Dès les années 70, François Mitterrand s’intéresse à l’informatique et intervient – notamment en tant que Président du Conseil général de la Nièvre – sur la nécessité de développer l’informatisation du territoire et l’accès à l’informatique.
En 1980, dans Ici et Maintenant, il prévoyait que, dans un futur proche, l’on pourrait « on envoyer des lettres par téléphone en quelques minutes, procéder de chez soi à des achats, louer des places d’avion, de train, de spectacles, des voitures. (…) Avec les postes de téléphone non rattachés par un fil au réseau, chacun pourra emporter son téléphone avec soi. (…) On infusera de l’intelligence aux outils, appareils ménagers, automobiles, robotique industrielle ».
Les 21 et 22 novembre 1983, le Ministère de l’Education Nationale, sur proposition de l’Association Enseignement Public & Informatique, organise le colloque « Informatique et enseignement » à l’ancienne école Polytechnique .
La Lettre de l’Institut François Mitterrand vous propose deux archives :
– l’extrait du JT de 20h de A2 du 22 novembre 1983
– le texte intégral du discours de clôture de François Mitterrand au colloque.
ALLOCUTION PRONONCEE PAR M. FRANÇOIS MITTERRAND,
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANÇAISE,
AU COLLOQUE « INFORMATIQUE ET ENSEIGNEMENT »
PARIS, mardi 22 novembre 1983
Mesdames et Messieurs,
L’informatique est l’homme pressé de la science. Elle n’aime rien tant que brûler les étapes. A peine arrivée, elle s’installe, elle conquiert, elle prétend gouverner. Et comme l’imprimerie, au 15ème siècle, mais beaucoup plus rapidement, comme le machinisme au 19ème, mais avec une ampleur plus large, cette innovation majeure bouleverse soudain l’ensemble du paysage humain.
Dans le monde qui est le nôtre, un tel phénomène se joue des frontières. Il touche aussi bien le nord que le sud, l’est comme l’ouest et chacun a compris qu’il perdrait un temps précieux à refuser ce fait. Nous n’avons plus le choix ; le futur est là. Il nous faut l’accueillir.
Ce n’est pas un hasard si les deux pays les plus avancés, quant à la production et aux utilisations de l’informatique et de ses dérivés – télématique, bureautique, productique, robotique, etc… – sont les Etats-Unis d’Amérique et le Japon. Ces deux très grandes puissances ont compris qu’elles pouvaient, grâce à des investissements financiers et humains considérables, développer leur économie, augmenter son efficacité, créer des produits de consommation nationale, tout en conquérant des marchés extérieurs, acquérir une avance décisive sur leurs partenaires et cela grâce à l’informatique.
Ce n’est pas un hasard non plus si, dans les difficultés présentes, l’informatique est l’un des rares domaines où l’investissement s’accroît, l’emploi se développe, la croissance s’accélère.
A la fois industrie et service, technique et produit, elle entretient avec la crise un commerce inavouable, des relations d’agent double. Ici facteur de déséquilibre, là, créatrice de chômage, elle est ailleurs à la source de nouvelles inventions, de gains de productivité, qui permettent de conquérir des marchés et d’embaucher des hommes.
La France n’avait pas tout à fait compris ces enjeux et je crois qu’elle avait pris quelque retard. J’ai indiqué à plusieurs reprises que l’informatique, son industrie et ses usages, étaient, dans mon esprit, mais aussi dans l’esprit de beaucoup, désormais prioritaire. Voilà pourquoi était lancé le Centre Mondial Informatique et Ressources Humaines, pourquoi tant de secteurs ministériels se sont mis en mesure de répondre aux questions posées, pourquoi dans notre stratégie industrielle, l’électronique occupe une telle place.
