Vous m’avez demandé, Monsieur le Maire de Paris, cher Bertrand Delanoë, de prendre la parole pour saluer, au nom de sa famille et de ses amis nombreux ici, l’inauguration du quai François Mitterrand. C’est, assurément, pour moi, un privilège. Permettez-moi, d’abord, de remercier le Conseil municipal de la Ville de Paris d’avoir ainsi voulu honorer la mémoire du Président Mitterrand.
François Mitterrand aimait les fleuves parce qu’il aimait l’espace, et que les fleuves, dans les cités, libèrent l’horizon. Paysan de Paris, François Mitterrand arpentait inlassablement ces quais de la Seine. Il goûtait le plaisir toujours renouvelé de découvrir, à l’étalage des bouquinistes, l’édition originale d’une oeuvre peu connue. Surtout, ce qui le ramenait sur ces berges, c’est qu’ici, l’Histoire et la France se confondent en une même perspective. «L’âme de la France, inutile pour moi de la chercher, elle m’habite». Nul chauvinisme, nul orgueil dans cette conscience-là. Simplement François Mitterrand aimait la France, à sa manière, pudique et intense à la fois.
Où aurait-il pu, plus intensément ressentir cette âme de la France, qu’au coeur de Paris, dans ce paysage urbain? Entre le Pont Royal et le Pont-Neuf, entre Le Louvre et l’Institut, partout où le regard se pose dans ce quadrilatère sacré, tout est Histoire et beauté. Nous sommes dans l’un des haut lieux de l’humanité. Qu’il porte désormais, grâce à vous, le nom de François Mitterrand, cela est bien, et cela est juste.
D’abord, parce que, à la renommée du Louvre dressé au long de ce quai, François Mitterrand a grandement contribué. C’est à sa volonté politique que le Louvre doit d’avoir été rendu entièrement à sa vocation et d’être devenu le premier musée du monde. Nous lui devons aussi la renaissance de la cour Napoléon, grâce à la lumineuse Pyramide de Peï, et la splendeur retrouvée du Jardin des Tuileries d’où le regard s’envole jusqu’à l’Arche de La Défense.
Vous avez aussi voulu, Monsieur le Maire, Mesdames, Messieurs les Conseillers de Paris, inscrire, au coeur de la Cité, la dimension véritable de l’oeuvre de François Mitterrand. Il a écrit, avec ironie, en réponse à ses adversaires prompts à dénoncer son art politique: «l’habileté ne monte pas assez haut pour expliquer les grands destins… Quand on s’use à faire carrière il ne reste rien pour l’Histoire». Or, l’Histoire seule importait pour lui, l’Histoire, c’est-à-dire, au-delà de la péripétie immédiate, de l’affrontement quotidien, les longues périodes, les mouvements profonds du temps. Cela est vrai s’agissant de la reconstitution en France d’une grande force de gauche, conjuguant la volonté de justice sociale des socialistes français et leur amour pour la liberté. C’est plus éclatant encore s’agissant de la place de la France dans le monde pour laquelle François Mitterrand nourrissait les plus hautes ambitions. C’est aussi saisissant dans son énergie à servir la construction européenne. Dès 1947, il participait, à La Haye, au Congrès fondateur du mouvement européen. Il évoquait la passion qui enfiévrait les participants: «Quel grand dessein: réconcilier la France et l’Allemagne au sein d’une vaste communauté, deux ans seulement après la fin des combats!».
À cette conviction là, François Mitterrand est demeuré toujours fidèle. Elle lui a fait préférer la voie de l’Europe en 1983. Elle l’a conduit à relancer la construction européenne à partir de 1984 et à réaliser avec le Chancelier Kohl et le concours de Jacques Delors, le marché unique, l’Union européenne et l’euro. Symboliquement, c’est à Berlin, dans l’Allemagne réunifiée, qu’en mai 1995 François Mitterrand choisit de prononcer son dernier discours, message de foi en l’avenir d’une Europe réconciliée dans la paix et unie par les mêmes valeurs. Toute l’assistance, Chancelier, Ministres, Parlementaires, l’ovationna pendant de longues minutes. Les traits ravagés par la maladie, Mitterrand les regardait en souriant. Et ce sourire là disait que, à cette heure ultime, il savait qu’il avait rempli les promesses de l’aube, et qu’il avait bien accompli sa tâche européenne dans l’Histoire.
Souvent, en de telles circonstances, je me suis interrogé sur la source secrète d’où jaillissait sa force de conviction. Orateur inspiré, François Mitterrand savait que le verbe est aussi action. Grâce à lui, la parole de la France a résonné haut et fort dans le monde. Ainsi, au Bundestag, lors de la crise des missiles, ou à la Knesset, au service de la paix au Proche-Orient, ou encore à Mexico, lorsqu’il dénonçait la misère et l’exploitation des peuples du tiers monde. Mais d’où lui venaient ces accents qui l’animaient lorsque, dans une réunion publique, lorsqu’il évoquait la condition cruelle des exclus dans notre société? «Il est souvent difficile, me dit-il un jour, de savoir où est la justice. Mais l’injustice, elle, je la reconnais partout où elle se cache, et je ne la supporte pas». Ce refus de toute injustice, il l’avait reçu de sa grand-mère et de ses parents. Le cours de la vie avait renforcé en lui cette passion. C’est elle qui a inspiré les grandes mesures sociales prises pendant sa présidence. Et je suis convaincu que c’est le refus de l’injustice suprême, celle de l’innocent exécuté, qui a conduit François Mitterrand sur le chemin de l’abolition de la peine de mort, au mépris de ses intérêts politiques. Sans doute était-ce aussi, chez lui, l’expression de cette humanité profonde qui marquait son rapport aux autres. Cette sensibilité là, s’exprimait d’abord dans le culte de l’amitié qui a éclairé toute sa vie. «Je ne crois pas, disait-il, avoir jamais laissé un ami au bord du chemin». Et c’était vrai. Nombreux sont ceux, ici, qui peuvent l’attester.
Enfin, en inscrivant son nom en ces lieux marqués de tant de combats pour la liberté, c’est à l’homme d’Etat que vous avez voulu rendre hommage. Et il est vrai que François Mitterrand a beaucoup oeuvré pour le progrès des libertés publiques en France et des droits de l’homme dans le monde. Dans ce combat, sa nature profonde le guidait autant que sa conviction raisonnée. Car, il était, François Mitterrand, le plus libre des hommes. Il ne pouvait admettre, ni le carcan d’un dogme, ni le joug d’un maître. Toute forme de servitude, d’oppression, lui était odieuse. Sans doute, est-ce ce caractère indomptable qui l’a conduit à tenter quatre fois de s’évader, au mépris de tous les périls, pour retrouver la liberté sans laquelle il ne pouvait pas imaginer de vivre. Et, s’il a connu un tel bonheur dans les célébrations de 1989, c’est parce que la commémoration de la Révolution était d’abord, pour lui, celle de la liberté triomphante.
Et cette flamme-là, jusqu’à son dernier jour, aura brillé dans le regard de François Mitterrand.