Monsieur le Président de la République tchécoslovaque,
– Monsieur le Président,
– Mesdames et messieurs,
– Une éminente personnalité tchécoslovaque nous rappelait tout à l’heure qu’il y a cinq siècles, en 1463, un ambassadeur remettait au roi de France, Louis XI, un traité d’alliance et de confédération entre les souverains européens, projet destiné à bannir la guerre et à concourir au relèvement de l’Europe.
– Partout les ambassadeurs du même souverain se rendirent ainsi auprès du roi, du prince, de l’empereur qui à l’époque dirigeait son pays. Vous vous souvenez sans doute que l’auteur de ce plan, le premier dont l’histoire ait conservé la trace, était le roi de Bohême, Georges de Podiebrad. Faute d’avoir eu les concours escomptés, cette démarche resta sans lendemain. De 1463 à 1991, beaucoup d’autres événements se sont produits qui ne sont pas tous allés dans le sens de l’union de l’Europe.
– Faire le compte des déboires que cela nous a valu, on peut penser que ce projet était le bienvenu et qu’à quelques siècles de distance, il méritait d’être examiné. C’est ce que nous faisons. Nous relevons l’héritage et nous souhaitons avec vous, mesdames et messieurs, le porter plus loin.
C’est pourquoi aujourd’hui Prague est au coeur d’une vaste réflexion sur l’organisation de l’Europe. Ce dont le Président Havel doit être remercié puisqu’il a accepté, en septembre 1990, de recevoir cette première manifestation paneuropéenne, la première sur le plan où nous nous situons, et de lui offrir l’hospitalité.
– Dois-je rappeler l’Histoire ? Cela a déjà été fait excellemment, en particulier par M. Stanley Hoffmann, il y a un moment.
– Le sommet de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe à Paris a marqué le point final de la guerre froide. C’était tout simplement l’an dernier. Les assises de Prague sont les premières rencontres des Européens rassemblés.
– Je tiens donc à vous dire ma gratitude d’avoir bien voulu échapper pendant près de trois jours à des activités importantes pour venir ici débattre de l’avenir. Pourquoi avons-nous fait appel à vous ? D’abord parce que vous êtes des artisans engagés de l’Europe, parce que les problèmes concrets que vous avez à résoudre doivent naturellement vous porter à des propositions imaginatives. Et parce que vous n’avez attendu personne pour vous mettre en mouvement.
– Ces assises viennent d’être comme une caisse de résonance des aspirations, des sensibilités communes à tous les Européens. Je souhaite qu’elles soient aussi un signal donné à une nouvelle génération de pionniers de l’Europe. Notre continent, chacun le sait bien, n’aurait pas connu les retrouvailles actuelles sans le concours, que dis-je, sans le mouvement, la révolte des peuples eux-mêmes. Rares sont les révolutions réussies qui ont été le fruit de mouvements populaires spontanés. Bien entendu, ces mouvements populaires s’étaient formés dans le refus d’un système abhorré. Ces retrouvailles non plus n’auraient pas eu lieu sans l’existence, un peu partout, de courageux défenseurs de la liberté dans chacun des pays en cause ; ces courageux défenseurs qui ont risqué leur liberté, leur vie, qui ont souffert de bien des tortures physiques et morales, qui aimaient leur patrie et qui aimaient la liberté. Tous n’ont pas eu la joie de la voir triompher.
Cela n’aurait pas été possible non plus sans les Etats, je veux dire les Etats qui, sur divers terrains, en particulier avec la Charte de l’Europe nouvelle, celle que j’évoquais il y a un moment, au Sommet de Paris, en novembre 90 et qui a couronné quinze ans d’efforts, ont répondu à cette attente. L’acquis est considérable, chacun en mesure la portée. La réunion à Berlin, la semaine prochaine, des ministres des affaires étrangères de la CSCE, permettra de donner vie aux institutions créées l’an dernier : un conseil des ministres, un secrétariat, un centre de prévention des conflits, un mécanisme de réglement des différends, et par la suite une assemblée parlementaire.
– Seulement, si ces objectifs ambitieux commencent à poindre à l’horizon, nous ne sommes qu’à mi-parcours. Je crois tout à fait nécessaire que l’Europe sorte enfin d’un interminable après-guerre, et qu’elle se retrouve, selon une expression que j’ai déjà employée, dans sa géographie, qu’elle rentre enfin dans son histoire. C’est une tâche immense et assez difficile si j’en juge par les avis divers qui ont été exprimés parmi vous.
– Les Européens ont souvent quelque peine à se reconnaître pour tels. Or, après la foudroyante accélération de 1989-1990, il semble que l’histoire que j’évoque marque le pas. Une sorte de désenchantement s’empare des esprits. Le formidable courant de sympathie qui avait accueilli les révolutions de la liberté ne s’est pas transformé en un égal élan, c’est le moins que l’on puisse dire, de solidarité.
– La banalisation nous guette, malgré de grandes avancées. L’appel à la solidarité a quand même été entendu par la Communauté européenne des Douze qui a mis en chantier de nouveaux accords d’association avec les pays d’Europe centrale et orientale. Le groupe des 24 a mobilisé une aide financière importante. La Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement créée à cet effet s’est réunie dans de très brefs délais. Elle est aujourd’hui au travail.
La question est posée : est-ce que ces efforts suffiront à répondre à la demande de reconnaissance de pays que gagne un sentiment croissant d’isolement et de précarité ? Si nous décevons leur attente est-ce qu’ils ne seraient pas tentés par la fuite en avant vers des modèles économiques idéalisés dont ils attendent d’illusoires miracles. Je pense qu’ils ne seront pas tentés du tout par une régression vers un passé qui serait mythifié oubliant de quel drame il fût marqué. J’élimine cette hypothèse, mais je n’élimine pas les mystères de l’inconnu, les tentations multiples car ce n’est pas avec les recettes et les nostalgies du XIXème siècle que l’on entrera dans le XXIème.
