Les témoignages recueillis auprès de dirigeants d’EDF à propos de Gilles Ménage, qui en fut le Président, de 1992 à 1995, raniment le souvenir d’un homme exceptionnel, dont la personnalité riche et attachante manifestait un intérêt passionné pour son entreprise, et sut en maintenir le cap dans un contexte qui lui était peu favorable, pour ne pas dire hostile, alors qu’il n’était pas du sérail.
Homme d’action à l’intelligence aiguisée, stratège et pugnace, sans concession par rapport à ses convictions, son bilan professionnel est d’avoir remporté des victoires déterminantes pour EDF. De nombreux salariés se souviennent de lui comme d’un être chaleureux autant que simple et de son ouverture d’esprit, qualités humaines qui faisaient également sa force dans les rapports conflictuels, dont il eut sa part.
« L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité… » Cette pensée de la philosophe Simone Weill répond ainsi, pour l’essentiel, au sentiment de ceux qui ont côtoyé, ou connu personnellement Gilles Menage, comme un hommage vivace à sa mémoire.
Laurence Lissac, Administratrice de l’Institut François Mitterrand
Extraits du discours prononcé le 23 novembre 1995 à l’occasion
du départ de Gilles Ménage de la Présidence d’EDF
Par François Ailleret, Directeur Général d’EDF de 1994 à 1997
Monsieur le Président (…),
Une page s’est ouverte avec votre arrivée (en juillet 1992), page incontestablement bien remplie, sans alinéas futiles ou secondaires. Durant cette période ce sont les vraies questions, les vrais enjeux qui ont été abordés et vous vous y êtes, sans relâche, engagé pour faire progresser l’entreprise :
- Le premier enjeu fut l’institutionnel : depuis 1992 -dans un dossier ouvert depuis maintenant 8 ans- les thèses françaises ont connu des avancées sensibles à Bruxelles.
- Puis les relations avec l’Etat : certes il y a des points positifs avec le respect du Contrat de Plan actuel signé quelques mois après votre arrivée, mais aussi des difficultés et vous avez été en première ligne pour les réduire.
- Il y eu aussi le service au client avec la garantie des services, Tempo, Emeraude, Pauvreté Précarité, la qualité du courant, … tous les dossiers que vous avez fait avancer.
- Ainsi que le nucléaire d’aujourd’hui et de demain : la disponibilité du Parc, le N4, REP 2000, Superphénix, la sûreté des centrales dans l’Europe de l’Est.
- Et puis cet immense enjeu du développement d’EdF en France au titre de sa mission principale et de la diversification.
- Quant à l’international il n’est point besoin que je l’évoque tant chacun ici connaît votre rôle déterminant dans les avancées d’Edf à l’étranger depuis trois ans.
- Je termine par le social qui croise tous les dossiers de l’entreprise, qui en est à la fois la force et le talon d’Achille. Je dis simplement votre constant souci de l’emploi, du dialogue social de la cohésion interne…
En entrant dans l’entreprise vous n’avez pas remis en cause sa politique, sa stratégie et ce fût essentiel. Vous les avez confortées et y avez apporté votre marque, tout spécialement sur certains grands sujets comme le développement international, l’ouverture de l’entreprise, l’environnement, …
Bien sûr entre vous-même et le Directeur Général (Jean Bergougnoux puis moi-même) les approches guidées par des cultures et des passés dissemblables, à dominante politique pour vous, à dominante économique, industrielle et commerciale pour nous, étaient parfois différentes sur le contenu ou le calendrier de mise en œuvre. C’est le contraire qui aurait été surprenant. Mais sur les grands axes stratégiques de l’entreprise, la cohérence, la cohésion du binôme de tête ont été solides (…). La finalité de notre engagement a toujours été d’abord le service public, l’intérêt d’EdF, de ses clients, de son personnel et de la Maison France.
S’il y a eu des difficultés entre nous, nous avons pratiqué la concertation, la collaboration et le travail en commun. Les exemples en sont nombreux : nos rencontres fréquentes, votre participation régulière aux réunions de direction, au Comité Directeur, aux séminaires de Direction Générale en témoignent (…).
Tous ici cependant, vous devez savoir que, jamais à l’extérieur de l’entreprise, nous n’avons affiché un différend quelconque entre nous deux.
