Le 20 septembre 1992, les électeurs Français se rendront aux urnes pour ratifier par référendum le traité de Maastricht sur l’Union européenne.
Le 3 septembre, quatre jours avant l’ouverture de la campagne officielle, François Mitterrand participe au débat télévisé « Aujourd’hui l’Europe » animé par Guillaume Durand. Avant de débattre avec Philippe Seguin, le Président de la République, répond aux questions de Serge July, Gérard Carreyrou et Jean d’Ormesson. Le « lapsus » de jean d’Ormesson et la réponse de François Mitterrand ont rendu cet échange célèbre 1.
EXTRAITS DES DECLARATIONS DE M. FRANÇOIS MITTERRAND, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE,
A L’OCCASION DE L’EMISSION DE » AUJOURD’HUI L’EUROPE »
LA SORBONNE, 3 SEPTEMBRE 1992
Echange entre Jean d’Ormesson et François Mitterrand
J. D’ORMESSON.- Monsieur le Président, bonsoir.
– LE PRESIDENT.- Bonsoir.
– J. D’ORMESSON.- Naturellement, vous avez raison de dire qu’il y a du confédéral et du fédéral dans l’Europe. Mais à long terme, est-ce que le projet européen n’est pas un projet fédéral ? L’on pourrait défendre que le projet est confédéral s’il y avait une monnaie commune. Mais il n’y a plus une monnaie commune. Nous sautons directement dans une monnaie unique. Est-ce que cela ne nous mène pas, à long terme, à moyen terme, vers une Europe fédérale ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux le dire ouvertement ?
– G. DURAND.- Et pourquoi pas ce soir ?
– J. D’ORMESSON.- Et pourquoi pas ?
– LE PRESIDENT.- Parce que moi je n’en sais rien et que je ne décide pas pour les onze autres. Donc, je dis simplement : faites confiance aux dirigeants de la France des années qui viennent et à la génération suivante. Elle décidera de son destin. Pour l’instant, on a fait un bon bout du chemin et c’est une responsabilité déjà assez lourde puisque, comme vous le voyez, on nous la reproche assez dans certains milieux.
– J. D’ORMESSON.- Je sais bien que la liberté monétaire des pays est déjà limitée. Mais la souveraineté d’un pays, c’est tout de même de battre monnaie. A partir du moment où il n’y aura plus de monnaie française et où il y aura une monnaie européenne, est-ce que ce n’est pas la définition…
– LE PRESIDENT.- Ou française |
– J. D’ORMESSON.- Oui, mais allemande ou italienne |
– LE PRESIDENT.- Je crois même, pour bien marquer cela d’une façon figurative, que sur les billets il y aura d’un côté l’Ecu européen et de l’autre côté la monnaie du pays : ici le franc, là le mark, par exemple. Donc, c’est pour bien signifier que battre monnaie est un droit que nous exerçons en commun mais qui n’en reste pas moins l’expression aussi des politiques nationales.
– G. DURAND.- Je crois..
– LE PRESIDENT.- Le débat entre monnaie unique et monnaie commune est dépassé depuis longtemps. Même la Grande-Bretagne qui s’était le plus attachée à préserver la notion de monnaie commune l’a laissée derrière elle. On n’imagine pas un marché unique et plusieurs monnaies concurrentes. D’ailleurs, ce serait d’un coût très lourd, avec les coûts de change. Si chaque fois que l’on allait dans un pays il fallait changer, cela représenterait une perte de presque 40 % de la valeur de l’argent.
(…)
– J. D’ORMESSON.- Monsieur le Président, vous êtes dans une situation terriblement paradoxale.
– LE PRESIDENT.- Ah |
– J. D’ORMESSON.- Vous êtes, on le voit bien ici, le meilleur et le principal animateur de Maastricht.
– LE PRESIDENT.- Vous êtes bien aimable.
– J. D’ORMESSON.- Et vous êtes, vous le savez aussi, le principal obstacle à Maastricht…
– LE PRESIDENT.- Selon vous |
– J. D’ORMESSON.- Selon les sondages.
– LE PRESIDENT.- Il y en a quelques autres, vous avez raison, vous n’êtes pas le seul à le penser.
– J. D’ORMESSON.- Je voudrais vous demander si l’idée ne vous est jamais venue de sacrifier votre carrière personnelle à une cause qui la dépasserait de très loin ?
– LE PRESIDENT.- Cela m’est déjà arrivé.
– J. D’ORMESSON.- Eh bien, ce soir, ici, maintenant si vous annonciez comme vous le demandent non pas seulement vos adversaires, mais je crois, bien des amis, qu’en cas de victoire du non, je veux dire qu’en cas de victoire du oui, le lapsus est inévitable.
– LE PRESIDENT.- J’ai parfaitement compris ce que vous vouliez me dire, ne vous excusez pas, en somme on me demande de partir en cas de oui et en cas de non.
