Votre carrière est profondément marquée par la Politique agricole commune. Au cours des deux septennats de François Mitterrand, vous jouez un rôle indéniable sur ce sujet. Quelles sont, de votre point de vue, les grandes dates de ce dossier à retenir ?
Guy Legras – C’est assez simple. En premier lieu la présidence française de 1984, où nous réglons à la fois la question du chèque britannique et – il ne faut pas l’oublier – une grande partie des difficultés agricoles qui existaient entre les Dix. Ensuite, la grande date pour la PAC, c’est 1992, lorsque les Douze adoptent la réforme Mac Sharry. 1992 et sa suite, bien entendu, c’est-à-dire les accords de Marrakech de 1994.
Pendant les deux septennats, vous êtes donc au coeur de l’action. Pourtant, vous n’êtes pas proche des équipes qui se mettent en place à partir de 1981.
Guy Legras – Oui, c’est exact. Mais j’avais un parcours d’Européen et – je crois – une bonne connaissance des dossiers agricoles, ce qui était important pour la Gauche lorsqu’elle est arrivée au pouvoir. Mes relations avec Jean de Lipkowski ont aussi joué un rôle. J’avais été chargé de mission à son cabinet lorsqu’il était secrétaire d’État aux Affaires étrangères, fin des années 60-début des années 70. Or Jean de Lipkowski connaissait à la fois Édith Cresson et Roland Dumas. C’est ainsi que, tout en n’étant pas socialiste, j’ai pu travailler très étroitement avec les ministres qui étaient en charge de la PAC. Et puis, bien entendu, je connaissais Claude Cheysson. Édith Cresson disait de moi, avec beaucoup d’humour : « Les vieux gaullistes, c’est très utile pour garder les frontières. » En cela, je crois qu’elle reconnaissait mon savoir-faire pour préserver les intérêts agricoles de la France au sein des instances internationales.
Lorsqu’il arrive au pouvoir, François Mitterrand trouve un dossier européen en très mauvais état. La construction européenne est alors embourbée dans « la querelle agrobudgétaire ».
Guy Legras – C’était effectivement très dur. Il faut rappeler la logique de cet affrontement. La PAC – qui n’avait pas été réformée depuis sa création, hormis quelques ajustements au début des années 70 – générait d’énormes excédents, qu’il fallait stocker ou écouler sur les marchés mondiaux. Tout cela coûtait très cher, notamment aux pays peu tournés vers l’agriculture, comme c’était le cas pour la Grande- Bretagne. Les Britanniques contribuaient en effet beaucoup au budget de la CEE, sans en retirer de substantiels bénéfices puisque la PAC engloutissait tout.
Margaret Thatcher demandait donc une sorte de compensation : le fameux « chèque ». Sa position était à bien des égards contestable, mais très juste de son point de vue.
Du côté français, toutes réformes drastiques de la PAC, demandées les Britanniques, entraînaient de profondes modifications de notre agriculture et, très pratiquement, menaçaient le revenu de nos agriculteurs. Il faut se souvenir qu’à cette époque les relations entre le gouvernement et les syndicats agricoles étaient très mauvaises. Édith Cresson était entrée en guerre avec les agriculteurs qui, il faut le reconnaître, se sont très mal conduits avec elle. Et cela, à mon avis, sans raison. Je l’accompagnais dans tous ses déplacements à Bruxelles, au Conseil, et je peux vous assurer qu’elle y défendait les intérêts agricoles français pied à pied et savait mener les négociations.
Il n’en reste pas moins que cette situation rendait les discussions avec nos partenaires très délicates. Nous n’étions d’ailleurs pas les seuls à avoir des difficultés. Les Allemands étaient tiraillés entre leur volonté de payer moins au budget et leur souhait de préserver la PAC.
La situation semblait inextricable.