Si beaucoup reste à faire pour les matériels, s’il faut encore accomplir un effort considérable en matière de composants, notre pays a conquis une position très honorable pour les logiciels. Dans cette sphère de haute intelligence, de nombreuses entreprises dynamiques créent, développent des produits très appréciés sur les marchés nationaux comme pour l’exportation. Les universitaires et les laboratoires de recherche coopèrent avec l’industrie pour inventer des programmes complexes ou assurer leur maintenance.
Je n’insisterai jamais assez sur l’importance que revêt à mes yeux l’informatique et ses créations : des grands systèmes aux micro-processeurs, des ordinateurs de gestion aux calculettes, des terminaux bancaires aux jeux électroniques, de la réservation des places aériennes et ferroviaires à l’automatisation des chaînes de fabrication d’automobiles, de l’informatisation des caisses de sécurité sociale aux systèmes d’armes indispensables à notre défense.
Et nos concitoyens commencent à s’ouvrir à ce progrès. L’engouement pour les ordinateurs personnels est très significatif. L’abaissement des prix aidant, ces produits sont en passe de devenir des objets de consommation aussi répandus que les magnétoscopes, voire que les téléviseurs. Ils dépasseront bien tôt l’un et l’autre.
Quant aux services télématiques que les PTT offrent maintenant à leurs abonnés, il est hors de doute que d’ici quelques années, on les jugera aussi simples d’usage, aussi indispensables que le téléphone lui-même.
Et dans le même temps, les progrès technologiques semblent prendre de vitesse les utilisations qui peuvent en être faites. Plus ou moins bien acceptés, les produits informatiques sont souvent sous-employés. Il est alors un risque : voir réduire ces merveilleux outils à des « gadgets », liés à la mode, au conformisme social, mais finalement de peu d’utilité réelle. Nul n’ignore que, sous la pression, certains pays dits « pauvres » acquièrent des systèmes informatiques qui restent quelquefois dans leur emballage, faute des infrastructures indispensables ou des hommes nécessaires pour les faire fonctionner.
En France même, combien d’entreprises, grandes ou petites, combien de ménages savent maîtriser les produits dont ils font l’acquisition ? Combien de fois l’informatique est-elle plaquée artificiellement sur des systèmes d’organisation traditionnelle sans améliorer en rien le fonctionnement du travail ? Combien de gestionnaires ou d’utilisateurs raisonnent, malgré l’informatique, plutôt que grâce à l’informatique ou avec l’informatique ?
Alors que se profile déjà, à l’horizon mondial, une cinquième génération radicalement nouvelle d’ordinateurs, alors que les travaux sur l’intelligence artificielle ouvrent des perspectives dont nous ne pouvons encore mesurer toutes les conséquences, certains aspects de l’informatique sont enclos, fermés au plus grand nombre et quelque fois même délaissés par ceux qui pourraient en assurer l’emploi. Notamment pour tout ce qui touche à la créativité et à la production culturelle. Pourtant il est clair que la musique, le dessin, que la conception assistée par ordinateur, que l’architecture, la traduction, l’enseignement, bien d’autres champs de l’activité de l’esprit humain seront transformés par l’introduction de cette informatique.
Une nouvelle culture naît sous nos yeux, vous le savez, vous qui vous préoccupez de transmettre, de faire savoir, d’enseigner, de communiquer ce que vous savez et qui vous passionnez tout autant pour cette communication que pour l’acquisition de votre propre savoir.
Il faut que la plus grande majorité de nos concitoyens en prennent conscience : c’est l’ensemble de la communication qui change d’ampleur et de nature.
L’apparition d’un tel langage, le développement d’un tel outil dont j’ai dit qu’il révolutionnait l’ensemble des sciences et des techniques, ne pouvait demeurer sans effet sur les méthodes et les contenus de la formation des jeunes et des adultes.
L’outil informatique a d’abord été réservé à une élite intellectuelle, technique. Puis les formations de spécialistes se sont multipliées tandis qu’une initiation, plus ou moins poussée, était intégrée à l’enseignement supérieur.
