Paris est l’authentique et nécessaire capitale de l’Union française. Le monde africain n’aura pas de centre de gravité, s’il se borne à ses frontières géographiques. Il se divisera, se morcellera, refera à son compte nos plus fâcheuses expériences: on y parle déjà de nationalismes, on s’y souvient encore de racismes irréductibles. Lié à la France dans un ensemble politique, économique et spirituel, il franchira d’un coup quatre siècles et remplira pleinement son rôle moderne, à la fois original et complémentaire. Du Congo au Rhin, la troisième nation-continent s’équilibrera autour de notre métropole. »
[…] Si François Mitterrand se montrait très attaché au maintien de cette présence française suivant des modalités politico-juridiques à définir avec pragmatisme, il ne pouvait toutefois pas s’identifier à un défenseur de l’ordre colonial établi. Au contraire, le « parti colonial » le considérait comme l’un de ses adversaires. Il est vrai que François Mitterrand ne goûtait guère les solutions de force ou les situations pouvant y conduire. Son premier coup d’éclat n’avait-il pas consisté à ramener le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et son leader ivoirien Houphouët-Boigny dans le giron de la République? Certes, l’opération – conçue et décidée par René Pleven – n’avait pas été sans arrière-pensée puisque, en quittant l’orbite du Parti communiste, le RDA s’était apparenté à l’UDSR. Mais, il avait fallu beaucoup de détermination et de courage politique au ministre de la FOM pour imposer aux places d’honneur de la République un personnage considéré comme « le diable » par la communauté française d’Afrique et nombre d’autres formations politiques, le RPF du général de Gaulle en tête. L’opération Houphouët-Boigny était, nous semble-t-il, tout à fait caractéristique de la pensée du futur président de la République française. Libéral, François Mitterrand l’était devenu, mais à sa manière. Il semblait partisan – souligne le gouverneur général Chauvet – de tendre vers l’obtention de l’égalité des droits ainsi que de favoriser la promotion économique et sociale des individus. Cependant pour être indépendant, du moins autonome, sans tomber dans le désordre le plus complet, il convenait de former et de s’appuyer sur des élites intelligentes et responsables. Ces territoires devaient en outre disposer des ressources nécessaires à leur propre développement. François Mitterrand n’attacha donc pas son nom à de grandes réformes mais il s’efforça de mettre en place de multiples petites réformes allant dans le sens du caractère progressif de ce qui devint la décolonisation.
[…] La dislocation de la Communauté et la fin de la guerre d’Algérie ouvrirent une nouvelle période dans les rapports entre la France et les territoires d’outre-mer: celle de la gestion des « confettis de l’empire » et de la politique de coopération. Pour Mitterrand, ce fut surtout l’heure de la lutte à outrance – source d’un éventuel destin national – contre de Gaulle, sa politique et son régime. Un combat de tous les instants qui le vit récolter de beaux succès, comme la mise en ballottage du Général en 1965, mais aussi de sévères défaites; la crise de mai 1968 ne fut pas, en ce sens, des plus glorieuses. Phénomène classique lié à une longue période d’opposition, François Mitterrand durcit alors considérablement ses prises de position dans tous les domaines.
[…] Une fois que le Général se fut retiré de la vie politique, le discours mitterrandien – et socialiste – se fit moins tranché. Mitterrand n’avait, il est vrai, plus le même besoin de poser son personnage, y compris de manière excessive, afin de s’ouvrir les portes d’un destin national. Ses critiques se firent ainsi plus ciblées, mais aussi plus constructives.
[…] Les TOM paraissaient même tout particulièrement préoccuper François Mitterrand. Dès le mois d’octobre 1970, il avait d’ailleurs solennellement mis en garde le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas:
« Dans chacun de ces territoires, on observe des mouvements d’opinion presque tous fondés sur la situation économique, mais qui trouvent aussi racine dans les rapports humains, de fâcheux rapports humains qui, malheureusement, n’ont pas été corrigés par l’expérience des dernières décennies ».
