Poursuivant son travail minutieux d’archéologue et d’herméneute de la montée de la gauche au pouvoir dans les années qui ont précédé le 10 mai 1981, Jean Battut, qui avait déjà publié l’an dernier un remarquable ouvrage sur François Mitterrand le Nivernais, publie cette année un ouvrage tout aussi intéressant que le précédent, consacré cette fois aux débats, aux positions et aux évolutions des syndicats enseignants dans les années qui ont précédé l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir.
L’ouvrage est le recueil d’une centaine de notes adressées entre 1975 et 1979 par Jean Battut à François Mitterrand, alors premier secrétaire du parti socialiste. Jean Battut a déjà alors derrière lui une carrière de responsable syndical enseignant reconnu ; mais, au cours de ces années, il devient surtout un militant politique, socialiste de toutes ses fibres, enrichi de sa proximité avec celui qui ne cessa de lui accorder sa confiance, avant de devenir le premier président de gauche de la cinquième République.
Au confluent de ses deux engagements, le syndical et le politique, Jean Battut devient, en 1973, l’animateur de l’association Ecole et socialisme, dont le but est, dans l’optique et l’espérance d’une victoire de la gauche, de contribuer au rapprochement des thèses et des axes d’action du parti socialiste avec le syndicalisme enseignant. Quelle mine de renseignements dès lors que ces notes de Jean Battut à François Mitterrand : Elles ont le mérite de nous permettre d’appréhender comment le syndicalisme enseignant et le parti socialiste apprirent à cheminer ensemble avant et pour la victoire du 10 mai 1981.
Certes orientées, au regard de leur destinataire, pour servir un combat politique, ces notes ont souvent un caractère engagé voire polémique. C’est que pour François Mitterrand, il importait alors de ne pas laisser le monde enseignant aux « communistes ». Aussi n’est-il pas étonnant que le contenu des notes de Jean Battut donne une place importante aux luttes intestines, souvent fratricides, qui opposaient alors les diverses tendances de la FEN et notamment ses deux courants principaux : le courant UID, (Unité, Indépendance et Démocratie) proche du PS, et le courant UA (Unité et action), dans lequel se retrouvaient tous les communisants, mais aussi, -ver dans le fruit pour François Mitterrand comme pour Jean Battut – de nombreux socialistes. Comment récupérer ces « dissidents » ? Comment éviter qu’ils n’affaiblissent le PS ?. L’enjeu était de taille. Le livre de Jean Battut montre, du moins dans la période considérée, que François Mitterrand réalisa globalement son objectif d’unité sous sa bannière. En revanche, les « failles idéologiques », les décalages socio-culturels, les conflits de culture et pas seulement d’appartenance politique que ces notes révèlent ne manquent pas d’annoncer à terme, au-delà de la victoire de 1981, de nouvelles recompositions syndicales, et comme de nouvelles donnes, où les grilles de lecture ancienne deviendraient obsolètes… Rappelons que la FEN finit par imploser en 1992.
Cependant, en 1979, on n’en est pas encore là. Le combat politique y est autant interne à la gauche qu’externe. Il s’agit pour François Mitterrand de ne rien lâcher politiquement et de se construire une position dominante sur le syndicalisme enseignant. Les notes de Jean Battut éclairent remarquablement à ce sujet les stratégies suivies.
Par voie de conséquence, le livre de Jean Battut mérite de retenir l’attention.
Sur la forme, tout d’abord : tout un chacun pourrait croire a priori qu’un recueil de notes telles que celles qu’il offre à son lecteur entraînerait une lecture difficile et austère.
Or, ce n’est pas le cas : Jean Battut a le souci d’éclairer les notes qu’il adressa à François Mitterrand d’éléments de contexte. La lecture est du coup grandement facilitée. Chaque note est par ailleurs suivie d’une rapide analyse, qui mentionne les pistes d’action suggérées à l’époque à François Mitterrand.
Chose non moins essentielle : l’engagement du militant n’exclut ni le souci de l’objectivité ni le respect des positions des différents acteurs. Ainsi faut-il savoir gré à Jean Battut d’avoir sollicité André Henry, qui était alors secrétaire général de la FEN et Guy Georges, qui était secrétaire général du SNI-PEGC pour rédiger deux préfaces à son livre. Contributions riches et intéressantes, ces deux textes enrichissent la réflexion, en décalant les points de vue.
Au-delà de ces considérations générales, c’est sur le fond que le livre de Jean Battut retient surtout l’attention.
La période couverte par les notes de Jean Battut –les années 1975-1979 -correspond à une période d’intense prise de conscience par notre système éducatif de la nécessité de grandes mutations à opérer en son sein. A lire Jean Battut, on se rend compte d’ailleurs que bien des réformes éducatives engagées aujourd’hui, s’inscrivent encore dans le cadre de ces changements dont on découvrait alors l’impérieuse nécessité.
