Lauréat du Prix Master 2011 de l’institut François Mitterrand, Paul Chaput publie son ouvrage La France face à l’initiative de défense stratégique de Ronald Reagan issu de son mémoire de Master 2 aux éditions de l’Harmattan. En 2011 nous avions publié son article résumé de son mémoire. Nous publions ici la préface rédigé par Serge Bernstein.
L’ouvrage que nous présente Paul Chaput est à beaucoup d’égards exemplaire. D’abord en ce qu’il nous éclaire sur un épisode quelque peu oublié aujourd’hui, mais fondamental pour comprendre les débats des années 1980 autour des problèmes de défense tels qu’ils se posent à l’échelle planétaire dans un monde qui reste dominé par l’affrontement bipolaire issu de la Seconde guerre mondiale. Ensuite par ce qu’il révèle des conceptions de politique extérieure et de politique militaire de François Mitterrand, héritier de la doctrine gaulliste de dissuasion nucléaire, mais aussi de la double méfiance du général envers le système soviétique et son hégémonie sur l’est-européen et envers l’allié américain dont il redoute la propension à instaurer un protectorat sur l’Europe occidentale. Enfin, Paul Chaput, mobilisant les archives accessibles (en particulier celles des conseillers de l’Élysée dans le domaine concerné) pousse aussi loin que possible l’étude toujours complexe du processus de décision en matière de politique étrangère.
C’est un scénario dramatique en trois temps qui sert de trame au livre. Le premier acte se situe en ce 23 mars 1985 lorsque le président des États-Unis Ronald Reagan révèle publiquement le projet prométhéen qu’il s’apprête à mettre en œuvre à coup de crédits se chiffrant en millions de dollars, l’Initiative de Défense stratégique, autrement dit la sanctuarisation du territoire des États-Unis d’ Amérique face à une éventuelle attaque nucléaire par la constitution d’un bouclier spatial. Le détail de ce projet laisse pantois et largement sceptique l’opinion américaine y compris les experts et les scientifiques devant les perspectives futuristes de cette Initiative. Il ne s’agit en effet de rien de moins qu’un ensemble de dispositifs « multicouches », terrestres, aériens, situés à diverses altitudes et mettant en œuvre des technologies de pointe dont la combinaison doit permettre la détection, l’interception et la destruction de tout missile balistique intercontinental lancé contre le territoire américain. Le processus achevé, ce dernier deviendrait invulnérable, rendant du même coup obsolète et inutile l’arsenal nucléaire dont se sont dotées les grandes puissances et mettant fin à « l’équilibre de la terreur », gardien depuis les années cinquante d’une paix fondée sur le risque de destruction mutuelle. Toutefois, Paul Chaput montre que ce scénario de science-fiction (ne baptise-t-on pas l’IDS « La guerre des étoiles » par analogie avec un film célèbre ?) suscite bien des doutes et des interrogations. En premier lieu se pose la question de la faisabilité de ce bouclier qui fait intervenir des mécanismes de haute technologie dont certains sont encore mal maîtrisés et qu’il s’agit de coupler avec d’autres dispositifs. C’est dire que des recherches sont encore nécessaires pour rendre opérants les systèmes concernés et que nul ne peut se hasarder à dire dans quel délai elles aboutiront. Ensuite s’exprime une interrogation sur la totale efficacité du système, à supposer qu’il parvienne à échéance, et il faut bientôt renoncer à l’idée qu’il rende le territoire des États-Unis parfaitement invulnérable. Au-delà des problèmes techniques et de l’efficacité se pose le problème politique qui se manifeste par l’inquiétude des alliés européens de l’OTAN sur les conséquences de l’adoption de l’IDS. Celle-ci est ressentie comme une résurgence de l’isolationnisme américain destinée à protéger les États-Unis en laissant l’Europe dépourvue de parapluie nucléaire puisque le projet suppose l’inutilité, et à terme, l’abandon de l’arsenal atomique américain. Et si, comme il est probable, l’Union soviétique, pour ne pas être dépassée par l’IDS, se lance à son tour dans un projet de bouclier spatial, la double protection dont bénéficieront les deux super-puissances ne laisse d’autre destin à l’Europe que celui de champ de bataille d’une éventuelle confrontation entre les deux Grands.
