François Mitterrand et moi parlions souvent de l’Egypte, pays pour lequel nous avions une attirance commune. Il y avait fait de nombreux séjours y compris jusqu’aux derniers jours de sa vie, en décembre 1995, à Assouan.
Pour ma part, j’avais découvert l’Egypte en 1964 à l’occasion d’un reportage que j’effectuais pour l’ancien Libération sur l’inauguration par Nasser et Khrouchtchev du barrage d’Assouan construit avec l’aide financière de l’Union Soviétique.
La mort du journal, quelques mois plus tard, m’ayant libéré des contraintes quotidiennes, je décidai d’aller faire un long séjour en Egypte avec l’intention d’écrire un livre pour lequel j’avais signé un contrat avec les éditions Julliard1.
Je passai donc les premiers mois de 1965 à parcourir le pays de long en large avec de fréquents retours au Caire où je rencontrai de nombreux intellectuels et dirigeants politiques dont Nasser lui-même que j’ai pu interviewer pendant près d’une heure.
Après mon retour à Paris et la publication de mon livre, j’avais donc l’occasion de parler de l’Egypte avec François Mitterrand auprès duquel je venais de m’engager pour la campagne présidentielle.
C’est donc avec lui que je suis retourné au Caire fin janvier 19742 à l’invitation du directeur du grand Journal Al Ahram, Mohamed Hassanein Heikal, qui avait été le conseiller et le confident de Gamal Abdel Nasser.
Les choses avaient sensiblement changé. Nasser était mort en septembre 1970. Deux guerres avec Israël avaient profondément modifié le climat politique égyptien. La direction du pays était désormais entre les mains d’Anouar El Sadate qui avait été l’un des principaux acteurs de la révolution nasserienne de 1956 mais avait rapidement choisi une nouvelle orientation.
D’abord il s’était efforcé d’effacer le grave traumatisme qu’avait provoqué chez tous les Egyptiens la cuisante défaite de la guerre des « six jours », en juin 1967. Préparée dans le plus grand secret, à l’insu des Russes comme des Américains, l’offensive militaire déclenchée en octobre 1973 et connue sous le nom de « guerre du Kippour » avait permis à l’armée égyptienne de franchir le canal de Suez et de montrer au monde qu’Israël n’était pas invincible. Un nouveau rapport de force s’était établi et les Egyptiens ont pu commencer à parler, sans complexe d’infériorité, de paix avec l’Etat d’Israël dont le droit à l’existence se trouvait, du même coup, reconnu pour la première fois.
Ce fut le sujet principal de l’entretien entre Sadate et François Mitterrand, et comme ce dernier lui rappelait les liens traditionnels entre les socialistes français et le parti travailliste israélien, Sadate répondit sans ambage :
« Les Arabes qui parlent de jeter les Juifs à la mer son des irresponsables. Nous acceptons l’accord avec Israël à condition qu’il cesse d’être un porte-avions de l’impérialisme au Proche-Orient ». Et le ministre des Affaires Etrangères, Ismaïl Fahmi fut encore plus précis : « Nous sommes prêts à signer un traité de paix avec Israël. C’est la première fois qu’un pays arabe est disposé à le faire. Il appartient à Israël de ne pas perdre cette occasion en remplissant les deux conditions préliminaires que sont le retrait des territoires occupés en 1967 et la reconnaissance des droits nationaux des Palestiniens ».
Ce voyage nous avait d’ailleurs réservé une surprise : au déjeuner que nous offrait Heikal, nous vîmes arriver le leader de l’O.L.P, Yasser Arafat qui était revenu spécialement de Suez pour rencontrer François Mitterrand. Il a défendu devant nous, la thèse d’un Etat commun où vivaient côte à côte sur le territoire de l’ancienne Palestine, les trois millions d’Israéliens et les trois millions de Palestiniens.
En réponse à nos objections sur la difficulté de réaliser un tel projet, il est revenu plusieurs fois à la charge, approuvant au passage la voie dans laquelle l’Egypte s’était engagée. En nous quittant il m’a remis un petit fanion alliant le croissant, la croix et le chandelier à sept branches dans un symbolisme œcuménique qui serait, disait-il, celui d’un Etat démocratique, laïque et le plus progressiste de la région.
Nous avons pu constater pendant ce séjour que ce n’était pas seulement par rapport à Israël que Sadate avait rompu avec la ligne de Nasser (dont on cherchait en vain le moindre portrait dans le bureau où il nous recevait).
Sur le terrain de la politique intérieure égyptienne, le changement était également manifeste. Non seulement le culte de Nasser avait été mis en veilleuse mais Sadate avait replacé aux postes clés, au détriment de la gauche nasserienne, des hommes politiques connus comme favorable aux Américains, et il avait engagé une relation étroite avec Henri Kissinger pour obtenir l’aide des Etats-Unis. Nous-mêmes avions croisé David Rockfeller, Président de la Chase Manhattan Bank, venu conclure un prêt de 80 millions de dollars.
Fait significatif : au lendemain de notre visite, Mohammed Heikal, qui avait assisté silencieux à notre rencontre avec Sadate, était remplacé par un ancien adversaire de Nasser dans les fonctions de directeur d’Al Ahram. Il perdait ainsi le pouvoir qu’il avait eu pendant des années dans le sillage de l’ancien Raïs.
Cette visite au Caire – nous avions fait aussi un « saut » à Assouan pour voir le fonctionnement du barrage – se déroulait donc au début de 1974. Sadate est mort un peu plus de sept ans plus tard, victime, le 6 octobre 1981, d’un attentat au cours d’une parade militaire.
Son souhait d’obtenir la paix entre Israël et les Palestiniens n’est toujours pas en passe d’être réalisé, et l’Egypte a subi depuis tant de bouleversements que Sadate – comme Nasser – sont tombés dans l’oubli.