Daniel Vaillant : François Mitterrand est un personnage majeur de l’Histoire du XXe siècle et je regrette qu’il n’ait pas pesé sur le XXIe. Les choses vont vite. Plus on s’éloigne de la seconde guerre mondiale, du Conseil National de la Résistance – on peut penser ce que l’on veut de la IVe ou de la Ve, apprivoisées par François Mitterrand – plus on se dit que c’est un peu dommage que cette génération qui a reçu beaucoup d’enseignements de la guerre, ne soit plus aux responsabilités. Ce n’est pas de la nostalgie mais je le ressens. Je trouve que la génération actuelle n’a pas l’avantage d’avoir vécu ces années où la seconde guerre mondiale imprimait encore des valeurs – l’ambiance, la pratique, le comportement politique – pour la République. On a une génération aujourd’hui qui n’a pas subi les épreuves de la guerre, de l’absence de liberté, de la reconstruction.
Il y avait une solidarité qui datait de ces années noires : Pierre de Bénouville défendant François Mitterrand, le respect partagé entre Jacques Chaban-Delmas et François Mitterrand, tout cela avait du sens. Aujourd’hui les hommes politiques n’ont pas été placés dans cette situation d’avoir subi des épreuves, François Mitterrand est un modèle qui n’est pas reproductible.
Vous avez presque reçu le Mitterrandisme « en héritage » ?
J’ai cet avantage d’être né en 1949 à Lormes dans la Nièvre dans la circonscription de François Mitterrand dans laquelle il a été élu en 1946. Je l’ai rencontré quand j’étais gamin, par l’intermédiaire de Léon Vié – un socialiste de l’Ariège, ancien directeur d’école de ma mère et ami de résistance de mon arrière-grand-mère, Victorine André. Il a eu une certaine influence « socialiste » sur François Mitterrand. C’est chez Victorine André – elle tenait un bistrot – que Léon Vié à fait faire à François Mitterrand sa première réunion publique.
Le 30 juin 1994, je marie Lionel Jospin, ici, à la Mairie du 18e. Le soir il y avait un dîner à l’institut du Monde Arabe et j’étais assis à côté de François Mitterrand – qui était préoccupé car Danielle Mitterrand se faisait opérer du cœur. Lionel Jospin demande à François Mitterrand « vous savez pourquoi Daniel Vaillant est à notre table ? », il répond « oui, c’est lui qui vous a marié. Je connais bien Daniel Vaillant j’ai fait ma première réunion publique chez sa grand-mère ». Mémoire extraordinaire. On a bavardé, il était préoccupé, il était en souffrance, il avalait sa poignée de médicaments avec de l’eau et du vin, mais il se souvenait de mon arrière-grand-mère.
Je n’ai aucun mérite à avoir été mitterrandiste, je suis né d’une famille de gauche. Mon arrière-grand-mère était presque mitterrandiste, elle était de gauche mais plutôt socialisante. Elle a écrit une lettre après la campagne de 1965 à Léon Vié lui disant « un jour il sera Président », elle l’y décrivait comme étant un homme très brillant. Il l’avait impressionné, elle lui était attachée. Ma mère était issue d’une famille de paysans non propriétaires. Mon père était militant plutôt communiste, libéré de captivité en Haute-Silésie par les Russes, mais il a pris ses distances avec le PC après 1956, lors des évènements de Hongrie. En 1958 il considérait de Gaulle comme un usurpateur : « jamais un militaire ou un religieux à la tête du pays » et cela m’est resté. François Mitterrand venait régulièrement aux comices agricoles à Lormes, il était le député, ce qui était très important. On peut dire que les gens qui se convertissent à la gauche ont plus de mérite (sauf si c’est par opportunisme dans les périodes porteuses) que moi qui ai hérité de ce patrimoine politique.
Quand je suis allé au meeting de François Mitterrand à la Mutualité, en 1965, étaient présents Jean-François Kahn et Jean-François Revel, qui depuis ont fait la démonstration qu’ils n’étaient pas vraiment de gauche, mais qui étaient dans l’antigaullisme. Pour moi l’antigaullisme était aussi important que le mitterrandisme. Lors de la campagne de 1965, pendant laquelle François Mitterrand a brillé, je n’avais pas la télévision chez moi, j’allais le voir chez les parents d’un copain d’école qui était aussi de la Nièvre. Je trouvais qu’il crevait l’écran, D’accord, j’étais subjectif : il était député du Morvan, de gauche et il avait fait l’union de la gauche, grâce à Claude Estier – qui avait conduit les négociations pour que les communistes acceptent de ne pas concourir et d’être distancé. Daniel Mayer et Gaston Defferre avaient renoncé également. J’étais lycéen, j’étais heureux. Je reconnais donc que la dimension idéologique n’était pas très présente, c’est plus le patrimoine familial qui a joué, je n’avais aucun mérite d’être là, c’était l’héritage.
