Elu conseiller général de la Charente-Maritime en 1976, je rejoins aussitôt la commission des finances de cette assemblée. Aux yeux de tous, cette commission a du prestige dans la mesure où elle examine l’ensemble des dossiers. Mais dès les premières séances, j’y découvre tout le poids de la tutelle incarnée par le préfet. Le représentant du pouvoir central est omniprésent, maître du budget, seul chargé de son exécution et fort du monopole de l’étude et de l’expertise des projets par ses propres services. Nos initiatives sont, au mieux, encadrées, au pire, étouffées. Si quelques collègues paraissent se satisfaire du confort de l’irresponsabilité, les autres souffrent de cette situation.
Député en 1978, je siège d’office, puisque c’est alors la loi, au conseil régional de Poitou-Charentes. Une expérience peu stimulante. A Poitiers, la tutelle est en effet aussi pesante qu’à la Rochelle et s’y ajoute, voulu par les élus eux-mêmes, le poids du ridicule : pour respecter le principe de non domination d’un des quatre départements qui forment la région sur les trois autres, un accord avait été conclu pour instituer un système de présidence tournante…
Force était alors de constater qu’il était plus que temps de mettre fin à la tradition centralisatrice et de rapprocher le pouvoir des citoyens à l’instar des démocraties voisines.
Depuis vingt ans aux responsabilités, la droite avait fini de démontrer son impuissance quant à ce dossier. Les études et les rapports s’étaient succédés mais le moment n’était jamais le bon pour agir : « Parlez-en beaucoup, parlez-en toujours, ne le faites jamais ».
Au Parti socialiste comme au groupe parlementaire, François Mitterrand, Gaston Defferre, Pierre Mauroy et bien d’autres affichent clairement la volonté d’une rupture politique et administrative. Une proposition de loi élaborée en 1979 prévoit pour toutes les collectivités locales dont nos 37 960 communes, la suppression de la tutelle a priori, le transfert des attributions du préfet en tant que responsable de l’exécutif au président du conseil général, la transformation de la région en collectivité territoriale.
La victoire de 1981 permet la réalisation très rapide des engagements pris. Dès le 8 juillet, Pierre Mauroy donne le ton « Une France responsable c’est aussi un pays qui doit désormais construire l’unité de la République dans la diversité et la responsabilité de ses collectivités locales ». Le 15 juillet, à Lyon, François Mitterrand déclare : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire ».
Place Beauvau, Gaston Defferre, ministre de l’intérieur et de la décentralisation, force les feux pour la préparation du projet. Il veut frapper fort et vite sur les structures politiques et administratives pour enclencher une dynamique irréversible.
Le 16 juillet, le projet de loi est adopté à l’Assemblée. Après cinq jours et cinq nuits dont un week-end entier de session extraordinaire, les titres I et II du projet de loi sont votés en première lecture par 329 vois contre 129. En dehors de Michel Debré, accusant les socialistes de mettre en cause l’existence même de l’Etat et d’Olivier Guichard, les grands ténors de droite sont absents (Jacques Chirac ne se déplace pas lorsqu’il est question du statut de Paris). L’opposition n’envoie au combat que trois ou quatre jeunes élus virulents qui ont pour mission de défendre une pluie d’amendements souvent très éloignés du sujet. Pour avoir combattu, lors de la législature précédente, avec les mêmes armes de procédure, la loi Peyrefitte « sécurité et liberté », je ne vois là que pratique classique de la discussion législative marquée par ses traditionnels excès. Nous sommes, par exemple, gratifiés d’avertissements argumentés de comparaisons hasardeuses, du style : « Chaque fois qu’on s’en est remis à l’arbitraire du pouvoir local du gouvernement d’Irlande du Nord, des évènements sanglants se sont produits ». L’expérience de Gaston Defferre, sa volonté, sa ténacité, le respect qu’il inspire, même dans les rangs de la droite, le solide appui juridique du rapporteur Alain Richard permettent cependant de mener à bien la discussion. Le ministre de l’intérieur, pour répondre, après chaque présentation par la droite de ses amendements, à la question du président de séance « avis du gouvernement ? », applique une méthode qui a pour le moins le mérite de la rapidité en répondant « oui » ou « non », « pour » ou « contre », sans plus de commentaires.