– J. D’ORMESSON.- Vous avez raison, mais le non vous faites ce que vous voulez, vous en êtes maitre, personne ne peut vous convaincre de partir et en cas de oui non plus. Ce que je vous propose, ce n’est pas du tout une astuce, c’est quelque chose qui est votre tâche accomplie, l’Europe affermie. Est-ce que vous n’envisageriez pas de rentrer chez vous dans les Landes ou peut-être sur une plage portugaise comme d’autres ont été sur des plages irlandaises et de travailler ainsi à votre propre triomphe car vous entreriez vivant dans l’histoire et de travailler surtout au triomphe évident, à une majorité énorme, personne ne peut en douter, du oui qui vous est si cher ? Vous me dites que l’Europe dépend de nous, les Français. C’est vrai. Elle dépend aussi de vous ; elle dépend peut-être de vous avant de dépendre de nous.
– LE PRESIDENT.- Oui, puisque c’est moi qui vous présente ce Traité et moi qui l’ai signé.
– J. D’ORMESSON.- Oui, et si vous disiez que l’Europe se fasse, je m’en vais.
– LE PRESIDENT.- … sans moi.
– J. D’ORMESSON.- Sans vous, sans vous, absolument sans vous, c’est un sacrifice.
– LE PRESIDENT.- Oui, oui.
– J. D’ORMESSON.- Eh bien ce geste, si vous le faisiez, est-ce que vous n’êtes pas convaincu qu’il ferait passer l’Europe et que vous seriez l’artisan d’une victoire ?
LE PRESIDENT.- Monsieur d’Ormesson, je ne prends pas du tout comme une plaisanterie ce que vous dites.
– J. D’ORMESSON.- Mais ce n’est pas une plaisanterie.
– LE PRESIDENT.- Je ne le prends pas comme cela, justement. Il fallait bien échanger quelques propos qui soulagent un peu la gravité de notre conversation et je prends très au sérieux ce que vous me dites. Je sais que c’est le sentiment d’un certain nombre de Français, de quelques intellectuels de talent d’ailleurs qui ne sont pas tous des adversaires à moi mais qui voudraient assurer à tous les coups le succès de l’Europe, de l’union européenne, c’est-à-dire du Traité de Maastricht.
– Si je dois nuire à ce point-là au Traité de Maastricht, je dois dire qu’il faut que je tienne le plus grand compte de l’avis de mes adversaires mais aussi des autres, mais croyez-vous qu’on en soit là ? D’autre part, est-ce que c’est vraiment mon rôle que de faire un plébiscite à l’envers ? Je me refuse à faire un plébiscite positif mais cela deviendrait un plébiscite négatif. Tous contre moi et ça marche bien ?
– J. D’ORMESSON.- C’est le risque des référendum.
– LE PRESIDENT.- C’est me réserver peut-être un sort un peu attristant mais dans ce que vous avez dit, je vois une part de vérité et d’émotion et croyez-moi, monsieur d’Ormesson, il nous reste quinze jours à trois semaines avant le vote, ce n’est pas du tout l’annonce que je prendrai la position que vous souhaitez mais je ne néglige pas l’avis d’hommes tels que vous lorsqu’il est exprimé de cette manière ; il y a même un côté émouvant. Cela dit, moi je ne vais pas quand même ajouter aussi au désordre, enfin. Si c’est le non, là vous ne dites rien.
– J. D’ORMESSON.- Non, non.
– LE PRESIDENT.- A vrai dire, quand même, cela paraîtrait plus logique, mais enfin, si c’est le oui eh bien, c’est que je ne m’étais pas tellement trompé, c’est donc parce que je ne me suis pas trompé qu’il faut que je m’en aille ? Laissez-moi quand même le temps de digérer tout cela.
(…)
J. D’ORMESSON.- Est-ce qu’il ne faudrait pas, non pas même des avions, mais simplement une parole, pour les Libanais ? Les Libanais sont victimes d’une agression caractérisée et il me semble que votre gouvernement n’a pas été suffisamment chaleureux à l’égard des Libanais qui souffrent d’une occupation étrangère.
– LE PRESIDENT.- Moi, je suis l’ami des Libanais.
– J. D’ORMESSON.- Dites-le, monsieur le Président.
– LE PRESIDENT.-… qu’ils soient chrétiens ou musulmans et j’ai beaucoup d’affection, en particulier, pour les Libanais chrétiens, parce qu’il y a tellement d’affinités anciennes, de causes culturelles et cultuelles qui nous unissent, qu’il ne faut vraiment pas avoir l’air de les ignorer, loin de là. Je suis prêt à leur dire ce mot d’amitié et, en particulier, si je n’ai pas eu l’occasion de m’exprimer, vous me fournissez cette occasion et je vous remercie. Je crois déplorables des élections législatives en présence d’une armée étrangère.
– J. D’ORMESSON.- Merci, monsieur le Président.