En 1975, nous étions sous la Présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing, qui avait été élu en 1974. Nous étions aussi dans les « trente glorieuses », portés par une dynamique de développement économique soutenu. La France avait en trente ans changé de visage. Il était donc indispensable qu’il en soit de même de son école. Encore fallait-il qu’elle sache affronter. plusieurs défis.
On peut en retenir au moins trois. Ils constituent l’arrière plan sociologique, pédagogique et politique du livre de Jean Battut.
Le premier défi est démographique, économique, et social. En 1975, au regard des évolutions du monde, il y a urgence à procéder à une élévation générale, du niveau des qualifications. Générale, cela veut dire qu’elle doit s’appliquer également à tous les élèves d’une classe d’âge. On affirme donc le droit de tous les élèves à bénéficier d’une scolarité complète au collège, ce qui implique la fin des filières de délestage et d’exclusion. C’est sur ces bases que la Réforme Haby, dite du collège unique, voit le jour et qu’elle est votée en 1975.
Quarante ans après, le collège unique continue d’être une source de débats, et un facteur de clivage qui dépasse les oppositions gauche/droite… C’est donc dire l’intérêt qu’il y a à revenir au contexte de son élaboration, et à étudier de plus près le, ou plutôt les positionnements des syndicats enseignants à son égard. Les notes de Jean Battut montrent en l’occurrence un François Mitterrand soutenant sans ambiguïtés les orientations du projet d’Ecole fondamentale, portées par la FEN et plus particulièrement par le SNI, mais vivement combattues, en revanche, par le SNES.
Mais deux autres défis affleurent et se font sentir dans l’ouvrage de Jean Battut.
Il y a tout d’abord celui de l’ouverture de l’école. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, son principe et sa nécessité sont partagés par l’ensemble des partenaires. C’est au demeurant la FEN elle-même qui prend l’initiative de solliciter le Ministre de l’époque, Christian Beullac, pour qu’il ouvre des négociations sur une idée qui était au cœur de son projet fédéral, en l’occurrence celui de l’Ecole de l’Education permanente. Au terme des négociations, il y eut deux signatures d’accord, l’une entre le Ministre et le CNPF, et l’autre entre le Ministre et la FEN. Elles débouchèrent notamment sur la mise en place de séquences éducatives en entreprises. Ce registre de questions constitue donc un deuxième arrière plan, important, des rencontres et des débats entre le Ministre, les responsables du PS et le syndicalisme enseignant. Ouvrir le système éducatif, oui, certainement, mais jusqu’où, avec quelles limites, avec quelles précautions ? Sur un sujet aussi crucial, il était nécessaire de parler et d’avancer. Le livre de Jean Battut -c’est un autre de ses mérites- permet de se rendre compte que ce fut le cas, l’initiative en l’occurrence ayant été prise par le monde enseignant lui-même. La chose méritait assurément d’être rappelée.
Troisième défi, corrélatif des deux premiers, celui de la formation des maîtres. On le voit apparaître dans les dernières notes de Jean Battut à François Mitterrand. Pour répondre aux deux défis précédents, il faut de « nouveaux maîtres ». Mais quel contenu donner à cet objectif ? A quel niveau les recruter ? Comment les former ? Avec quels contenus de formation ? Avec quelles rémunérations ?… Les derniers concours de recrutements d’instituteurs au niveau du Brevet se ferment. On élève le niveau d’exigence nécessaire à l’obtention du diplôme d’instituteur. En 1979, on l’établit à Bac+3. On commence à faire une place plus grande à l’université dans la formation des maîtres. C’est là dès lors aussi bien pour le futur candidat à l’élection présidentielle que pour les syndicats enseignants un troisième défi aussi important que les précédents.
Au moment où l’actuel Ministre de l’éducation, Vincent Peillon, vient de faire voter une loi ambitieuse de refondation de l’école de la République, ce n’est être ni prophète ni critique que de dire que cette importante loi méritera d’être accompagnée et soutenue à présent par d’autres réformes- au demeurant à l’étude- portant sur le fonctionnement des structures, sur la formation des maîtres, sur la continuité Ecole/ collège, sur le statut des enseignants du secondaire, etc. dont on voit qu’elles étaient déjà en germe dans les débats syndicalo-politiques des années 75-79.
A l’évidence, l’adoption de telles réformes ne pourra, aujourd’hui comme hier, se faire que si le monde enseignant, et ses représentants syndicaux, savent à nouveau rencontrer le politique, et réciproquement a-t-on envie d’ajouter, pour en débattre ensemble, dans une confiance qui n’exclut ni le débat ni la divergence.
A cet égard, en nous montrant que la chose fut possible avant 81, Jean Battut nous laisse à penser qu’elle devrait pouvoir l’être aussi aujourd’hui. Comment dès lors ne pas lire aussi son livre comme un message d’espérance renouvelée?
Jean-Pierre Villain
Inspecteur général honoraire de l’éducation nationale
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