Pour la gauche, l’essentiel est déjà atteint : nous pouvons rejoindre nos circonscriptions avec la certitude que la voie de l’émancipation des élus locaux est irréversiblement ouverte. Il nous reste à répondre aux légitimes interrogations des élus face au bouleversement qui les attend.
Au printemps 1982, je vis, comme tous les présidents de conseils généraux, un moment politique fort : le préfet, simplement mais solennellement, me transmet devant les conseillers généraux le pouvoir exécutif. Un vaste chantier s’ouvre alors. Assisté, les premiers jours, du seul secrétaire général de l’ancien conseil et de deux secrétaires, il m’incombe de mettre en place la nouvelle administration départementale. La mise à disposition, puis la partition des personnels, se font sans heurts. Parmi les plus dynamiques des fonctionnaires de l’Etat, nombreux sont en effet ceux qui sont attirés par ce qui deviendra la fonction publique territoriale.
Quelque mois plus tard, Pierre Joxe, devenu ministre de l’intérieur, me fait l’amitié de choisir mon département pour sa première visite d’un conseil général dans sa nouvelle configuration. Bien évidemment, je tiens à ce que le préfet soit à mes côtés.
Dans certains départements, la mise en application de la loi est parfois plus délicate. Ici, ce sont les excès d’un président qui se grise de ses nouveaux pouvoirs. Là, c’est un préfet qui se sent meurtri d’avoir perdu des attributions qu’il ne trouve pas compensées par le décret de 1982 lui confiant pourtant la direction des services extérieurs de l’Etat, hors les finances, l’éducation nationale et, bien évidemment, la justice.
En janvier 1991, François Mitterrand me confie la charge du ministère de l’intérieur. J’ai notamment pour mission de faire franchir une nouvelle étape à la décentralisation.
La loi du 6 février 1992 sur l’administration territoriale de la République est dans l’ensemble bien accueillie car elle privilégie de nouvelles formes de coopération intercommunale sans supprimer une seule commune. Le Président de la République ne l’aurait d’ailleurs pas admis. Je dois faire face cependant à une difficulté majeure : l’absence de majorité à l’Assemblée car le parti communiste ne soutient pas le texte. Le Président comme le Premier Ministre me donnent leur accord pour renoncer à l’usage de l’article 49-3 de la Constitution, ce qui me semble élémentaire pour un texte portant sur les libertés des collectivités. Quelques nuits blanches et certains aménagements permettent d’obtenir un vote de justesse en première lecture par 287 voix pour et 286 contre ! Comme souvent, ceux de droite qui s’étaient opposés au projet du gouvernement sont parmi les premiers à appliquer cette nouvelle loi, très satisfaits d’assurer de nouvelles responsabilités de président d’intercommunalité.
Le succès de l’intercommunalité est connu, 80% du territoire national sont couverts par ce type de structure – 1 348 communautés de communes en 2002.
J’en profite aussi pour normaliser le système indemnitaire des élus départementaux et régionaux, mettant ainsi fin à de criantes inégalités.
Dans la ligne des lois Defferre, la loi de 1992 sur l’administration territoriale de la République a incontestablement contribué au développement de la solidarité intercommunale.
Mon seul regret est de ne pas avoir eu les moyens politiques d’obtenir l’élection au suffrage universel des présidents de structures intercommunales puisqu’ils détiennent le pouvoir de lever l’impôt.
Comment ne pas évoquer « la grande oeuvre » du gouvernement Raffarin. S’agit-il, ce qui devient nécessaire, d’une opération de clarification et de simplification pour permettre aux citoyens ainsi qu’aux élus de s’y retrouver entre les communes, les cantons, les contrats de pays, les établissements publics intercommunaux, les conseils généraux et régionaux ? Certes non. S’agit-il de sauvegarder un service public indispensable à la démocratie locale ? Encore moins. Le gouvernement actuel poursuit en réalité un objectif de démantèlement de l’Etat. Pour alléger ses charges financières, il charge la barque des collectivités locales. L’impôt sur le revenu pourra baisser et le gouvernement se faire applaudir tandis que les impôts locaux exploseront et que ce sera « la faute du maire ». Il est vrai qu’il est prévu, pour limiter les effets du transfert des déficits, d’autoriser les péages sur les routes expresses !
Nous sommes loin, très loin, de l’esprit des grandes lois de 1982. Tandis qu’elles nous apportaient un oxygène indispensable, vingt ans plus tard on nous programme l’asphyxie.