Au premier rang de sa très critique attention venait la Nouvelle-Calédonie. L’opposant Mitterrand réclamait que, « dans les plus brefs délais », « une loi » ramenât ce territoire « au moins à l’état où l’avait laissé la loi-cadre de 1956 ». Le conseil du Gouvernement devait redevenir un vrai conseil du Gouvernement et, ce faisant, tous les habitants de l’île pleinement participer à leur avenir. Si tel n’était pas le cas, il fallait « redouter des incidents » qui tourneraient « peut-être au drame ». Tahiti méritait elle aussi une autre politique -française- car la fin des essais nucléaires ne pouvait que provoquer d’importants désordres au sein d’une société par ailleurs bouleversée par le CEP:
« Tahiti n’a pas d’autre perspective – je l’espère et on le pense sans doute là-bas – que de rester dans l’ordre français (…) Les Polynésiens, les Tahitiens ne s’éloigneront pas de la France, s’ils se sentent chez eux, s’ils peuvent aller vers le progrès, vers plus de liberté, s’ils acquièrent l’égalité dans les chances de développement, dans la protection sociale et la défense de leurs intérêts économiques ».
Cette prise de position en faveur du maintien d’un lien fort entre la France et les TOM, François Mitterrand n’en fit jamais mystère. Par exemple, aux délégués socialistes des Nouvelles-Hébrides, de Wallis et de Futuna, il déclara franchement:
« L’autodétermination est votre droit et si je n’écoute que mon cœur, je souhaite que nous restions ensemble ».
En cela, le Premier secrétaire du PS demeurait, au fond, fidèle aux principes avancés par le député et le ministre de la IVe République qu’il avait été: autonomie interne et droits politiques afférents suivant des modalités propres aux temps nouveaux, lutte contre les abus du colonialisme – avatar exotique du capitalisme – permettant de libérer l’homme de toutes formes d’aliénation (politique, économique et sociale) et développement économique propre à chaque territoire. Ce fut donc fort logiquement qu’il condamna le statut de la Polynésie française de 1977:
« Le conseil de gouvernement peut donner l’impression de gérer effectivement les affaires locales, l’absence d’un développement économique réel, fait que la Polynésie n’a jamais été aussi dépendante de la métropole (…). Il faut donc remplacer la politique d’assistance pratiquée par le gouvernement central, par une politique de développement économique et social ».
Au seuil des années quatre-vingts, libérer les hommes et les TOM de la dépendance métropolitaine constituait assurément un trait majeur de la pensée mitterrandienne sans toutefois que cela eût signifié la rupture des liens avec la France. Ainsi, si le terme d’ « association » du Mitterrand des années cinquante était bien passé de mode, il prônait néanmoins toujours le maintien du lien – sur des bases qui se voulaient plus égalitaires – entre la métropole et les TOM.Pas plus en 1981 que du temps de la IVe République, l’homme ne pouvait s’assimiler à un « bradeur d’empire ». Dans ces conditions, la politique à l’égard de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française engagée par le nouveau président de la République ne ressortissait nullement de la seule approche conjoncturelle. Elle puisait au contraire ses racines dans les années cinquante au cours desquelles François Mitterrand s’était progressivement forgé ses propres conceptions et expériences des affaires d’outre-mer. Certes, comme le soulignait Eric Duhamel, elles relevaient « moins de la théorie que de principes ». De fait, tant le parlementaire, le ministre que le chef de l’Etat demeurèrent fidèles au principe d’une « démarche maîtrisée » du processus de décolonisation dont le terme devait consister en la pérennité de liens entre ces territoires et la métropole, ainsi qu’en la sauvegarde des intérêts de la France, mais pas forcément de ses « colons » (sociétés et hommes).