Enfin, il a fallu se rendre à l’évidence qu’à partir du moment où les domaines les plus divers de l’activité humaine étaient touchés par le phénomène dont je vous parle, le système éducatif dans son ensemble devait être considéré autrement.
C’est bien ce que j’ai pu observer rapidement, superficiellement tout à l’heure, c’est bien ce qui mobilise vos efforts, peut être même votre passion : parvenir à élargir autour de vous les cercles, à partir des plus modestes enfants, de ceux qui doivent être mis en mesure de maîtriser toutes les données des prochaines années. Vous, à qui je m’adresse, qui savez tout ce que je dis, combien il est nécessaire qu’ensemble nous soyons capables de faire comprendre l’importance de cet effort.
Pour de multiples raisons, largement évoquées dans le courant de vos travaux, nous n’avons mas le droit de laisser notre pays choisir une démarche trop prudente. L’informatique n’est pas une innovation comme n’importe laquelle, car pour la première fois, nous avons la possibilité de faire entrer dans l’éducation de base, dans notre capital culturel, un progrès du savoir aux conséquences universelles, avant même que ces applications ne fassent l’objet d’une réelle consommation de masse.
Une telle ambition suppose, bien entendu, un effort considérable : une conversion des mentalités, ce qui n’est pas le plus simple, une transformation des méthodes, une priorité dans nos investissements, dans nos choix budgétaires, une mobilisation complète de notre appareil de formation des jeunes et des adultes.
Oui, tout commence à l’école. Et si l’informatique vient d’y faire son entrée, elle ne doit pas se trouver à côté de la lecture, de l’écriture et du calcul, un domaine supplémentaire d’enseignement. Elle transforme la manière même d’acquérir ces moyens de la connaissance. Et tout au long de la formation initiale jusqu’à l’université, elle doit garder cette dimension. Bien utilisée, elle permettra de maîtriser, comme jamais auparavant – vous entendez, jamais auparavant – l’apprentissage de chaque savoir particulier.
L’équipement des écoles et des établissements, le programme de formation des maîtres, le développement des actions de sensibilisation et de formation continue, l’intérêt constaté chez les jeunes – comme chez les moins jeunes – autant de faits qui nous font croire que le pari peut être gagné. Déjà, les progrès réalisés peuvent être constatés. Dans le domaine des logiciels – on me le disait il y a quelques instants, lorsque je passais parmi les stands, c’est l’objet même de vos travaux – le Centre National de Documentation Pédagogique joue un rôle considérable qui sera accru. Une bibliothèque a été créée qui dispose aujourd’hui de plus de 600 heures de programmes éducatifs dans toutes les disciplines de l’enseignement, des actions multiples ont été lancées pour réaliser et diffuser de nouveaux langages.
20 centres de formation approfondie à l’informatique accueillent pour des stages annuels des spécialistes qui auront, à leur tour, la charge de former les enseignants. 20.000 professeurs ont ainsi appris l’informatique en 1981 et 1982, une nouvelle promotion de 20.000 est prévue pour l’année présente et 1984. Et pourtant nous avons besoin d’une mobilisation plus large encore.
… Deux initiatives vont dans ce sens : je tiens à les saluer. D’abord, sous l’impulsion de la Conférence des Grandes Ecoles et du Centre Mondial, 373 ingénieurs ont accepté pendant leur service militaire de former à l’informatique plusieurs milliers de chômeurs. Parallèlement, grâce au Ministère de la Défense, une autre opération va commencer le 1er décembre prochain, dans quelques jours 50 appelés, anciens élèves des grandes écoles, vont prendre en charge pour une année entière l’enseignement complet de 1000 volontaires du contingent, appelés comme eux. Je souhaite bonne chance à tous ces jeunes car ils montrent l’exemple.