Guy Legras – Inextricable. D’autant que venaient s’ajouter à tout cela d’autres dossiers tout aussi délicats : les fameux montants compensatoires, la réduction des excédents, le risque agricole de l’élargissement, les importations massives de produits de substituts de céréales américains, etc. Tout cela donnait lieu à d’interminables batailles d’experts qui finissaient par remonter au plus haut niveau. Je me souviens ainsi du Conseil européen d’Athènes, qui se solda par un échec puisque l’on ne parvint pas à publier de conclusions. François Mitterrand était furieux. Pas tant du manque de résultats mais par la tournure qu’avait pris la négociation, beaucoup trop technique à son goût. Je vois encore l’officier de marine entrer en séance du Conseil pour lui amener son dossier de travail – très épais -, ressortant avec le même dossier, en désordre, quelques minutes plus tard, sans que le Président l’ait saisi. Il faut dire que les discussions étaient tendues, y compris dans le camp français.
Quels étaient les enjeux de ce Conseil ?
Guy Legras – Il s’agissait de régler des problèmes agrobudgétaires, en particulier, de fixer de nouvelles règles – les quotas – permettant de limiter la production de lait et, ainsi, d’éviter les excédents. Le tout était lié au règlement du chèque de Madame Thatcher. De notre côté, deux thèses s’affrontaient. La première était défendue par Claude Cheysson, qui siégeait en séance avec le Président. Il avait négocié avec Hans Dietrich Genscher un accord sur plusieurs points – un « paquet » dans le jargon communautaire. Au moment où Claude Cheysson est sorti de séance pour venir nous voir, je lui ai dit que, personnellement, je trouvais cet accord trop cher pour la France et inacceptable pour les petits producteurs de lait – je pense d’ailleurs qu’Henri Nallet partageait mon inquiétude. Le ministre n’était pas content du tout… Jean-Claude Paye, qui assistait à la scène, ainsi qu’André Chandernagor, qui partageait mon appréciation, se souviennent certainement de cette altercation. Au final, le ministre a tenu compte de mes remarques et il a retiré sa proposition. À l’issue du Conseil, Claude Cheysson me dira : « J’aurais dû vous virer : nous aurions eu un accord. Mais… vous aviez probablement raison. »
Après l’échec d’Athènes, c’était au tour des Français de prendre la présidence de la Communauté. Il faut le reconnaître, cette présidence a été formidable pour l’Europe : la question du chèque britannique et surtout l’essentiel des difficultés agricoles ont été réglés. Dans un premier temps, nous avons négocié avec les Allemands le règlement de l’épineux problème des montants compensatoires (MCM) en faisant adopter le principe de leur suppression. Les MCM étaient un système qui avait pour objectif d’atténuer les effets des mouvements monétaires sur les prix agricoles. Mais, au fil du temps – et des dévaluations -, ils s’étaient transformés en un système de subvention à l’intérieur du marché commun au détriment des produits français et à l’avantage de l’agriculture allemande. Je me souviens d’avoir passé des heures, au côté de Roland Dumas, au domicile d’Hans Dietrich Genscher pour régler cette question. Il nous a fallu deux après-midi entiers pour parvenir à un accord. C’est celui-ci qui a ouvert la voie d’un rapprochement franco-allemand sur tout le dossier agricole et qui a permis le compromis obtenu en Conseil des ministres en mars 1984, lorsque Michel Rocard s’est saisi du dossier pour régler – entre autres – la question des quotas laitiers.
Les Allemands, lors du Conseil européen de Fontainebleau ont toutefois obtenu une forme de compensation au démantèlement des MCM ?