Comment vous êtes-vous engagé en politique ?
Le fait que mon père était de gauche et la candidature de Mitterrand en 1965 ont été les éléments déclenchants de mon engagement politique. Lors de la campagne de 1965, j’étais au lycée à Jacques Decour. J’ai fait campagne en collant l’affiche « est ce que vous confieriez vos affaires à votre grand-père, François Mitterrand un président jeune pour une France moderne », je ne sais plus comment je les récupérais. Il m’impressionnait à tel point je me suis mis à l’imiter comme j’imitais mes professeurs : « je fais appel à celles et ceux qui ne se résignent pas à l’abandon de leurs responsabilités civiques à se joindre au combat pour une nouvelle espérance ».
Et il y a eu la mise en ballotage de de Gaulle, il n’y avait aucune chance que François Mitterrand l’emporte mais on y croyait quand même. C’était comme en 1995 lorsque je dirigeais la campagne de Lionel Jospin, nous savions lui et moi qu’il ne serait pas élu au second tour mais on voyait des jeunes gens comme Benoit Hamon et quelques autres qui le soir du second tour pleuraient parce que Lionel Jospin avait perdu face à Chirac.
En 1965 François Mitterrand savait que ce n’était pas mûr, il savait que la première étape c’était d’être devant le PC et il n’avait pas fait la démonstration, car était le candidat unique de la gauche, l’inversion du rapport de force n’était pas réalisée. Il représentait l’alternative, l’alternance à de Gaulle, mais (et on l’a vu par la suite) rien n’était gravé dans le marbre. C’était une étape, il incarnait ce que les autres n’avaient pas à faire. Guy Mollet voulait se débattre avec le PC dans une forme d’union de la gauche plus poussée sur le plan idéologique que François Mitterrand ne le préconisait, mais pour mieux en découdre – le Congrès de Tours de 1920 était encore dans les esprits – pour mieux lui faire rendre gorge.
Quand rencontrez-vous François Mitterrand ?
Léon Vié m’a présenté à François Mitterrand à Lormes lors d’une réunion au cinéma le Vauban. Il m’a mis dans les pattes de sa secrétaire qui a pris mes coordonnées et j’ai été convoqué Bd de La Tour-Maubourg, j’ai été reçu par le suppléant de François Mitterrand, Pierre Saury, qui m’a fait adhérer à la CIR (en 1966). Il m’a dit « c’est très bien un jeune de 17 ans comme vous qui adhère à la Convention ». Je reçois alors une petite carte de visite de Claude Estier qui était Secrétaire général de la Convention « j’ai le plaisir de vous accueillir à la Convention du 18e arrondissement ». L’aventure commençait. Car quand je suis arrivé de la Nièvre dans le 18e en 1958, comme un petit immigré, quand j’étais à l’école de la rue de Clignancourt, je me suis retrouvé dans un monde qui n’était pas le mien.
Avant mon adhésion je ne le voyais qu’à la télé, mais l’avantage d’être membre de la Convention est que l’accès direct à François Mitterrand arrive vite. Claude Estier me disait « on a une réunion de la Convention » ici ou là, j’y allais avec ma petite 4L. J’emmenais des copains. A Lyon lors des Assises de la Convention, nous pouvions parler directement avec François Mitterrand. La démonstration qu’il nous a faite était une vision historique mise en perspective politique. Claude Estier faisait durer la commission des résolutions quand François Mitterrand est arrivé à une heure du matin de chez Georges Vinson à Tarare. François Mitterrand dit à Claude Estier « il n’est qu’une heure du matin, discutons, nous avons tout le temps ». Il s’assoit sur sa chaise de bistrot, au fur et à mesure qu’il parle sa chaise avance, il est dans la démonstration. Il nous dit « la Convention c’est très bien, on est entre nous, vous faites partie des esprits les plus brillants que je connaisse. Mais où cela va-t-il nous conduire ? Tant que les communistes seront les premiers, on n’arrivera à rien. Si vous pensez que sans la SFIO, qui est très critiquable, d’accord, on arrivera à gagner… Donc il faut prendre la SFIO et ce n’est pas facile ». Il nous a ainsi démontré qu’il fallait faire le congrès d’Epinay.