Monsieur le Président je veux plus que tout autre, que ce soient la dignité et la responsabilité qui marquent votre départ. C’est dans le même esprit que je tiens à vous dire au moment où une nouvelle étape de carrière s’ouvre devant vous, que l’entreprise gardera un fort souvenir de votre engagement personnel, de votre détermination, de votre disponibilité, de votre puissance de travail, de toutes les actions que vous avez engagées au service d’EdF, cette entreprise que vous aimez (…).
Au nom de nous tous, je vous dis merci pour ce que vous avez apporté à EdF et fait pour elle. Je vous souhaite un avenir à la hauteur de vos attentes.
Témoignage de Jean-Louis Chambon, ancien conseiller de Gilles Ménage
à la Présidence d’EDF
« Je me sens un peu isolé, si tu me rejoignais ? » C’est ainsi que, après l’Elysée, j’ai retrouvé Gilles Ménage, qui avait été nommé quelques mois plus tôt, à l’été 1992, président du Conseil d’Administration d’EDF.
Isolé, en effet, Gilles l’était dans les premiers mois de sa présidence. A la tête d’une maison peu portée à reconnaître la légitimité d’un dirigeant venu de l’extérieur, non électricien, et perçu comme « parachuté » par un pouvoir politique qui était alors loin d’avoir les faveurs de l’opinion publique.
Sa nomination ne s’était pas passée dans les meilleures conditions. Son prédécesseur, atteint par la limite d’âge, avait de bonne foi demandé la prolongation de son mandat pour une année. Cela lui avait été refusé par le gouvernement et les manières maladroites qui avaient présidées à sa mise à l’écart ne favorisaient évidemment pas l’installation de son successeur.
De plus, la gouvernance de l’entreprise était alors bicéphale. Le Président présidait un Conseil d’Administration qui, le plus souvent, entérinait des décisions négociées par un Directeur général, issu du sérail et véritable patron de l’entreprise, chacun d’eux étant nommé par décret en Conseil des ministres.
Dire que Gilles Ménage n’avait pas de prédispositions particulières à partager son pouvoir est un euphémisme, et les premiers temps de sa présidence ont été le théâtre très animé de nombreuses querelles de territoire.
Si sa passion pour l’entreprise, une détermination de tous les instants, une puissance de travail hors du commun, son obsession de l’exhaustivité ont rapidement imposé son autorité, c’est sa vision stratégique de l’avenir de l’entreprise qui a installé sa légitimité.
Il s’agissait pour lui, au plan national, de rapprocher, en permanence et sur tous les sujets, EDF et les élus locaux et leurs représentants. Au plan européen, il ne partageait pas l’enthousiasme des principaux dirigeants pour l’ouverture des marchés de l’électricité et la dérégulation des systèmes électriques organisée par Bruxelles, et il s’est opposé – presque seul, et avec succès sur les points essentiels – aux mesures préconisées par les directives européennes. De nombreux reproches lui ont été faits pour ce militantisme anti-dérégulation. Mais il voyait dans une ouverture trop radicale des marchés l’affaiblissement à terme d’EDF, synonyme pour lui de perte de maîtrise du système électrique national et par conséquent de dégradation du service au client.
Sa volonté de développer EDF à l’international – Chine, Emirats arabes unis, Yémen, Afrique du Sud, Argentine … – s’accompagnait du souci constant de « garder la main » et de conserver la maîtrise des opérations engagées en acquérant ou en conservant un niveau de participation significatif.
Bon connaisseur de l’Allemagne, il a prôné durant sa présidence des alliances, non seulement avec les grandes entreprises allemandes de production d’électricité, mais aussi avec les sociétés locales de distribution, gage pour lui de la stabilité du système allemand et de la pérennité de son industrie nucléaire. Cette position n’a pas été comprise. L’abandon quelques années plus tard du nucléaire par l’Allemagne a été vécu par lui autant comme le résultat de la pression des Verts allemands sur leur gouvernement que comme la conséquence de l’échec des accords capitalistiques et industriels entre les deux pays.
Convaincu de l’impérieuse obligation du maintien à un niveau important du nucléaire dans le mix énergétique, afin d’assurer au client, tant industriel que domestique, un approvisionnement fiable et compétitif au plan des prix, Gilles Ménage a été en même temps un infatigable pèlerin de la sûreté. Je l’ai souvent accompagné dans des zones sensibles, en Ukraine et en Bulgarie par exemple. J’ai vu à quel point il se faisait un devoir de proposer à la communauté internationale des plans de financement pour la construction du sarcophage de Tchernobyl et la rénovation des réacteurs de Kosloduy.