Guy Legras – Bien entendu. Sous la forme d’une réduction du montant de la TVA appliquée à leurs produits. Mais là, il s’agissait de dispositions internes qui relevaient des finances publiques allemandes. D’une façon générale, pour les agriculteurs français, l’accord obtenu était un bon accord. Mais cela n’a pas été sans mal : pour y arriver, Roland Dumas et Hans Dietrich Genscher ont du passer au-dessus de leurs ministres de l’Agriculture. Je crois qu’ils ont eu raison : cette affaire ne pouvait se régler qu’au niveau politique, pas entre techniciens. Ensuite, cet accord est redescendu dans l’arène du Conseil des ministres de l’Agriculture où se jouait l’autre morceau de la partition sur les quotas laitiers. Mais, là encore, rien n’était simple. Je me souviens parfaitement des affrontements entre Britanniques – qui voulait réduire les dépenses de la PAC – et des Irlandais ; entre les Britanniques et nous ; etc. Mais, finalement, sous l’autorité de Michel Rocard, en Conseil des ministres, à Bruxelles, le paquet agricole fut bouclé !
Restait à régler la question du chèque britannique…
Guy Legras – Là encore, deux thèses s’affrontaient. Celle du Quai d’Orsay et celle du ministère des Finances. Bref, celle de Claude Cheysson et Roland Dumas contre celle de Jacques Delors. La première difficulté était d’obtenir un règlement en interne, entre nos administrations. Ce fut le cas à l’occasion d’un petit déjeuner entre Roland Dumas et Jacques Delors, auquel j’assistais ainsi que Philippe Jurgensen. Finalement, Roland Dumas fit prévaloir son point de vue, après arbitrage du président de la République en sa faveur.
L’idée était simple : nous devions reprendre les négociations et aboutir à un accord qui puisse satisfaire Margaret Thatcher. Pour ma part, j’étais acquis à cette idée et je crois que c’était aussi la position de François Mitterrand. Le Président voulait régler cette question du « chèque » pour avoir la paix agricole, d’une part, et relancer la construction européenne, d’autre part. Car ces querelles bloquaient tout ! Donc, pour sauver la PAC, il fallait faire la paix avec les Britanniques ou, plus exactement, obliger les Britanniques à faire la paix avec nous. Ainsi, lors du sommet européen de Fontainebleau en juin 1984, toute la tactique a été de les isoler pour les pousser à l’accord. Le compromis obtenu sur les MCM avec les Allemands servait exactement à cela : souder le couple Mitterrand-Kohl contre la Grande-Bretagne. Les Britanniques étaient évidemment furieux ! À quelques pas de la salle du Conseil, il y avait un grand canapé. Margaret Thatcher s’y était installée pendant une pause. Alors que nous passions devant elle avec Roland Dumas, elle interpellait ce dernier : « Quand M. Kohl veut quelque chose, il a tout ce qu’il veut et sur-le-champ, mais moi… » Et Roland Dumas de temporiser : « Attendez, Madame, soyez patiente. » En réalité, nous préparions son isolement pour la forcer à consentir à un accord.
Vous avez directement participé aux négociations avec les Britanniques ?
Guy Legras – Bien entendu. Roland Dumas m’avait dit de négocier avec la ferme volonté d’aboutir. Mais à quel prix ? C’est la question que je me posais, et je lui ai alors demandé des instructions plus précises. Il a pris son temps pour me répondre. Puis il est revenu me voir et m’a dit : « Vos seules instructions sont de faire mieux que ce qui avait été fait en 1980. Nous avons alors repris contact avec les Britanniques, en particulier avec M. Williamson, le conseiller de Margaret Thatcher pour les questions européennes. Je rendais compte de mes discussions techniques directement à Roland Dumas, qui, de son côté, conduisait des entretiens politiques. Il tenait François Mitterrand informé de tout. Je me souviens être allé avec le ministre chez Margaret Thatcher. Elle avait commencé l’entretien par un « alors ! M. Dumas. On me dit que vous avez réglé la succession Picasso. J’attends que vous régliez mon problème de chèque». C’était une forte femme. Roland Dumas conduisait les négocia- tions comme un avocat. Il se préparait de toutes petites fiches à l’aide des dossiers que nous lui fournissions. Je me rappelle très bien que, dessus, il avait indiqué une série de nombres. En vert, c’était un accord acceptable sur le montant du chèque, puis il y avait des chiffres en orange et en rouge. À peine le Premier ministre britannique avait-elle terminé son exposé qu’il lui avait montré ses petites fiches, en lui disant : « Vous voyez, Madame, nous sommes seulement au début de nos discussions et vous êtes déjà dans le rouge. »… Mais, finalement, à Fontainebleau, elle a accepté l’accord que nous avions préparé.