III- Les retentissements nationaux et internationaux
L’affaire de la grotte d’Ouvéa et l’élection présidentielle de 1988
François Audigier
Au demeurant, la décision du ministre des DOM-TOM de faire coïncider élections régionales et premier tour de la présidentielle était maladroite, comme en convenait même le cabinet du Premier ministre. Provocatrice à l’égard de l’Élysée qui avait mis en garde Bernard Pons contre cette intention de « jouer le calendrier », elle l’était également à l’égard des barristes et centristes qui avaient voté le statut du Territoire sous réserve que ces élections régionales n’auraient pas lieu avant l’échéance présidentielle. Sans compter le camp indépendantiste qui, déjà excité par le renforcement du dispositif sécuritaire sur l’île, avait averti le ministre qu’il « ferait échec par tous les moyens » à ce nouveau processus institutionnel. Cette précipitation s’expliquait sans doute par les pressions que Jacques Lafleur exerçait sur Bernard Pons. Renforcé par l’artificiel succès du référendum du 13 septembre 1987, le député RPCR entendait accentuer son avantage, espérant que le déluge médiatique du changement de Président noierait l’épisode calédonien et rendrait son statut irréversible. Il estimait qu’en cas de victoire socialiste, le nouveau gouvernement n’oserait pas remettre en cause les dispositifs décidés précédemment. En attendant, c’était Jacques Chirac qui risquait de payer le pari de son ministre influencé par ses partenaires RPCR. Deux candidats pouvaient en revanche tirer profit de cette nouvelle crise: Raymond Barre et surtout François Mitterrand, qui allait bénéficier de la mauvaise gestion du dossier calédonien. Comme le notait Alain Rollat dans le Monde du 23 avril 1988:
« Présomptueux, Bernard Pons a joué avec le feu, il se brûle. Par manque de discernement, Jacques Chirac reçoit le retour de flamme ».
[…] Le face-à-face télévisé du 28 avril, fut rude. Les candidats s’affrontèrent sur la Nouvelle-Calédonie. Jacques Chirac accusa son adversaire d’avoir « systématiquement encouragé » le FLNKS et son leader. Puis, faisant allusion à la Lettre à tous les Français dans laquelle François Mitterrand disait son respect pour le leader du FLNKS, il déclara: « Eh bien, voilà notre différence: moi, je ne respecte pas quelqu’un qui est devenu un terroriste ». Le candidat socialiste rétorqua que c’était la politique d’injustice et d’intolérance du gouvernement qui avait empêché la République française d’être l’arbitre de ce conflit. Dénonçant » l’échec absolu » de la politique calédonienne de Jacques Chirac, François Mitterrand annonça en cas de réélection son intention de défendre toutes les communautés.
Concernant le dossier calédonien, Jacques Chirac était en difficulté parce que Bernard Pons apparaissait plus que jamais comme la pièce fragile de son dispositif . Malgré les prévisions du ministre, pour la première fois dans son histoire, l’outre-mer avait marqué sa préférence pour la gauche. Seuls Wallis et Futuna et la Nouvelle-Calédonie (moins de 5% pour François Mitterrand) s’étaient rangés massivement derrière le candidat RPR. Bernard Pons apparaissait à beaucoup, à droite comme à gauche, comme le vrai responsable de l’aggravation de la situation sur le Caillou. Son redécoupage des régions favorable au RPCR, marginalisait le FLNKS et créait des frustrations C’est lui qui avait exagéré la perte d’influence du FLNKS et poussé au rapport de force avec les indépendantistes. Selon Le Point du 30 avril 1988, Jacques Chirac lui aurait signifié quelques temps auparavant qu’il le tiendrait pour « politiquement responsable » de ce qu’il adviendrait sur le Territoire. Victime de ses maladresses, Bernard Pons devait désormais, en plus des socialistes, combattre sur plusieurs fronts à la fois:
– contre les Kanak qui le récusaient comme interlocuteur,
– contre les durs du RPCR qui ne se faisaient pas d’illusions sur l’issue du scrutin du 8 mai et essayaient d’obtenir le plus de garanties jusque-là, sans parler du Front National calédonien de Guy Georges qui lui avait « donné 48 heures pour rétablir l’ordre », faute de quoi, il appellerait ses militants à assurer seuls et par les armes leur propre sécurité…
– contre les modérés de la majorité, qui supportaient de moins en moins ses surenchères politiquement suicidaires. Edouard Balladur et Alain Juppé avaient déclaré la semaine suivant le premier tour de la présidentielle, que la Calédonie ne devait « en aucun cas être mêlée à la campagne électorale ».
