Avec le Grand Louvre, l’Arche de la Défense, l’Opéra Bastille et la Bibliothèque de France, François Mitterrand aura laissé sur Paris la marque d’un bâtisseur. Des aventures architecturales modernes impulsées par un homme classique.
Mitterrand, la passion des «grands projets»
Les «Grands Projets» n’avaient pas fait l’annonce d’un programme particulier. C’est peu à peu que nous avons vu apparaître l’intérêt, c’est peu dire, la passion de François Mitterrand pour la Villette, Orsay, la «Tête Défense», l’Institut du Monde Arabe… et surtout le Louvre.
François Mitterrand ne voulait pas de style «Mitterrand», il aimait les architectes, les artistes. Il ne voulait pas apparaître comme celui qui décidait de tout, mais il ne supportait pas que l’on décide sans lui. Il n’imposait pas mais il voulait être au coeur de la création de chaque projet, jusque dans les détails. Chaque semaine, nous avions de longs entretiens, hors de la pression des événements extérieurs pourtant si forts. Quelle capacité à s’extraire de tout pour plonger dans le choix des pierres du ministère des finances avec Paul Chemetov venant avec des échantillons et avec un penchant pour la pierre de Bourgogne; avec Robert Lion, un matin où tout le bureau présidentiel était rempli de marbre de Carrare, François Mitterrand demandant à R. Lion s’il pouvait en garder un morceau, ce que R. Lion acceptait, bien qu’il voulût garder ce morceau là, particulièrement beau; avec Michèle Audon, aujourd’hui disparue, pour choisir longuement les tissus et couleurs des sièges de l’Opéra, noir finalement et le bois des sièges, le poirier, je crois; avec toujours Jack Lang partageant la passion du Président à chaque instant.
C’est évidemment le Louvre qui, dès le premier jour de Mai 81, a révélé la détermination du Président à mener à bien le Grand Louvre. Il nous a souvent dit avoir pensé de très longue date à ce projet qui passait par le déménagement du ministère des finances. Il faut prendre la mesure de l’extraordinaire volonté politique qu’il a fallu pour obtenir le départ des «Finances» du Louvre. C’est Pierre Mauroy qui a, avec Robert Lion, son premier directeur de cabinet, fait avancer ce dossier prioritaire et emblématique parmi tous les autres, avec beaucoup d’intelligence, de sens du dialogue, tant à l’égard du ministère qu’avec la Ville de Paris. C’est un haut fonctionnaire respecté du ministère, M.Vidal qui a été choisi pour conduire l’opération avec succès.
Cour Carrée
Dès les premiers jours, François Mitterrand a voulu anticiper le départ du ministère et engager le projet du Grand Louvre. L’architecte Ming Peï, dès le printemps 1982 avait été sollicité avec l’architecte français Macary par Emile Biasini, que nous avions nommé à la tête du projet, pour donner son avis. Après avoir hésité quelques semaines sur le parti à prendre, Ming Peï revenait un soir à Paris nous présenter une solution évidente et géniale: créer un espace central de 50 000 m en creusant la Cour Napoléon, en créant un grand axe depuis les Tuileries jusqu’à la Cour Carrée et trois entrées différenciées pour accéder aux divers musées dans le Musée. François Mitterrand, devant la maquette, a immédiatement montré son adhésion totale, sa détermination à tout mettre en oeuvre de façon irréversible avant la fin de la première mandature de l’Assemblée. Ce qui fut fait au prix d’un formidable engagement professionnel. Projet dans le projet, on voyait souvent François Mitterrand dans les échafaudages de la Cour Carrée observant le travail de restauration des façades avec les compagnons, parcourant les fondations de la Citadelle de Philippe Auguste avec les archéologues et les architectes en chefs.
Nous avions tous le sentiment, au-delà du projet lui-même, d’être au coeur de l’histoire. Et cette aventure durera les sept années intenses du premier septennat, puis la suite au second septennat.
Avec ses grands projets, François Mitterrand a montré un profond attachement et respect à tout ce qui touche à la création, aux créateurs et sa relation concrète et vivante avec les métiers et les matériaux et tous les hommes des chantiers qu’il parcourait régulièrement.
Dominique Jamet. Ecrivain et journaliste
Mitterrand, architecte
Par son éducation, sa culture, ses affinités, ses préférences, François Mitterrand était profondément classique. Il allait d’un goût très sûr à l’ancien. Par politique, par intelligence, par raison, il se devait d’être, il résolut d’être, il fut délibérément moderne.