En 1968, je participe à la manif du 13 mai, Gaston Defferre, René Billières, Guy Mollet, sont présents. Je suis jeune, non universitaire donc jamais tenté par le gauchisme ou le trotskisme, guéri du communisme et du stalinisme, et le Gaullisme c’est non. Pour moi la seule voie est que la gauche peut gagner si François Mitterrand prend la tête en inversant le rapport de force avec le PC, c’est cela qui est déterminant. Toutes les tentatives pour rassembler la « gauche non communiste » (comme on disait à l’époque), ont avorté : le congrès du Parti socialiste d’Alfortville, le congrès d’Issy-les-Moulineaux, les rencontres avec Mauroy et Defferre qui essaye de faire la fédération des « Bouches du Nord ». A Saint-Gratien, chez le maire, Léon Hovnanian, des personnalités de la Convention – comme Gisèle Halimi ou Claude Bessis – ne partagent pas la ligne de rassemblement de la gauche de François Mitterrand et sont sur une position « on va faire nos muscles et on va y aller tout seul ».
Comment s’est passé « votre » Congrès d’Epinay ?
Dans le 18e la CIR est davantage qu’un club, elle est nettement plus militante, grâce à Claude Estier. Nous l’avions développée sur la base du fichier du Nouvel Obs. La SFIO, quant à elle, avait été reprise par des amis de Pierre Mauroy (Jean Peyrelevade, Jean Rey, Jean Deflassieux) et une série d’anciens SFIO. Au final Claude Estier et moi avons fait un travail de militants, de fourmis, le rapport de force nous a été favorable, et nous avons pris la section du 18e. Nous nous sommes retrouvés rue de Créteil, dans le local de la SFIO, que nous avons pris à la hussarde. C’est pour cela que le 18e c’est le mitterrandisme parisien, alors que la fédération de Paris est du courant CERES avec Georges Sarre.
Le congrès d’Epinay a été une vraie bataille de mandats. Je me souviens de Jean Paul Bachy, Jean-Marcel Bichat, moi et quelques autres chez Roland Dumas, à faire des enveloppes. Mais nous le gagnons, de peu. A Epinay, je me revois dans la travée à gauche. François Mitterrand, je le vois encore dans ce gymnase assez petit, est à la table de la Nièvre, impassible, d’une maîtrise totale, ne donnant aucun signe d’agitation. Je dis à Claude Estier « tu crois que l’on va gagner ? », il me répond « Mitterrand a l’air confiant ». Les résultats sont annoncés, il devait déjà les connaître, la motion Mitterrand l’emporte, on s’en sort à 2.000 voix près. Puis Guy Mollet fait son discours, qui était d’ailleurs assez brillant, mais il est battu.
Se pose ensuite la question de savoir qui sera le premier secrétaire du Parti socialiste. Je pense alors que jamais François Mitterrand n’accepterait de l’être, que ce serait Pierre Mauroy. Je suis alors étudiant à Tours, pour préparer ma maîtrise de physiologie. Je tombe sur une dépêche sur Radio Luxembourg de l’époque : François Mitterrand est candidat au poste de premier secrétaire. Il allait au bout de la démarche. Il savait, il avait compris, qu’il en prenait pour 10 ans.
Quels souvenirs avez-vous des débuts du PS, de la campagne de 1974 ?
D’abord l’installation du parti d’Epinay avec comme Premier secrétaire François Mitterrand. Puis comme l’élection présidentielle n’était prévue que pour 1976, l’élaboration du programme commun. Il entraîne intelligemment le PC dans une démarche d’union – ce que jamais Guy Mollet n’avait réussi à faire, sur la base de ce divorce idéologique et historique. A Vienne, quand François Mitterrand rencontre le chancelier Bruno Kreiski, il lui dit « mon pari c’est l’inversion du rapport de force, avec le parti communiste. Sinon la gauche ne l’emportera jamais ». A mon avis le PC avait commencé à comprendre que le loup était dans la bergerie, et il l’y était.