Très mobilisé depuis toujours sur la situation précaire des pays en voie de développement, il s’est beaucoup impliqué dans les actions innovantes menées par le groupe E7, regroupement des sept plus grands électriciens mondiaux, en particulier en Afrique et en Amérique latine.
Il n’oubliait pas les fonctions qu’il avait occupées à l’Elysée comme directeur de cabinet. Pas un voyage important à l’étranger sans qu’il en informe le chef de l’Etat. Pas un déplacement, ou presque, sans qu’il soit porteur d’un message de François Mitterrand à tel Président ou Premier ministre, de Pékin à Buenos Aires et du Cap à Abou Dhabi.
La légende veut que, informé de sa mise à l’écart en juillet 1995, il ait sollicité un rendez-vous avec le Président Chirac, qu’il avait souvent côtoyé lorsqu’il était en poste à la préfecture du Limousin et à la préfecture de Paris. Jacques Chirac lui aurait précisé qu’il avait été un formidable président d’EDF, mais qu’il avait décidé de le remplacer par le ministre de l’Economie du précédent gouvernement. « Pour quelles raisons ? » aurait interrogé Gilles Ménage. La réponse fut sans appel : « Parce qu’il me l’a demandé ».
Témoignage de Gérard Roth,
ancien Chef de cabinet de Gilles Ménage à la Présidence d’EDF
Lorsque Gilles Ménage est arrivé comme Président d’EDF à l’été 1992, je m’apprêtais à prendre un poste opérationnel loin du siège, ayant été Attaché de cabinet de son prédécesseur, Pierre Delaporte. J’ai donc été surpris que le nouveau Président me propose de devenir son Chef de cabinet ce qui contrevenait aux usages. Lorsque je lui en fis part, il me répondit en souriant que « j’avais encore beaucoup de choses à apprendre en matière de pouvoir… »
En travaillant avec lui, j’ai vite découvert un homme doté d’une très forte capacité de travail, d’une soif d’apprendre et de comprendre les logiques économiques du monde de l’électricité qu’il n’avait pas fréquenté jusqu’alors. Un dirigeant dont l’exigence portait autant sur la ligne générale que sur le détail. Un homme de conviction et de caractère que la longue fréquentation du pouvoir élyséen avait marqué.
Son indépendance d’esprit et certaines de ses initiatives irritaient parfois les dirigeants issus du sérail et Gilles Ménage prenait plaisir à questionner certaines idées établies. Il s’accordait cependant sur l’essentiel avec Jean Bergougnoux, alors Directeur Général qui avait été nommé cinq années auparavant, puis avec François Ailleret.Dans les actions marquantes de Gilles Ménage à EDF, je citerais volontiers :
– la défense résolue du nucléaire en France et la coopération internationale pour la remise à niveau des centrales des pays de l’Est, six ans après Tchernobyl et au moment où les structures industrielles et de recherche de l’ex Union Soviétique traversaient une période délicate,
– la volonté de poursuivre le développement international de l’entreprise, et notamment les coopérations franco-allemandes,
– la diversification dans le domaine de l’environnement et du traitement des déchets,
– le maintien du dialogue social tant avec les organisations syndicales qu’avec les agents de terrain. Gilles Ménage multipliait les visites de terrain et avait un contact spontané et chaleureux avec le personnel.
Très attaché au service public, il prenait à cœur de défendre l’entreprise contre des tentatives de préemption financières de certains ministères ou des projets de lois potentiellement préjudiciables. Sa connaissance des rouages de l’Etat, sa capacité de conviction personnelle et sa ténacité le servaient assurément.
J’ai aussi découvert un homme très soucieux de sa famille et de ses enfants, proche des gens humbles et capable de se mettre à leur niveau. Alors qu’au début, ma relation de travail était plus obligée que désirée, j’ai découvert au fur et à mesure la complexité de l’homme de devoir mais aussi sa simplicité désarmante et son humanité. Nous nous revoyions à intervalle régulier ces vingt-quatre dernières années et nous devions nous revoir cet été à Penne d’Agenais. Le sort en a décidé autrement, tristement.