J’ai appris avec plaisir que, sur la suggestion du Ministre de l’Industrie, la première chaîne de télévision allait lancer une grande émission mensuelle d’initiation à la micro-informatique, des jeux vidéo, des cours de langage « basic » ; des enquêtes auprès du public, des cours de toutes sortes, formule bonne, intelligente, vivante. Je sais que sur les deux autres chaînes, des programmes identiques se préparent. Certains de nos voisins nous avaient précédés, surtout la BBC, qui a joué un rôle déterminant dans l’exceptionnel développement de la micro-informatique britannique à l’école et hors de l’école. Nous rattrapons notre retard : c’est bien.
Et j’aperçois l’effort, au sein du Ministère de l’Education Nationale, de tous ces enseignants qui s’appliquent – ayant déjà acquis plusieurs formes de culture – à réaliser cet effort sur eux-mêmes, lorsqu’ils ont déjà derrière eux des années et des années d’enseignement ou bien qui abordent directement, lorsqu’ils sont plus jeunes, ce domaine nouveau, tant est puissant leur goût du savoir. Et comme je le disais à l’instant, tant est puissante cette passion en eux de la communication faire que les plus jeunes soient en mesure de répondre aux exigences de la société dans laquelle ils vivront.
Vous l’avez donc compris, le Gouvernement, et ce colloque le souligne, a clairement marqué quels étaient ses choix, et s’il le fallait je le dirais encore. Il dégagera de ce fait les moyens techniques et financiers nécessaires, étant bien entendu que quelles que soient ses initiatives, et ses obligations, la réussite finale sera l’affaire de tous et de chacun, l’affaire des enseignants, dans cette étape qui représente pour eux le bouleversement que je signalais. Ils montrent une capacité d’enthousiasme et de dévouement dont je ne doutais pas. Je tiens à leur en rendre hommage.
L’affaire des parents : il dépend d’eux que le climat soit propice à l’audace, et s’ils n’ont pas reçu les éléments de ces techniques nouvelles, ce qui est naturellement le cas le plus commun. Il dépend d’eux, s’ils y sont aidés, qu’une bonne information soit mise à la disposition de leurs enfants pour qu’ils connaissent exactement les perspectives réelles des études entreprises.
L’affaire des jeunes, surtout. Encore faut-il qu’ils le comprennent, encore faut-il qu’on leur en procure l’instrument, les moyens, encore faut-il que dans la société qui est la nôtre, ils reçoivent un accueil, comme une invitation.
Choisir sa voie, savoir que jamais l’avenir n’a offert autant de possibilités, que cela dépendra finalement d’eux, surtout si vous les aidez, Mesdames et Messieurs – et les autres, bien loin et au-dehors de cette salle – qui allez préparer les temps qui viennent ! Voilà de quoi faire, n’est-ce pas intéressant ?
J’ai déjà dit maintes fois que, pour notre pays, la formation représentait l’investissement majeur. Notre jeunesse représente pour nous la principale ressource. C’est pourquoi la formation de tous ces Français constitue la clé de notre avenir commun.
Notre école, grâce à laquelle des générations de jeunes ont su acquérir les apprentissages fondamentaux – lire, écrire, compter, connaître les langues, l’histoire, la géographie, les sciences – notre école, grâce à laquelle nous avons pu nous initier à notre futur métier de citoyen, reflet du savoir d’une société, des valeurs qu’elle a choisies ou qu’elle contient, notre école est en mesure d’épouser en permanence son temps et les progrès qui marquent ce temps là. Elle doit ouvrir toutes grandes ses portes à cette richesse immense qu’est l’informatique, sujet de cette allocution.
Votre colloque aura bien illustré le souci premier de la France, tel que je l’exprime ici, fidèle à mon mandat se hisser à l’avant-garde d’une véritable transformation culturelle qui jettera dès maintenant les bases pour notre jeunesse d’un avenir plus assuré, bref, de la confiance en soi, dans l’avenir, dans le pays.