Lui eût-on demandé de dessiner sa bibliothèque idéale, elle eût ressemblé peut-être à une chapelle adossée à un cloître roman, à la Vaticane, à la vieille Nationale de la rue de Richelieu, certainement à la Mazarine. Dès lors qu’il ne s’agissait pas de ses choix particuliers mais d’utilité publique, on ne pouvait s’attendre que le Président de la République, en cette fin du XXe siècle, passât commande à des artistes morts depuis deux ou trois cents ans, Salomon de Brosse, Le Vau, Mansart ou Perrault, de palais, de musées, d’opéras, de théâtres, de bibliothèques mariant le marbre, la pierre, la brique, l’ardoise et la tuile. Il fallait s’adresser à des créateurs bien vivants, à des Nouvel, à des Pei, à d’autres Perrault, et dès lors accepter de les voir recourir au béton, au verre, à ancien président de l’Etablissement public de la Bibliothèque de France l’acier, aux matériaux en usage dans notre âge de fer, et aux formes qu’ils impliquent.
Grande Arche
Ce n’est pas seulement le vain souci d’une gloire personnelle qui animait François Mitterrand lorsque il imposait à ce siècle ricaneur, ennemi des grands projets et des grands travaux la Grande Arche, la pyramide ou la Grande Bibliothèque. Ayant pour lui ces deux atouts indispensables que sont le pouvoir et le temps – si peu de pouvoir et pour si peu de temps – , il renouait avec cette tradition française, en passe de se perdre, qui a vu les régimes successifs s’incarner dans des styles et les gouvernements donner avec les moyens nécessaires une impulsion décisive aux différentes formes de la création.
Le morcellement de l’autorité entre l’Etat sans cesse en recul et les collectivités locales, l’alternance, nuisible à la continuité des grandes entreprises, l’émiettement des opérations dites d’urbanisme qui se bornent le plus souvent à livrer des morceaux de tissu urbain à la cupidité bornée des promoteurs, bref l’absence d’une conception et d’une volonté uniques n’ont pas permis à François Mitterrand d’être à la fois le prince et l’architecte d’une capitale abandonnée à l’incohérence des décisions collégiales et partielles. Du moins a-t-il pu inscrire dans le ciel de Paris quelques signes qui y demeurent comme le pointillé d’un rêve.
Émile J. Biasini. Ancien secrétaire d’Etat aux Grands Travaux
L’association du Louvre, monument le plus représentatif depuis près de 8 siècles de notre continuité nationale et de l’offre d’un enrichissement culturel universel, a permis à François Mitterrand de symboliquement illustrer un aspect fondamental de sa pensée politique: lier la continuité historique à la nécessaire universalité de la promotion des hommes.
C’est pourquoi, si le Louvre n’a pas été la plus importante de ses actions, il lui a toujours accordé une place de choix dans son bilan personnel.
Sa volonté de modernisation de la Bibliothèque Nationale relève de la même politique. Mais outre que la décision d’origine ne lui est pas propre, la valeur symbolique de l’immeuble réalisé n’a pas le même sceau historique.
Les deux réalisations restent cependant les plus représentatives de l’importance que François Mitterrand accordait à la culture dans son action politique. Il en a donné la preuve. En attribuant d’abord au ministère de la culture plus de moyens financiers qu’il n’en avait jamais reçus. En prélevant ensuite sur le budget général de l’Etat les crédits nécessaires pour que les grandes institutions culturelles dans tous les domaines mettent un terme à un étiolement qui paraissait malheureusement inéluctable tant les charges de l’Etat sont lourdes et multiples.
Pour avoir eu l’honneur d’être associé à cette action pendant ses deux septennats, je peux témoigner de l’importance fondamentale que François Mitterrand attachait à l’action culturelle. D’aucuns ont voulu y voir les effets d’une recherche de notoriété personnelle. Cette réaction vaniteuse est injuste et injurieuse pour sa mémoire.
Bien au contraire, je peux ici témoigner qu’il m’a toujours reproché d’associer son nom aux réalisations qui procédaient de son ordre. Je m’en défendais en précisant que je ne le faisais que pour des raisons d’efficacité. Il me répondait alors par un sourire las et indulgent que je n’oublierai jamais.
Mais l’obtention des crédits était tellement liée à sa personne que je souhaitais ainsi rendre inéluctable l’achèvement des travaux, au-delà des fluctuations politiques. Les difficultés rencontrées lors de la cohabitation de 1986 pour la continuation harmonieuse du Grand Louvre m’ont servi de leçon (et coûté au surplus beaucoup d’argent).