Les législatives de 1973 furent un fiasco, mais Mitterrand l’a vécu comme un passage obligé. Il savait que la gauche ne gagnerait pas les législatives. Il savait que le rapport de forces avec le PC n’était pas gagné. Les municipales de 1971 avaient été une réussite dans le cadre du rassemblement de la gauche, y compris à Paris, mais on l’avait déjà fait en 1965. Il lui fallait du temps. La force de Mitterrand c’était d’avoir une stratégie, de s’y tenir, de construire un parti, de faire émerger les talents autour de lui : Edith Cresson, Pierre Joxe, Lionel Jospin. Simplement les législatives sont un échec, on s’y attendait un peu, peut-être pas dans son ampleur car beaucoup de ceux qui avaient gagné en 1967 et tout reperdu en 1968 n’ont pas regagné en 1973.
La présidentielle n’était pas programmée pour 1974. Elle vient beaucoup trop tôt, on ne va pas réécrire l’histoire, mais c’était peut-être mieux comme cela, parce ce n’était pas mûr pour que Mitterrand gagne dès 1974. François Mitterrand est à nouveau Candidat unique de la gauche. Au PC Georges Marchais est dans l’hésitation, il pense que si les communistes présentent un candidat, François Mitterrand sera devant et que si ils s’allient avec lui il peut gagner. Le PC doit donc le soutenir mais tout faire pour qu’il perde. Telle est sa stratégie, j’en suis sûr. Lors du meeting de la Porte de Versailles, devant 100.000 personnes, aux côtés de Robert Fabre et de Georges Marchais, François Mitterrand emporte la salle. Les communistes applaudissent à tout rompre, mais Marchais a dû se dire « pourvu que ça ne passe pas ». Il joue fin, une stratégie de retardement, François Mitterrand ne gagne pas, mais de peu.
Tout le monde est défait, Claude Estier m’avait dit chez Mitterrand, la veille de l’élection, « si on ne gagne pas cette fois ci on ne gagnera jamais ». Mais François Mitterrand nous a inculqué la patience, le rassemblement et l’esprit d’équipe. Seul il ne pouvait rien, sans lui on ne pouvait rien. Ce sont les ingrédients pour la victoire. 1974 c’est cela.
Et après la défaite de 1974 ?
Tout le monde a le moral dans les chaussettes et lui, il continue. Je me souviens de la réunion rue du Louvre, où François Mitterrand nous invite à réformer les statuts, les courants, la proportionnelle, mais en trouvant des solutions pour dégager des majorités. Pierre Joxe et André Laignel sont contre. Puis Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement se positionnent contre la construction de l’Europe. Et François Mitterrand démissionne. Il n’a pas seulement menacé il a vraiment démissionné. Ils sont allés le chercher. Il leur a dit « écoutez maintenant vous arrêtez sinon vous ferez sans moi », on est dans le rapport de forces, la prise de risque. Il faut du courage et des convictions. Je n’accepte ceux qui disent que Mitterrand n’avait aucune conviction, que c’était un opportuniste. Ce n’est pas vrai, il avait l’intelligence de l’opportunisme, quand il fallait il savait faire, il savait entortiller, séduire.
Fin 1974, avec les Assises du socialisme, il fait rentrer Michel Rocard, Jacques Delors – en qui il doit avoir une confiance mesurée – mais le PS s’ouvre, s’élargit, s’épanouit, et en même temps reste ferme. François Mitterrand se sert de Rocard et de Delors sur la question européenne, élément essentiel ! Il n’est pas fou. Il construit, empile les éléments du puzzle, et Joxe et Chevènement sont heureusement battus sur cet enjeu de l’Europe.
François Mitterrand est d’une patience extraordinaire. 1974 venait trop tôt, mais je me dis rétrospectivement que si l’élection avait eu lieu en 1976, c’était trop court encore. D’où ces 10 ans indispensables de 1971 à 81. Construire. Viennent les élections locales, on tisse la toile, des jeunes talents vont aller conquérir des bastions, des municipalités, l’union de la gauche est là et on entraîne les communistes. En 1976 ce sont des cantonales réussies, et arrive la vague des municipales de 1977. Pour le 18e François Mitterrand m’avait demandé d’intégrer Delanoë, puis Jospin contre tous les militants déjà présents. On se souvenait il y a peu de temps avec Lionel Jospin des réunions chez mes parents. Nous arrivons finalement à être investis contre deux candidates, Marie-Jo Pontillon pour Pierre Mauroy et Paule Dufour pour le Cérès. Estier fait 141 voix, moi 137, Jospin 116, Delanoë 86, Paule Dufour 76 et Marie-Jo Pontillon 22.