19 avril 2017, le temps d’un déjeuner
Par Michel Clavier,
Ancien Directeur au secrétariat Général d’EDF
Beaucoup d’autres que moi connaissaient bien Gilles Ménage et ont partagé avec lui les années où il eut à exercer des responsabilités éminentes avec celles et ceux qui ont accompagné le président François Mitterrand dans son aventure politique. Mais qu’il me soit permis d’exprimer ici ma sympathie pour Gilles Ménage et d’évoquer ce déjeuner qui nous avait réunis quelques semaines avant qu’il ne nous quitte.
Nous nous étions rencontrés à plusieurs reprises pour organiser le colloque de l’Institut François Mitterrand, consacré aux années de l’alternance de 1984 à 1988. EDF avait apporté son concours à cette initiative portant sur une période qui avait été déterminante pour le développement de l’entreprise et qui appartient désormais à l’histoire de notre pays.
C’est dans ce contexte que nous nous sommes retrouvés, Gilles Ménage, Laurence Lissac et moi-même pour déjeuner au siège d’EDF, avenue de Wagram, le 19 avril 2017. Autant qu’il m’en souvienne, c’était une belle journée printanière…
Comme je l’ai dit, je n’ai pas connu Gilles Ménage lorsqu’il était en responsabilité, aussi bien à l’Elysée qu’à la présidence d’EDF. Mais une sympathie s’était installée entre nous et j’avais pensé que la courtoisie voulait que ce déjeuner – qu’il avait lui-même proposé – puisse se tenir au sein même de la maison dont il avait été le président.
Je garde un beau souvenir de cette rencontre qui manifestement faisait plaisir à Gilles Ménage. Il était très fier d’avoir eu à présider l’établissement public qu’était « Electricité de France » au début des années 1990. Il conservait un intérêt marqué pour l’entreprise qu’elle était devenue depuis lors. Gilles Ménage était heureux et nous avait donné à Laurence et à moi, durant le temps de ce déjeuner, le meilleur de lui-même. Dans les jours qui avaient suivi, il m’avait écrit ces quelques mots : « C’est toujours une vraie récompense de retrouver la « maison » que l’on ne peut oublier après qu’on ait eu « l’honneur » et la grande chance d’y servir. »
C’est avec beaucoup de curiosité que je l’ai écouté nous raconter quelques-uns des événements qui avaient marqué sa présidence. Le temps avait passé. Lui, qui n’était pas ingénieur dans une « maison d’ingénieurs », conservait une connaissance très fine des enjeux de l’entreprise et je compris, au fil de la conversation, que certains des sujets qui font maintenant l’actualité de l’entreprise avaient une résonance avec les dossiers que Gilles Ménage avait eu à traiter en son temps.
J’ai découvert à cette occasion l’intelligence de son esprit, qui caractérisait ses analyses et donnait à l’exposé des situations et des problématiques une subtilité et donc une saveur toutes particulières.
Avant tout, il y avait de la simplicité dans la relation que Gilles Ménage instaurait avec ses interlocuteurs. Au-delà de sa bonhommie, on pouvait lire chez lui une certaine liberté d’être. Son regard, pour ceux qui voulaient y prêter attention, restait celui du jeune homme qu’il avait dû être : étonnamment clair et, semble-t-il, affranchi des pesanteurs du temps et des fatuités de l’exercice du pouvoir. Cela mérite d’être signalé, car nous savons bien, à l’aune de nos propres vies, que ce n’est pas si fréquent, ni si facile à préserver.
Le destin ne lui avait pas toujours été favorable. En particulier, pour cause d’alternance politique, son mandat à la présidence d’EDF s’était brutalement interrompu en novembre 1995. Pourtant, il n’en gardait pas une rancœur excessive. Il donnait l’impression que les événements adverses de son existence lui avaient donné un supplément de bienveillance.
Transparaissait assez vite chez l’homme le bon élève qu’il avait été durant ses années de formation, où l’apprentissage des règles de vie comptait autant que celui-ci des savoirs. Il avait conservé en héritage le souci de servir.
Il y aurait encore beaucoup à dire. La convivialité du déjeuner nous avait incités à le prolonger et nous avions ainsi devisé en toute liberté.
Puis je l’ai raccompagné et ce jusque sur le parvis ensoleillé de l’entreprise. Nous nous sommes quittés simplement, comme si le temps de la vie continuerait à s’écouler indéfiniment. Du moins le pensions-nous.
Il avait exprimé le souhait de nous revoir et je m’en étais réjoui.
La vie en a décidé autrement.
Mais elle ne pourra pas effacer le souvenir que je garde de lui.