IFM : Après la victoire de 81, la communication gouvernementale se met, progressivement et difficilement, en place, pourquoi vous choisissez de ne pas vous installer au côté de François Mitterrand à l’Elysée pour devenir son communicant ?
Jacques Séguéla : Parce que j’ai une agence qui commence à devenir une grande agence en France (n°2), j’ai des associés, et je n’aime pas la politique (et encore moins l’Élysée) et la fréquentation des politiques. J’ai une admiration sans borne pour Mitterrand, je lui dois tout c’est la moindre des choses, mais je n’ai aucune envie de le faire et ce n’est pas mon métier, c’est celui de Pilhan. Il y a le publicitaire politique et le communicant politique – le spin-doctor. Le publicitaire politique est un publicitaire qui fait de la politique, comme s’il faisait de la lessive, de l’automobile ou de l’eau minérale, c’est pareil. Mais sublimé par l’homme qui est le dieu des produits avec toute l’éthique, l’énergie, la morale, le romantisme, l’émotion, les tripes qu’il faut y mettre. Une bouteille d’eau c’est une bouteille d’eau, si elle ne te plaît pas tu changes de marque. Quand tu élis Mitterrand c’est pour sept ans et tu engages ton avenir, celui de tes enfants. Par contre le spin-doctor est un politique communicant, il doit être d’obédience politique, connaître le milieu et il doit vivre aux côtés de son client, il ne doit pas le lâcher. Tous les jours il y a un évènement nouveau qui se produit et il doit réagir dans l’heure. Je ne risquais pas de pouvoir diriger mon agence et de m’occuper de Mitterrand. Je pouvais arriver quand il y a avait un problème particulier. D’ailleurs Mitterrand a toujours pris soin de m’inviter tous les mois pour parler des conventions culturelles, de l’avancée des choses, du moral des Français sans jamais que je lui donne des conseils dans sa communication, ou très, très peu. C’était le domaine exclusif de Pilhan, pas le mien.
Quand est arrivé juillet 87, Mitterrand m’a appelé : « je voudrais déjeuner avec vous ». Je suis allé le voir et au lieu de me recevoir dans son bureau, il m’a reçu dans sa bibliothèque – ce qui était toujours un signe chez lui – il m’a parlé pendant une heure et demi de ses livres de sa vie, de la mort, et à la fin du repas :
« – Au fait Séguéla, je ne me représente pas, mais un jour vous m’avez dit que pour un homme d’État, ne pas préparer une campagne au cas où, c’était une faute professionnelle. Vous allez me préparer une campagne mais qui va servir à Rocard, qui pourrais me servir, mais elle va servir à Rocard.
– Mais M. le Président, comment voulez-vous que je fasse une campagne qui soit à la fois pour Rocard et pour vous. Dans une affiche je vais mettre sa tête d’un côté et la vôtre de l’autre ? Ou moitié Rocard et moitié Mitterrand ?
– Séguéla vous avez des idées, allez, cherchez !
– Écoutez, je vais en parler à Pilhan.
– Non surtout pas. Ne voyez pas Jacques Pilhan.
– Monsieur le Président, c’est votre meilleur atout, le meilleur homme de marketing que la France ait connu et vous vous privez, vous me privez d’un outil indispensable. Il connaît tellement bien les flux structurels politiques.
– Je ne veux pas en entendre parler. »
Trois semaines après j’ai de nouveau insisté auprès de Mitterrand qui a de nouveau refusé.
J’ai revu Mitterrand une troisième fois, je lui ai alors écrit un petit mot : « J’ai besoin de Pilhan, mais je ferai ce que vous me demandez de faire. » Il a déchiré le papier et m’a dit : « Allez, prenez Pilhan ! »
C’est la seule fois de ma vie que je suis revenu trois fois pour vendre une idée à François Mitterrand. Toutes les autres campagnes ont soit été acceptées d’emblée, soit rejetées dans la seconde. C’est ce qui a amené Génération Mitterrand qui est une affiche mythique. La main qui faisait face à celle de la petite fille devant être soit la main de Mitterrand soit celle de Rocard. En réalité c’était la mienne.
Génération Mitterrand était dans l’air ? Qui est à l’origine de ce slogan ?