Cet accord, obtenu à l’arraché, a eu une grande importance pour les affaires agricoles. En premier lieu, il a permis de valider le paquet agricole négocié pendant la présidence française ; paquet qui était bloqué par les Britanniques. En second lieu il a permis d’augmenter le budget européen, donc d’assurer le financement futur de la PAC réformée. Enfin, il a ouvert la voie de l’élargissement à l’Espagne et au Portugal avec les mesures d’adaptations prévues.
Peu de temps après Fontainebleau, vous partez pour la Commission.
Guy Legras – J’arrive à Bruxelles en même temps que la nouvelle équipe de Jacques Delors. J’y suis nommé directeur de la DG-VI, la direction générale ayant la charge de la PAC. De nouveau, nous nous retrouvons confrontés aux problèmes des excédents. C’est ainsi que nous établissons, après un accord obtenu au début de 1988, la mise en place des « stabilisateurs budgétaires ». Ce nouveau mécanisme est en réalité le prolongement de ce que nous avions entamé en 1984 avec les quotas laitiers, c’est-à-dire l’introduction de seuils de production avec corrections du soutien en cas de dépassement. La maîtrise des excédents sera ainsi assurée.
À partir de 1987-1988, les dossiers les plus importants concernent les négociations du GATT, avec l’objectif de l’adaptation de la PAC pour parvenir à un accord complet. Les positions françaises – et finalement communautaires – évoluent entre 1988 (date de la conférence ministérielle du GATT de Montréal) et 1990 (date de la conférence ministérielle du GATT du Heysel, qui se termine par un échec puisque aucun accord n’est trouvé). Enfin il faut attendre 1992 pour que la grande réforme de la PAC intervienne. C’est la « réforme Mac Sharry », du nom du commissaire européen qui l’a proposée.
Pourquoi une telle pression sur la PAC ?
Guy Legras – Au sein du GATT, les principes de la PAC – en particulier le système des restitutions qui s’avéraient être de véritables aides à l’exportation – n’avaient jamais fait l’objet d’un accord global. Disons qu’ils y étaient tolérés jusqu’à un certain point. Or, à partir des années 80, l’agriculture européenne a commencé à concurrencer très sérieusement celle des États-Unis, en particulier dans le domaine des céréales. Aussi, ces derniers – alliés avec quelques autres pays eux aussi concurrencés – nous menaient la vie dure. De plus, sur le plan intérieur, nous assistions à une explosion des dépenses de la PAC : 11 milliards d’euros en 1980, 22 milliards en 1986. Beaucoup nous reprochaient, non sans raisons, de financer abusivement la conquête de marchés extérieurs. Bref, la volonté américaine de voir limiter les restitutions se faisait de plus en plus insistante. Elle gelait une partie de la négociation commerciale dans son ensemble.
Du côté européen, pour ne pas dire du côté français, nous étions d’accord sur un certain nombre d’adaptations. En particulier, nous savions parfaitement qu’il fallait trouver une solution pour réduire les excédents qui déstabilisaient les marchés. Mais nous souhaitions que la négociation s’engage sur toutes les formes d’aides et pas uniquement sur le système de restitution de la PAC. Un premier compromis entre ces deux approches fut trouvé à Punta del Este en 1986.
Ce qui avait d’ailleurs conduit à la mise en place des stabilisateurs budgétaires en 1988.
Guy Legras – Oui. Notre idée avec les stabilisateurs était de réduire les soutiens internes sur une dizaine d’années. Nous escomptions de nos partenaires qu’ils fassent de même avec leurs propres systèmes d’aide. En cela, la position européenne était très cohérente : nous attendions de cette diminution chez chacun des partenaires une réduction de l’instabilité des marchés. La Communauté ne devait pas être la seule à porter l’effort.