C’est dans le cadre de cette préoccupation des Européens face à l’IDS que se placent les réactions françaises qui ont leur propre spécificité et qui constituent le second acte du scénario. Le projet du président Reagan qui vise à rompre avec le concept de sécurité assurée par la dissuasion nucléaire bat en effet en brèche la stratégie de défense mise en place par le général de Gaulle, poursuivie par tous ses successeurs, y compris par François Mitterrand. Du même coup l’ensemble de la doctrine de défense française mise en place à grands frais depuis 1958 serait rendue obsolète et l’indépendance nationale fondée sur la force de frappe autonome et la conception selon laquelle la réplique nucléaire « du faible au fort », c’est-à-dire la possibilité pour la France d’atteindre avec ses fusées nucléaires le territoire d’une puissance dotée d’un arsenal considérable, possibilité supposée dissuader n’importe quel État de l’attaquer, serait vidée de toute substance. Il est donc légitime, comme le démontre Paul Chaput, que la réaction officielle française présentée par François Mitterrand au G7 de Bonn en mai 1985 soit clairement négative. Mais les choses ne sont pas si simples et l’un des apports de l’ouvrage est de montrer que, du côté français, bien des hésitations se font jour pour nuancer la fermeté du refus. D’une part, François Mitterrand lui-même ne se montre pas insensible aux progrès technologiques qui résulteront des travaux et des recherches nécessaires pour mettre au point un projet crédible. Par ailleurs, les entreprises françaises spécialisées dans les marchés d’armement (Matra, Thomson, l’Aérospatiale) cherchent à obtenir des contrats auprès des Américains et ceux-ci les encouragent à présenter des offres dans le cadre de l’IDS. Des experts militaires comme le général Gallois montrent un vif intérêt pour ce projet futuriste. Enfin, l’opposition de droite conduite par Jacques Chirac se montre favorable à l’IDS. Toutefois, l’offre du président Reagan aux membres de l’OTAN de participer au projet en étendant le bouclier spatial à l’Europe occidentale, jointe à la conviction que les Américains n’accepteront pas de partager leurs secrets technologiques avec les Européens, forgent, pour François Mitterrand, la conviction que les États-Unis ont trouvé dans l’IDS un nouveau moyen d’étendre leur protectorat à l’Europe et entraîne un refus définitif de la part de la France.
Mais Paul Chaput montre que le problème n’est pas clos pour autant et qu’il faut prendre en compte un troisième acte. Si le bouclier spatial américain à fins militaires est rejeté, l’idée qu’il est nécessaire de ne pas se laisser dépasser dans la course à l’innovation technologique s’impose au contraire. Et comme la France est consciente de n’avoir pas les moyens de se lancer seule dans cette course au progrès, c’est un projet européen de coopération technologique qui sort des réflexions et des travaux des conseillers présidentiels, conduits par Jacques Attali et Hubert Védrine. En 1985, au moment où François Mitterrand répond par une fin de non-recevoir aux propositions américaines, il propose à ses partenaires européens une forme de Communauté européenne des hautes technologies, le projet Eurêka, alternative à l’IDS, mais qui s’en distingue par le caractère non-militaire des recherches envisagées. Et Paul Chaput décrit avec une grande précision le processus qui conduit les partenaires européens de la France de la méfiance envers une proposition qui leur paraît marquée par l’hostilité envers les États-Unis à l’acceptation finale de la coopération européenne au sein d’Eurêka.
Le passionnant ouvrage de Paul Chaput révèle ainsi comment la France de François Mitterrand se sert d’un projet pharaonique destiné à assurer aux États-Unis la maîtrise de l’espace tout en rendant obsolète la stratégie française de défense fondée sur la dissuasion nucléaire pour lui substituer à l’échelle européenne un projet de coopération destiné à renforcer la construction de l’Europe, qui devient en ces années 1985-1986 la grande idée de la présidence Mitterrand.
Serge Berstein
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