C’était dans l’air car il y avait déjà plusieurs générations qui couraient dans l’air. Il y avait Génération Pepsi. Harlem Désir et Julien Dray parlaient déjà de Génération Mitterrand, qui, comme pour la Force tranquille, m’est resté dans les oreilles. Je cherchais désespérément une idée et un slogan qui pourrait aller à Mitterrand comme à Rocard, mais j’avais bien compris que c’était Mitterrand qui ferait la campagne. C’était une façon de le mettre sur l’affiche alors qu’il ne voulait pas être sur l’affiche. Alors j’ai dit « Génération Mitterrand c’est génial ! ». Pour ne pas me mouiller, je l’ai traité en logo en insérant des images à l’intérieur du texte. Lorsque j’ai amené l’affiche à Mitterrand, il m’a dit: « Séguéla vous êtes quand même fort. Je ne voulais pas qu’il y ait Mitterrand sur l’affiche, vous avez mis Mitterrand et vous savez que je ne serai pas candidat ». Je lui ai répondu: « Mais ce n’est pas vous, c’est votre Génération. C’est elle qui va prendre le relais. A moins que… »
Dans cette campagne 88 quelles étaient vos relations avec le couple Colé-Pilhan?
Toujours les mêmes, j’ai toujours eu de très bonnes relations avec eux. Á cette époque il était directeur du marketing de l’agence, je travaillais tous les jours avec lui, on se voyait régulièrement et encore plus quand on faisait des campagnes, de même pour Colé. Pilhan a abandonné Mitterrand au mois de décembre 1994, quand Jean-Michel Goudard est allé lui demander – alors qu’il était encore pour trois ou quatre mois au service de François Mitterrand – de travailler pour Chirac. Quand il a commencé à travailler pour Chirac avec Goudard et Brochand, Pilhan a très mal digéré sa « trahison ». J’ai quitté la gauche pour la droite, ça ne m’a posé aucun problème car je ne suis ni de droite ni de gauche. Lui était profondément de gauche. Je l’ai connu gauchiste, cryptocommuniste, marxiste. Donc pour lui ça a été un déchirement. Il a eu évidemment l’anathème de Mitterrand et des mitterrandistes instantanément. Pilhan était très proche de Chirac (qui d’ailleurs est allé à son enterrement), mais il en parlait peu. Il était administrateur de notre agence, donc on se voyait régulièrement (je me souviens de mon dernier déjeuner avec lui, quelques semaines avant sa mort), on ne parlait que de Mitterrand mais jamais de Chirac. Il avait la nostalgie des plus belles années de sa vie : pendant 14 ans il a été le spin-doctor du plus grand président français après De Gaulle.
En 1981 on ne parle que d’une seule affiche (La Force Tranquille), en 1988…
…1988 c’est la meilleure campagne. Elle a été copiée dans le monde entier. Tous les ingrédients sont présents. Elle est zéro défaut, c’est une campagne absolue. On était en état de grâce. Et surtout le fait que Mitterrand était à la manœuvre. Il était partout, il revoyait tout. Je me souviens je lui avais demandé au mois d’août d’écrire. Je lui ai donné ce conseil : « profitez de vos vacances pour écrire La Lettre à tous les Français ». Evidemment il a commencé mais il ne l’a fini qu’au dernier moment, on était très en retard. L’idée c’était de donner La Lettre à tous les Français aux journaux, qui l’ont publiée gratuitement. C’était une campagne magique car elle était gratuite. Le Monde l’a reproduite intégralement. Je lui dis « Monsieur le Président, il faut que je donne tout aux journaux ce soir ». Jacques Attali, deux correcteurs de la Sorbonne et quelqu’un du PS sont venus corriger. Nous corrigeons quelques fautes, je dis à Mitterrand : « Ce n’est pas la peine de passer ». A minuit il passe, juste après son dîner : « Ah je voulais voir où ça en était », et emporte le texte, il était alors 2h du matin. Je vais me coucher et à 4h du matin il me réveille : « Séguéla, je viens de relire le texte et page 42, ce n’est pas deuxième millénaire qu’il faut écrire, mais troisième millénaire ». Il avait raison, et pourtant ça avait été relu par Attali. Il avait 72 ans, il avait un cancer depuis 8 ans, il sortait d’une campagne épuisante. Ce vieux Monsieur se couche et relit une dernière fois le texte et a l’agilité de trouver la seule faute qui restait dans ce texte. C’est lui qui a mené cette campagne, il a tout tenu. Mitterrand est un génie, un vrai génie.