Jospin, Delanoë, Estier et moi sommes élus conseillers de Paris sur la liste communiste au scrutin majoritaire, (c’était 9 élus ou 0). Nous allons tous les quatre au siège du PS, François Mitterrand arrivait de Château Chinon, je le vois encore, en train de boire son coca-cola, nous n’avions pas les mêmes goûts. Il nous dit « eh, bravo à Paris dans le 18e c’est bien ». Il est heureux, je le vois prendre son ascenseur. La lenteur de l’ascenseur, c’était la lenteur de l’ascension de François Mitterrand.
Au Congrès de Metz, Michel Rocard considère qu’il faut tenir compte des contraintes, qu’il faut rompre l’union de la gauche. Mitterrand répond « vous n’allez pas leur faire ce cadeau ». On se bat pour tenir, tout cela est assez lumineux : comment arriver au pouvoir ? Avec un parti fort qui rassemble, qui a une majorité, et une stratégie. Rassembler la gauche pour être devant.
Comment la campagne présidentielle de 1981 se prépare-t-elle ?
Il m’aimait bien car j’étais de la Nièvre, il connaissait ma grand-mère : « Il est sûr il est de la Nièvre ». Il n’était pas né dans la Nièvre mais c’est là politiquement qu’il a construit. Devenu président du conseil général sans être maire de Nevers. Maire de Château Chinon, conseiller général. Il fallait tenir l’ensemble du territoire.
Dans la préparation de 1981 il me recrute. Je travaillais dans mon laboratoire, François Mitterrand dit à Jospin « mais Vaillant pourrait venir travailler avec moi pour s’occuper du courant A ». Je deviens apparatchik complet, je ne travaille pas rue de Solférino, on ne devait pas m’y voir. J’allais à l’Assemblée Nationale dans le bureau de Paul Quilès avec Marius Massy, retraité, militant de la Dordogne, bénévole du courant A après le congrès de Metz. Il voulait un jeune : moi. Je commence à réseauter avec les méfiances, Mermaz m’invite à déjeuner « tu viens de la Nièvre, de la CIR, c’est bon signe, mais pourquoi viens-tu par Quilès ? », je lui réponds « non, Louis, c’est par Jospin », et il vérifie. On préparait 1981, on savait que Mitterrand irait mais il ne fallait pas le dire.
On finissait par croire que ce n’était pas sûr : ce qui passait dans les médias c’était « l’incertitude ». Michel Rocard pouvait penser que François Mitterrand n’irait pas. François Mitterrand a leurré tout le monde. En 1980, il nous a dit « vous pouvez y aller maintenant ». Depuis mon petit bureau de l’Assemblée Nationale, j’appelais les fédérations. La plupart des fédéraux de la nouvelle génération lançaient l’appel à voter François Mitterrand, cependant les vrais mitterrandistes, les plus anciens et fidèles se méfiaient, préféraient vérifier et recontactaient Mitterrand. Au final 70 fédérations suivent François Mitterrand. Michel Rocard rate son appel de Conflans. C’était parti. Pourtant, jusqu’en janvier 81, les sondages étaient mauvais. Arrive le débat Mitterrand/Giscard : Giscard a gagné, il est convaincu qu’il n’y a que lui qui peut l’emporter et ça le perdra. Mais Mitterrand a ce génie de la gestion des rythmes et du temps.
En 1981, je partageais un bureau avec Gérard Le Gall rue de Solférino. En arrivant je trouve un Post-it me disant d’aller voir François Mitterrand rue de Bièvre, je m’interroge. Mitterrand, je le voyais je l’appelais « Président », il m’appelait « Vaillant », mais j’étais pétri de trouille. Danielle m’ouvre, on se connaissait, nous avions travaillé rue du Louvre, chez Robert Beauchamp, pour mettre la revue Dire, d’Estier, sous enveloppe. « François vous attend ». Je monte, il y a là Pierre Joxe que François Mitterrand reçoit rapidement. Il m’accueille et me dit :
– « Ce serait quand même dommage que Chirac me passe devant. Face à Giscard, chaque candidature est utile, mais on ne sait jamais, il vaudrait mieux que les gaullistes se séparent un peu. Marie-France Garaud n’a pas ses parrainages et ce serait bien qu’elle les ait. Si vous pouviez lui faire passer des signatures ce serait bien, il faut contacter nos amis sûrs, je veux qu’elle ait les capacités de se présenter.