François Mitterrand avait désormais beau jeu de se présenter comme un pacificateur, un Président de la République au-dessus de la mêlée. Déjà, le 29 avril, lors d’un meeting, il demandait aux indépendantistes de libérer les otages détenus à Ouvéa, tout en faisant savoir qu’il s’opposerait à la dissolution du FLNKS. Dans un discours aussi généreux que général, le candidat se plaçait déjà dans l’après 8 mai et prenait ses marques pour les négociations à venir. Il se présentait comme ce médiateur qui saurait ramener le calme en Nouvelle-Calédonie.
A quelques jours du deuxième tour, la tension monta encore. La droite, estimant la partie perdue, accentua ses critiques à l’encontre de l’Elysée avec des attaques ad hominem. François Léotard déplora le 1er mai sur Europe 1 la pratique consistant à « recevoir dans les lambris de la République ceux qui préfèrent la machette à l’isoloir ». Pour Charles Pasqua, « si le FLNKS n’était pas persuadé d’avoir une oreille attentive auprès de M.Mitterrand et d’être pardonné au lendemain du 8 mai, cette affaire aurait déjà été réglée ». Selon lui, les Français devaient se demander s’ils voulaient conserver comme Président, » l’interlocuteur des auteurs des massacres d’Ouvéa « . La gauche riposta en visant à nouveau Bernard Pons, devenu, selon Pierre Mauroy, « un ministre dangereux pour les intérêts supérieurs de la nation, un ministre boutefeu qui en imposant un statut partial a attisé la violence ». A quelques jours de la victoire attendue de la gauche, on ne respectait plus les anciennes règles de bonne conduite d’une cohabitation agonisante. Par exaspération devant un candidat socialiste qui avait mieux négocié le virage électoral ou par souci de récupérer les voix du FN, la droite durcit son discours. Charles Pasqua, qui influença la fin de campagne chiraquienne, promit même un grand déballage menaçant pour l’Élysée.
IV- Conclusion
François Audigier, Jean-Marc Regnault
[…] S’il s’agit de dresser un bilan en 1988, de l’action de François Mitterrand dans le Pacifique, on retiendra deux questions. A-t-il fait progresser la « décolonisation » des TOM? A-t-il donné de la France, une image positive pour les États et Territoires du Pacifique Sud?
En ce qui concerne la Polynésie française, il semblerait que la question statutaire se soit résumée à la fin d’une dépendance de type colonial et que le statut de 1984 avait largement réalisé cet objectif. Dès lors, la question statutaire – voire de l’indépendance – n’a plus été une préoccupation du président de la République, qui mesurait le problème avec d’autres instruments que les hommes politiques polynésiens. Les élus locaux avaient reçu une plus grande liberté de manœuvre que leurs homologues des régions métropolitaines. Il leur fallait cependant apprendre à utiliser cette autonomie, et le vœu, plusieurs fois exprimé, de voir la Polynésie se doter d’un impôt sur le revenu correspond à cette analyse.
Pendant son premier septennat, François Mitterrand est très attaché à la force de dissuasion. Il ne peut donc être question de s’engager trop loin envers les revendications d’une partie des élites locales qui réclament soit l’arrêt des essais, soit l’indépendance et souvent les deux. Certes, en 1989, le monde change et cela lui permet de laisser quelques espoirs aux anti-nucléaires quand il visite Papeete en 1990: « la France ne sera pas la dernière à désarmer, si un grand sentiment de concorde règne sur le monde ».
Le second septennat apporte en effet des changements notables avec le moratoire sur les essais nucléaires en 1992. Cette décision à mettre au crédit d’un gouvernement de gauche n’a pourtant rien apporté électoralement aux socialistes. En 1995, Lionel Jospin ne recueille que 12,52 % des voix au 1er tour et 39 % au second. Sur le plan institutionnel, François Mitterrand ne s’engage pas en 1988 à aller beaucoup plus loin que ce qui existe. En 1990, il explique à Papeete qu’on ne peut pas changer de statut trop souvent et la modification statutaire qui intervient quelques semaines plus tard n’est qu’un ajustement permettant au président du gouvernement local de renforcer son pouvoir face à l’assemblée, clarification et aussi coup de pouce à un Alexandre Léontieff devenu proche du gouvernement de gauche. Pendant la campagne des législatives de 1993, il résume sa pensée sur le devenir de la Polynésie:
« Depuis que je suis Président de la République, on a déjà retouché deux ou trois fois le statut de ce Territoire en allant toujours vers plus de compétences et puis d’autonomie interne. A quel endroit est-ce que cela s’arrêtera? Moi, je n’en sais rien. Ce qui est vrai, c’est qu’il faut apprendre à se gérer soi-même; on ne peut pas le faire tout d’un coup et les populations, j’en suis sûr, qui demandent de plus en plus, d’ailleurs, à Paris et au gouvernement, ne sont pas prêtes à demander l’indépendance.