L’idée de La France Unie s’appuie t’elle sur la théorie des courants socio-culturels et de la volonté des Français d’être rassurés ?
Pour autant que je m’en souvienne, Pilhan n’était pas trop pour Génération Mitterrand. Je me souviens l’avoir présenté à Harlem Désir et Julien Dray qui n’ont pas aimé non plus, mais Mitterrand a adoré. La France Unie c’était autre chose. L’affiche était Il nous reste beaucoup à faire ensemble, elle était prête, il ne restait plus qu’à l’envoyer à l’impression. J’avais choisi la photo. Mitterrand ne voulait pas se faire photographier. Donc j’ai vu des quantités de vieilles photos et j’en ai pris une de profil car je voulais un profil de médaille mais qui soit aussi un peu tourné vers le public, qu’il regarde vers l’avenir, mais qu’il y ait aussi les Français dans le champ. Je voulais quelque chose de bleu, de très doux. Le titre était : Il nous reste beaucoup à faire ensemble. C’est ce que voulait dire Mitterrand. Je vois Goudard à la télé présenter l’affiche chiraquienne Nous irons plus loin ensemble. De suite j’appelle Mitterrand qui me répond « cela n’a pas d’importance ». Je lui dis : « Je ne peux pas accepter que votre dernière affiche soit un fac-similé de celle de Chirac. Si Chirac l’a choisi c’est qu’elle est nulle ». Mitterrand me répond « Vous avez jusqu’à 10h du matin ». Je réunis les créatifs. J’étais désespéré. Vers une ou deux heures du matin, je me dis : « la France unie ! C’est quoi un deuxième tour, c’est réunir les Français. C’est quoi la France unie, c’est la réunion. » Je téléphone au créatif qui fait la maquette en pleine nuit. Il m’amène la maquette à 7h30 devant l’Elysée et à 8h j’étais dans le bureau de Mitterrand. Il me dit « Si ça vous fait plaisir, Séguéla, faites-le. »Et Tonton ? Vous écrivez dans la parole de Dieu que vous avez lancé l’idée de Tonton qui allait ensuite être reprise par Jean-François Bizot et Renaud.
La volonté de Mitterrand c’était la stratégie du désir : comment créer du désir et se déclarer au dernier moment. C’est cette même stratégie du désir qui a perdu Sarkozy, qui s’est déclaré trop tard. A cause de cet imbécile de Buisson. J’avais déjà dit à Sarkozy « il faut que tu te présentes ». Je n’étais pas son communicant. Je n’avais pas envie de l’être car j’avais trop de liens affectifs avec lui. Mais je lui avais dit « tu dois te présenter le 21 janvier. Sinon tu n’auras pas le temps de rattraper les 20 points de retard. Tu as déjà laissé tout le mois de novembre les médias braqués sur les Socialistes. C’est toi qui dois les récupérer et personne d’autre, ni la droite, toi seul. Tu as besoin de trois mois. D’autant qu’au mois d’avril tu as trois semaines où il y a égalité de temps de parole, et toi, tu es tout seul, ils seront tous contre toi ». Buisson lui a dit : « Mais non, il faut se déclarer le plus tard possible, au mois de mars. D’ailleurs Mitterrand s’est déclaré le 31 mars ». Il n’avait rien compris. En 1988, toutes les semaines je faisais de la pub, je créais l’événement : avec Génération Mitterrand, avec Depardieu qui avait acheté lui-même des pages de Match pour dire « Tonton ne nous quitte pas », avec Renaud qui a créé la chanson : Tonton laisse pas béton qui a fait le titre de Libé. Il y avait une dizaine d’autres artistes. Chaque semaine on arrivait à relancer l’opération. On a fait des milliers de signature avec Tonton ne nous quitte pas, la pétition a tourné dans toute la France. On avait inventé le buzz politique. Quand Sarkozy a vu que les choses se gâtaient, il s’est engagé, le 21 février. Dans les derniers temps de la campagne, il gagnait un point par semaine et il a perdu de 600.000 voix. Avec quatre semaines de plus il gagnait. De la même façon, en 2002, quand Chirac a été élu, si l’élection avait eu lieu 15 jours avant, Jospin aurait été élu.