D’éminentes complicités ne suffisaient plus alors. J’ai compris pourquoi l’agrandissement de la Bibliothèque Nationale de la rue de Richelieu avait mis environ 130 ans à se faire (la Révolution fut certes cause de retard mais pas à ce point!). François Mitterrand put, lui, visiter à la fin de ses mandats la nouvelle Bibliothèque Nationale qu’il avait commandée.
Aujourd’hui, comme l’ensemble des Grands Travaux, elle témoigne bien de sa volonté de faire de la culture et de son actualisation l’un des atouts majeurs de la promotion des hommes et de l’universalité de la démocratie. Il a su pour son temps en donner les moyens à l’Etat.
L’adéquation entre discours et action n’est malheureusement pas une qualité permanente des hommes d’Etat. François Mitterrand la possédait.
François Chaslin. Architecte et producteur d’émissions radiophoniques, auteur de l’ouvrage Les Paris de François Mitterrand, Gallimard 1985
Mitterrand, architecte
Hélas la chronologie des styles ne correspond plus, en France, à ce qu’elle fut dans les temps anciens (à tel point que certain paysagiste voulut, à la fin du XIXe siècle, inventer ces jardins Louis XVII dont les accidents du Directoire et de l’Empire avaient fortuitement privé le pays). En ce qui concerne les cinq présidents de la Cinquième République, dont on a souvent souligné le caractère de monarchie constitutionnelle, l’affaire est complexe et marquée par les courants généraux de l’économie et des phénomènes d’opinion. L’histoire de l’art nous renseigne peu quant aux sentiments privés de Charles De Gaulle, mais on sait que son époque fut grande aménageuse et assez bonne bâtisseuse (dans le genre du logement, les villes nouvelles; dans celui des monuments, les maisons de la culture, les préfectures, les palais de justice, quelques musées).
Mal vivre
Avec Georges Pompidou allait arriver une ère de turbulences; le mal vivre s’amplifiait dans les grands ensembles, la légitimité qu’il y avait à transformer les villes anciennes, et singulièrement Paris, de manière aussi drastique semblait moins évidente aux yeux de l’opinion, les tours poussaient à La Défense en quelques mois, les scandales immobiliers fleurissaient et le Président sentit la nécessité de s’exprimer sur ces questions dans un entretien au Monde. Il reste le flamboiement techniciste du centre Beaubourg, auquel reste attaché son nom, même si lui-même fut quelque peu estomaqué par le projet qu’avait retenu le jury. Cet extraordinaire monument peu être considéré comme le chant du cygne des Trente Glorieuses. Et puis vint Valéry Giscard d’Estaing. C’est le moment d’un tournant, le monde entier bascule dans ce que la critique appellera trois ans plus tard le postmodernisme. Les standards sont malmenés, la confiance dans le progrès s’érode, l’écologie, la nostalgie, l’historicisme se font jour. Les philosophes parlent de la «fin des grands discours». Giscard et l’opinion française sont en symbiose avec ce phénomène. Les projets parisiens de l’Élysée (premiers «chantiers du Président») connurent de tristes dénouements dès lors que Jacques Chirac était devenu maire de Paris, mais l’empreinte de Giscard fut profonde: pas seulement par le passage de Ricardo Bofill dans les sphères mondaines, par l’abandon des tours et des voies sur berge, la défense des jardins, mais par une large refonte de la politique du patrimoine, de la protection des villes et des sites, un certain régionalisme, une approche plus qualitative que quantitative, et ce symposium de l’Unesco où il expliqua vouloir fonder une «architecture à la française, faite de continuité et de mesure».
Eclectisme
Lorsque François Mitterrand arrive au pouvoir, la scène est à nouveau en train de changer. Au postmodernisme se substitue un éclectisme fait d’échanges internationaux, de circulation des vedettes que les villes se disputent. Déjà apparaît de ce qui va devenir le marketing territorial qui fera de l’architecture un instrument de communication et de développement économique des régions du monde. Et progressivement des villes et régions de France, après les lois de décentralisation et la mise en place d’un nouveau paysage européen. Parallèlement, une part de l’opinion renoue avec un certain sentiment moderne. Ceci dans le monde entier.
De Mitterrand, on retiendra d’abord les grands projets parisiens, la pyramide en premier lieu, et ce surnom de Mitteramsès ou de Tontonkhamon, cette image de sphinx ou de pharaon qui ne devait pas lui déplaire. Lesquels aima-t-il? Pas les plus avant-gardistes, les plus «jack-languiens» (l’Institut du Monde Arabe ou les jardins expressionnistes de la Villette). Pas ceux de plus grande portée sociale (mais, après le volontarisme de Banlieues 89 et les échecs répétés de la politique de la ville, personne ne sut bien à quelle forme urbaine se vouer). Sans doute Mitterrand aima-t-il ceux qui portaient l’image d’une modernité sobre, au cachet quelque peu éternel, pyramide du Louvre, arche blanche de la Défense, cénotaphe majestueux de la Grande Bibliothèque. Des projets calmes et grandiloquents, d’essence républicaine, aux connotations lointainement maçonniques.