– Président, est-ce que le premier secrétaire (Lionel Jospin depuis le congrès de Créteil) est au courant ?
– Non.
– Cela me gêne, je suis salarié du PS ; je vais le faire, mais je voudrais l’accord formel du premier secrétaire.
– Bon, je lui en parlerai. »
Je fais ma liste d’amis à contacter. Le lendemain c’était le 13 mars 1981, il faisait sa tournée parisienne en finissant par le 18e pour visiter des logements insalubres dans le cadre de la campagne. Bertrand Delanoë et moi nous l’attendions pour 13h et il arrive, en avance ! A 12h30. Il se précipite sur moi et me prend par le bras : « j’en ai parlé à Jospin, il est d’accord ! alors faites ». L’après-midi après la visite, je vais dans une cabine téléphonique pour passer des coups de fil aux amis : « si vous trouvez des maires sans étiquette, envoyez les moi ». Ce n’est pas très glorieux, mais elle a pu se présenter ; elle a fait 2%, Chirac moins de 18 et Mitterrand 26. Mais on ne pouvait pas prendre de risques. Maintenant il y a prescription et tout le monde comprend l’enjeu.
Pour François Mitterrand c’était le détail, mais il ne laissait rien au hasard. L’art de faire de la politique, ô combien difficile, il en était maître. Il avait cette force, cette détermination, cette conviction. Sa main ne tremblait pas.
Il avait une capacité de dominer sa peur, de ne pas la laisser voir. Ils ne sont pas nombreux. Je me souviens de la manifestation devant le quai d’Orsay suite à l’assassinat d’Allende en 1973, il y a un cordon de CRS, François Mitterrand avance et les CRS s’écartent, étaient-ils de gauche ? Oui, peut-être, en tout cas il avance, c’est Mitterrand. Je n’en ai pas vu beaucoup des « mecs » comme Mitterrand, sa force physique, sa démonstration, y compris face à sa maladie.
La première cohabitation : Mitterrand seul contre tous ?
En 1988, en rentrant du meeting de Montpellier, François Mitterrand me dit :
– « Cela, devrait bien se passer,
– Oui, Président, cette fois ci cela devrait-être plus facile qu’en 1981.
– Vous savez, j’en ai marre de voir ces gueules, en Conseil des ministres je suis tout seul ils sont tous là, c’est dur, mais cela devrait s’achever.»
En 1988, je deviens secrétaire aux Fédérations de Pierre Mauroy alors premier secrétaire du PS et je devais recruter un délégué général. En tant que député de Paris, je voulais prendre un provincial, j’avais un bon copain, Laurent Azoulay, qui était de Gironde, mais il était en bisbille avec Gilbert Mitterrand. Je vois Louis Mermaz qui me dit « Le Président n’est pas content, c’est l’adversaire de Gilbert ». Nous inaugurons La Villette, j’y suis en tant que Député, François Mitterrand arrive et me dit « Bonjour, Monsieur ». Sur le coup ça m’a fait quelque chose. Ensuite cela s’est détendu, mais il m’en voulait. Il ne laissait rien au hasard.
François Mitterrand et Lionel Jospin
En 1994 quand Lionel Jospin est souffrant, François Mitterrand va lui rendre visite chez lui. A cette période il pouvait y avoir une incompréhension politique, un agacement de Mitterrand, mais il y des sentiments, de Jospin à Mitterrand c’est certain et même de Mitterrand à Jospin. Il lui a désobéi, ce n’est pas bien, l’héritier rebelle, il n’aime pas, il préfère ceux qui s’alignent. Mais en même temps il a du respect pour ceux qui ne s’alignent pas car lui-même ne s’est pas aligné. C’est compliqué.
En 1995, lors de la campagne présidentielle, Lionel Jospin, candidat, dit « je ne vais pas demander à François Mitterrand de me faire un meeting, je suis candidat à l’élection présidentielle, il suffit qu’il dise qu’il votera pour moi ». En tant que directeur de campagne de Lionel Jospin, je suis présent quand François Mitterrand l’appelle, quand il est en pole position au premier tour : « Bravo, mais je n’en doutais pas, je n’étais pas inquiet. Vous savez c’est un mouvement perpétuel ». François Mitterrand a dit qu’il votait Jospin sans convaincre tout le monde de le faire.