Nous souhaitions aussi qu’un certain nombre de produits qui avaient été laissés jusque-là de côté entrent dans la négociation. En 1962, en effet, lorsque les mécanismes de la PAC avaient été tolérés par le GATT, les Six avaient accordé une contrepartie : des droits d’entrée nuls sur leur marché pour certaines productions agricoles. Or, dans la mesure où les États- Unis nous demandait de revenir sur la première partie de l’accord, nous réclamions de rouvrir la seconde partie des discussions, qui était, bien entendu, à l’avantage des États-Unis. Ces derniers refusèrent toutefois d’entrer dans les logiques européennes. Cela conduisit à l’échec du Heysel en 1990.
La position européenne va alors se modifier ?
Guy Legras – Oui. Il faut dire que la pression qui s’exerçait sur nous était très forte, y compris, désormais, sur le plan interne. En effet, la plupart des milieux non-agricoles nous pressaient de faire des concessions pour aboutir à un accord global. C’est alors que le commissaire Mac Sharry, constatant que tout était bloqué, décida de prendre l’initiative. On peut résumer sa tactique de la façon suivante : d’une part, il constatait les défauts inhérents de la PAC et voulait les régler ; d’autre part, il souhaitait réformer la PAC pour la rapprocher au maximum du système américain, et, ainsi, éviter désormais toute contestation de leur part au niveau du GATT.
C’était habile, mais quels étaient, concrètement, les efforts demandés aux agriculteurs ?
Guy Legras – Ils étaient importants, pour les Français mais aussi pour les Allemands. On peut résumer la réforme Mac Sharry en trois points.
Premièrement, une baisse substantielle des prix des produits agricoles, en particulier des céréales. Là, notre objectif était double. Réduire le montant des restitutions, et donc les critiques sur la PAC, puisque, moins cher, le blé européen, par exemple, aurait besoin de moins d’aides à l’exportation pour être vendu. Bénéficiant de moins d’aides, il était par ailleurs possible de s’entendre sur une baisse concertée des exportations européennes.
Il s’agissait aussi de régler la question du second volet de la négociation de 1962. En effet, les produits agricoles américains qui entraient sans droits de douane sur le marché européen étaient en grande partie des produits se substituant aux céréales dans l’alimentation animale. En réduisant le prix des céréales, nous rendions du même coup moins attractifs ces produits étrangers. C’est d’ailleurs bien ce qui s’est passé : en quelques années, la part de ces produits de substitution de céréales a considérablement diminué au profit des céréales européennes, compensant ainsi la baisse de nos exportations.
Deuxième axe de la réforme Mac Sharry, la compensation de cette baisse des prix agricoles par un système d’aides directes aux agriculteurs afin de garantir leurs revenus. C’était une petite révolution ! Désormais l’aide agricole ne passerait plus par le marché – comme c’était le cas jusqu’alors grâce à l’intervention sur les prix -, mais directement de la puissance publique à l’exploitant. Bref, une forme d’assistance éventuellement conditionnelle. Autant dire que les syndicats agricoles n’y étaient pas favorables.
Enfin, troisième axe, une série de mesures visant à réduire les productions excédentaires. Par exemple, le gel des terres cultivables.
Une telle politique devait nécessairement avoir ses détracteurs.
Guy Legras – Bien entendu ! La baisse du prix des céréales nous gênait moins, nous Français, dans la mesure où nos céréaliers étaient très compétitifs. En revanche, cela posait un gros problème aux Allemands. Il a fallu des heures de négociations pour les convaincre. Là, les bonnes relations entre François Mitterrand et Helmut Kohl ont joué un rôle. Le gros dossier, pour Paris, c’était évidemment le passage aux aides directes. Il a fallu négocier très âprement avec les syndicats agricoles. Il faut souligner que, du côté français, des gens comme Henri Nallet et son directeur de cabinet, M. Vial, nous ont aidés. Michel Rocard, lui aussi, s’est investi dans l’affaire. Mais cela n’a pas empêché les négociations d’être très longues. Finalement, comment se sont terminées ces négociations ?