Je n’ai pas de raison, moi, de rechercher une indépendance que la population ne souhaite pas. Ou du moins, elle n’a pas démontré qu’elle le souhaitait au vu des résultats électoraux de ces dernières années ».
Ainsi, à partir du moment où les élus locaux disposent des leviers essentiels (et, pour François Mitterrand, celui de décider de l’impôt est certainement primordial) l’État n’est plus réellement responsable ni des inégalités qui subsisteraient, ni des choix de développement. Le cadre étatique étant de moins en moins contraignant, François Mitterrand peut considérer que, en ce qui concerne la Polynésie française, l’essentiel de son programme a été exécuté.
En Nouvelle-Calédonie, François Mitterrand n’a pas réussi à changer la donne fondamentale: des citoyens mélanésiens qui, concrètement, ne sont pas les égaux des autres habitants du Territoire. Il n’a guère pu corriger « la force injuste de la loi » . Ses engagements à l’égard des Mélanésiens ont été contrariés, selon les opinions, soit par les « maladresses » des responsables politiques de gauche, soit par « la résistance » des Caldoches aidés par la plupart des représentants des autres communautés ethniques. Les faits sont là: la solution proposée par Edgard Pisani n’a pas pu être mise en œuvre, pas plus que sa version édulcorée dite du statut Fabius-Pisani.
Assez curieusement, la situation en Nouvelle-Calédonie s’arrange in extremis, non par la volonté commune de mettre fin aux séquelles du colonialisme, mais par la volonté de deux leaders – qui prennent conscience de la gravité des périls – de faire en sorte que toutes les communautés puissent vivre ensemble sur le Caillou, chacun faisant les concessions nécessaires. Michel Rocard rappelle dans quelles conditions cela a été possible, souligne son rôle personnel. Il est évident que lui-même, ainsi que le Président de la République, ont été conduits par les événements davantage qu’ils ne les ont prévus et conduits, ce qui n’enlève rien à l’habilité politique qui a permis les Accords. Finalement, on aboutit à une solution proche de ce qu’Edgard Pisani avait imaginé, sans doute trop tôt. Certes, l’État donne les moyens de « réparer » les inégalités. Les Accords de Matignon, puis de Nouméa en 1998, instaurent une sorte de discrimination positive susceptible de corriger ce que la colonisation, avec des zones d’ombre mais aussi de lumière (selon les termes de l’Accord de Nouméa), a apporté. Certes, cette politique a coûté la vie à Jean-Marie Tjibaou, mais celui-ci n’avait-il pas tout fait pour que « son pays » ne soit pas un jour inscrit sur la liste des pays les plus pauvres de la planète? Si succès il y a eu en Nouvelle-Calédonie, c’est bien aux leaders locaux qu’on le doit puisque même la mort de l’un d’entre eux n’a pas remis en cause les Accords. C’est peut-être aussi parce que Jean-Marie Tjibaou avait une vision fort différente de la plupart des leaders du Tiers-monde. Il disait « notre identité, elle est devant nous » . Les Accords de Matignon ont aussi réconcilié les visions politiques métropolitaines. Désormais les partis de gouvernement s’inscrivent dans la logique de ces Accords. Le consensus établi autour de la réforme constitutionnelle de 1998 l’a montré. Au moins, en ce domaine, le slogan de François Mitterrand de 1988, « la France unie », a trouvé une réalisation. Ainsi David Chappell a pu écrire que la France avait engagé « une décolonisation sans indépendance ». La formule a le mérite de refléter ce qu’ont été certainement la pensée et le vœu de François Mitterrand. […]