Dans la parole de Dieu vous expliquez que la campagne de 1988 a été plus médiatique que politique, qu’entendez-vous par là ?
Elle n’est pas du tout politique. Génération Mitterrand ce n’est pas politique. Tonton laisse pas béton, ce n’est pas politique, la Lettre à tous les Français, ce n’est pas politique. Ce n’était pas un programme, ni même des promesses. C’était ma vision du pouvoir, de la France, du monde. C’était le texte d’un politique, mais pas une campagne politique. D’ailleurs jamais je ne me suis permis de dire : Votez pour moi.
Avant 1981 les relations entre François Mitterrand et la télévision, ce n’était pas le grand amour ?
Mitterrand et la télévision ce n’était pas le grand amour, car en 1974 il s’était pris une claque de la part de Giscard dans un face à face terrible. Nous avons énormément travaillé le sujet. La faute de Giscard en 81, c’est la même que Sarkozy qui ne s’était pas préparé face à Hollande car il était sûr de le ratatiner. Et c’est lui qui se fera ratatiner. Avec Pilhan nous avons préparé, comme des fous, Mitterrand à sa prestation. Nous l’avons libéré, d’abord lorsque je lui ai dit en tête à tête : « Monsieur le Président il faut changer de tailleur et changer de dentiste ». Car Mitterrand ne souriait pas, il était gêné par ses dents surnuméraires, et un homme qui ne sourit pas à la télévision est un homme qui vous veut du mal. Les meilleures façons de dire « bonjour » ou « je t’aime » à la télévision, c’est de sourire, ça l’a complètement libéré. Il était habillé comme un ministre de la IIIe République, ma femme l’a amené chez Marcel Lassance qui lui a fourni des habits mieux structurés, ce qui lui a donné dix ans de moins dans l’apparence : des complets marrons, des couleurs chaudes, qui le sortait de ses complets gris des hommes politiques. Je lui ai également conseillé de libérer ses mains. Dans les débuts de la télévision dans les émissions Lecture pour tous de Desgraupes et Dumayet, il y avait une caméra qui était sous la table – ce qui a été interdit après – et on voyait leurs jambes et leurs mains qui tremblaient. Ils coinçaient leurs mains sous leurs fesses pour avoir l’air bien droit. On aurait dit des momies. J’ai dit à Mitterrand : « il faut parler avec vos mains, il faut jeter vos mains au public. Si vous commencez à parler et que vous étendez vos mains, vous les embrassez ». 70% de la télévision c’est ça, le faciès, la façon dont vous entrez dans l’écran. La gestuelle représente 15% et le dit ne compte que pour 15%. Vous vous rendez compte la puissance de la gestuelle ! Je lui dis d’ailleurs : « Quand vous avez une question embarrassante. A la télévision vous êtes jugé à la rapidité avec laquelle vous réagissez. Vous avez votre jeu de main – qu’il utilisait dans la vie de tous les jours, mais pas à la télévision – utilisez votre jeu de mains à la télévision. Cela vous donne 20 ou 30 secondes pour réfléchir. » Il l’a fait à chaque fois. Son entourage (pas moi), sa belle-sœur qui était dans le cinéma, voulait en faire un acteur, lui faire prendre des cours avec un cinéaste. Je lui ai dit : « Vous êtes vous. Ne soyez pas un acteur, rompez la glace ». D’ailleurs, toutes les 10 ou 15 premières minutes de Mitterrand sont ratées, il lui faut du temps. C’est pour cette raison qu’il devait éviter les interviews de 10 minutes d’un journal télévisé. Il lui fallait les grandes émissions qui faisaient du sur-mesure pour lui. Pilhan en a été l’artisan1.
Journal d’Antenne 2 du 20 janvier 1988 : Lancement de Génération Mitterrand