Guy Legras – Tout cela a duré une année complète, avec des allers-retours incessants entre la Commission et le Conseil. À Paris, Louis Mermaz avait remplacé Henri Nallet. Il était très dur dans la négociation. Cela s’explique en partie par la pression qu’exerçaient les milieux agricoles, en particulier MM. Lacombe et Guyau. Mac Sharry était excédé. Un jour, il m’appelle dans son bureau et me demande : « mais que veulent exactement les Français ? » J’ai alors pris rendez-vous avec Louis Mermaz. Celui-ci m’a invité à un dîner qu’il donnait à l’occasion de la visite d’un socialiste japonais. C’était pour moi très étonnant ! Tard dans la soirée, nous avons pu nous isoler dans son bureau. L’un de ses conseillers, Jean-François Collin, était avec nous. Je lui ai donc posé clairement la question : « Le projet Mac Sharry est très habile : pourquoi hésitez-vous ? Que vous manque-t-il ?» Louis Mermaz avait parfaitement préparé son affaire. Il me fit part de demandes très précises pour faire taire les critiques des agriculteurs : prime pour le maïs ensilage, prime à l’herbe, prime pour le blé dur, etc. Je suis donc rentré à Bruxelles avec ces indications. Le commissaire Mac Sharry trouvait tout cela assez cher, mais, finalement, l’accord s’est fait. L’accord s’est d’ailleurs fait d’autant plus facilement que plusieurs de ces points convenaient parfaitement aux Allemands. Là encore, je suis certain que des contacts entre les deux pays eurent lieu au plus haut niveau.
La question était donc réglée ?
Guy Legras – Oui et non. La délégation française a continué à rechigner sur quelques points. Je crois qu’à ce moment-là l’Élysée est intervenu directement. François Mitterrand a tranché dans le sens d’un accord pour permettre à la Communauté d’avoir, sur la scène internationale, une position claire.
Encore fallait-il faire admettre tout cela aux Américains.
Guy Legras – Cela prit un certain temps. D’abord ils tentèrent d’obtenir une victoire sur les deux fronts : à la fois la limitation de nos aides directes et celles de nos exportations. Nous avons évidemment refusé puisque toute la clé de notre dispositif – et c’est ce que nous avions assuré aux représentants agricoles -, était qu’une fois adoptées, on ne toucherait pas aux aides agricoles. Finalement, les Américains cédèrent sur ce point – si on peut dire – et en profitèrent pour faire reconnaître comme valable leur propre système d’aide. C’est ce que nous avions prévu.
La négociation a toutefois encore traîné en longueur. En effet, nous avions été battus dans un « panel » du GATT, par deux fois, sur la question des oléagineux. Nous avons donc accroché ce dossier lors de nos discussions bilatérales avec les États-Unis. Il fallut près de six mois pour parvenir à un accord. C’est de cette façon que nous avons obtenu qu’ils fassent partie intégrante des accords de Blair House de 1992. À cette occasion, j’ai d’ailleurs reçu un appel téléphonique de Louis Mermaz. Nous étions au milieu d’un G7 et la discussion sur les problèmes agricoles battait son plein. Le ministre français craignait que le dossier ne dérape. Il fallait bien entendu alerter Roland Dumas. C’était très difficile car il était en séance. Personne ne pouvait l’approcher. Mais, finalement, ce fut fait. Soudainement – les Américains se demandent d’ailleurs encore pourquoi -, la délégation française a changé de ton et a obtenu gain de cause. James Backer était furieux.
Bref, tout cela ne fonctionnait pas si mal. À cette époque, le président de la République ainsi que les ministres étaient en étroite coopération avec leurs administrations et leurs équipes. Cela donnait une véritable force à la délégation française. Sur ces grands dossiers agricoles, la France ne se trouvait jamais isolée.