Dernier effort
Ce qu’il aura mené, c’est un dernier effort, quasiment définitif, pour l’achèvement de Paris. Assez dans la manière des «embellissements» de l’Ancien Régime. En cela, il se sera inscrit, physiquement, dans l’histoire. Ce dont ses années de règne nous auront en revanche frustrés, paradoxalement, c’est d’une réinstallation de l’urbanisme (et accessoirement de l’architecture) dans l’amélioration sociale du monde et de la vie ordinaire, le logement, l’école, d’une mise en oeuvre construite du versant du programme commun de la gauche en 1972, qui touchait à la transformation du quotidien.
D’autres pays, d’autres régions d’Europe, d’autres social-démocraties l’ont tenté.
Peut-être n’avaient-elles pas compris que l’heure allait être à l’accroissement des fractures sociales, à une géographie concurrentielle du monde, à la fête d’un côté, à la créativité, mais aussi au désenchantement politique.
Laure Adler. Ancienne conseillère culturelle de François Mitterrand, directrice de France Culture
Dans son bureau, on ne pouvait pas ne pas voir le grand chevalet qui soutenait le dessin architectural de la future Bibliothèque de France. Les quatre tours qui s’élevaient dans cette atmosphère bleutée délimitant un jardin intérieur rendaient disert François Mitterrand qui aimait parler de ce lieu à ses visiteurs. Il aimait évoquer ce nouveau lieu destiné selon lui à célébrer un type de lecture, art méditatif, dialogue silencieux avec soi-même méthode de questionnement. Mitterrand entendait ainsi donner les moyens d’amplifier la lecture en croyant avec opiniâtreté et optimisme que le livre, les livres étaient les seuls garants de notre équilibre intérieur, de notre ressourcement personnel mais aussi de notre richesse la plus intime.
Cette bibliothèque, qui a tant fait couler d’encre et occasionné tant de polémiques avant qu’elle ne surgisse de terre, était un projet qui tenait en haleine l’homme d’état mais aussi le lecteur assidu. Il en a suivi le développement pas à pas, tant au niveau des différentes esquisses architecturales que tout au long du chantier. Combien de samedis matins passés dans son bureau à répondre – à tenter de répondre – à ses questions insatiables tant sur le plan des volumes, de l’accès, des publics, du contenu, des rayons en accès libre, des essences, des arbres, du jardin intérieur. Combien de visites éclairs sur le chantier casqué, les pieds dans la boue même fatigué, même malade. Mais il n’y avait pas que la bibliothèque.
François Mitterrand connaissait par coeur l’histoire de France et savait très bien que les grands dirigeants sont des bâtisseurs. François Mitterrand, de par son itinéraire et de par son non-enfermement dans la seule sphère du politique, savait que le pouvoir – tout pouvoir fut-ce celui du Président de la République – est, par essence, éphémère, transitoire. L’architecture le passionnait. Personnellement mais aussi pour des raisons politiques. Face à l’oubli inexorable et l’écoulement du temps qui efface progressivement tout sur son passage, il ne cachait pas son désir de laisser dans le paysage parisien des bâtiments contemporains, audacieux, tant par leur esthétique que par leur contenu intellectuel. Nous sommes nombreux ceux qui ayant travaillé à ses côtés étaient – à l’improviste et sans garde du corps – conviés à des promenades en voiture dans Paris avec un itinéraire rituel: le Grand Louvre, remontée des Champs-Élysées puis tout droit jusqu’à l’Arche de la Défense. Promenade sur la dalle. Retour sur les quais. Le jardin des Tuileries. La Pyramide. L’Institut du Monde Arabe. Bercy oui Bercy et le chantier de la Bibliothèque.
L’architecture lui a procuré, je crois, de fortes émotions, de longues conversations, des amitiés nouvelles, des pistes de réflexion. Il ne semblait pas affecté par les polémiques provoquées par certaines de ses décisions: la pyramide du Louvre, Bercy, l’opéra Bastille, la Bibliothèque…
Aujourd’hui, celles-ci se sont assagies. Le Paris de François Mitterrand existe – des traces bien réelles de son désir de s’inscrire dans l’Histoire et de lutter contre le flux du temps…