– Si nous restons inertes, que se passera-t-il ? Faute d’un effort durable de réorganisation économique la solidarité continentale sera compromise, on verra se creuser – on voit se creuser – le fossé entre l’Europe de la prospérité et celle des exclus, entre les régions gagnantes et les régions perdantes. En dépit des efforts, des sommes consenties, la réalité est là : faute d’un moyen structuel, c’est ce fossé qui s’élargit. Comme chacun des pays prospères est lui-même embarrassé par une fin de crise qui dure encore, pourquoi, pensent-ils souvent, se saigner au bénéfice d’autrui ?
– Voilà de nouvelles disparités qui seront à leur tour autant de sources d’instabilité politique et d’incompréhension culturelle, prétexte commode pour tous ceux, il en est partout, qui refusent les changements et l’ouverture à l’Europe, en Europe, pour l’Europe.
– Déjà l’éclosion d’aspirations trop longtemps bridées réveille partout de vieilles tensions. On a l’impression qu’est en train de se reconstituer en plus mal, en moins ordonné, la carte politique d’avant 1914 ou de 1919. La logique de l’émiettement et de la division risque de l’emporter sur celle de la réconciliation et du rassemblement. Eh bien à mes yeux, cela c’est le scénario de l’inacceptable. Il faut le récuser. Aucune fatalité ne nous y conduit. Les pays de l’Europe centrale et orientale dont je parlais ne sont pas des êtres vierges, voués à la convoitise de nouveaux conquérants ou à l’assistance de nouveaux protecteurs. L’Europe manque encore cruellement d’une vision d’ensemble d’elle-même.
Il faut que se forge une perspective claire qui donne sens à un effort commun, à une volonté d’entente, d’oeuvre commune dont vous vous êtes fait l’écho par vos travaux, vos débats, vos échanges. Si je laissais l’imagination dessiner toute seule les lignes de force de cette Europe future, je dirais, d’abord : que viennent des Etats, assurés de leur sécurité et de leur intégrité, unis par des liens librement consentis, sur une base d’égalité et de réciprocité, liens dans lesquels seront résolus les tensions et les conflits par la voie de la conciliation et de l’arbitrage. On commence à bien s’en occuper.
– Que viennent ensuite des sociétés pacifiées où chaque citoyen reconnu pour ce qu’il est, dans un Etat de droit dûment établi, doit pouvoir s’épanouir pleinement, où les minorités devront jouir de garanties et de protection pour que nul ne se sente laissé sur le bord du chemin de l’Histoire.
– Que vienne un espace unifié où la géographie retrouvera ses droits trop longtemps occultés par l’idéologie, par la puissance dominante. Il serait bon que le voisinage soit praticable, sans être obligé de s’abaisser devant le seigneur d’à côté, que les femmes et les hommes circulent, communiquent librement.
– Que viennent de grands chantiers d’intérêt commun, de dimension continentale, qui restituent à notre territoire sa continuité physique. C’était bien l’objet de ce que vous disiez, lorsqu’il s’agissait des moyens de communication et de l’environnement.
– Enfin, que viennent une civilisation avec ses cultures qui, mettant les technologies d’avenir au service de notre patrimoine, retrouvera vigueur et rayonnement. Je répète, pour m’en tenir là : des Etats sûrs, intègres, libres, des sociétés pacifiées pour les individus et pour les collectivités surtout minoritaires ; à un espace unifié, de grands chantiers où nous travaillerons ensemble, une civilisation commune, riche de la diversité des cultures.
– On me dira : mais cette vision, c’est une utopie ! Mais qu’est-ce que c’est qu’une utopie ? Ou bien c’est absurde et le temps se chargera de nous répondre et vite. Ou bien, ce n’est que l’anticipation d’un nouvel état possible. Si se produit un sursaut de conscience et un sursaut des volontés en ce moment unique où tout est possible en Europe, alors, dans des années dont je n’estimerais pas le nombre, l’utopie sera réalité. Et beaucoup d’entre vous la connaîtront.
Je pense que tous les Etats démocratiques ont vocation à appartenir au même ensemble. Je n’exclus personne des échanges, des relations humaines, des pactes, des accords. Mais s’il s’agit de créer un ensemble structuré, il s’agit bien, nul ne s’y méprendra d’Etats démocratiques.
– L’Europe a besoin d’un horizon, elle a besoin d’une méthode de travail, elle a besoin d’une ambition mobilisatrice, elle a besoin d’actions immédiatement utiles.
– A vrai dire, peu importe le nom, peu importera le nom : l’invention est libre. Je ne sais si je dois consentir aux juristes le soin de trancher, ce serait imprudent ! Ils n’y parviendraient pas.. L’Histoire se fait comme cela, souvent d’elle-même, et les mots viennent à l’esprit quand la chose se fait. J’ai employé le nom de Confédération parce que cela représente un minimum de contenu juridique. Cela m’a été reproché. Est-ce que cela rappelle des mauvais souvenirs à certains d’entre vous ? Peut-être. Tenons-nous aux formules juridiques institutionnelles dans leurs principes et pas nécessairement dans leurs applications, sans quoi nous réfuterions tout vocabulaire. Et constatons simplement qu’il faut des structures très souples – ce que je recommande -, limitées pour éviter le retour en masse de toute bureaucratie qui elle-même serait étouffante. On n’y survivrait pas.
– La Confédération, est-ce bien, est-ce mal ? J’ai entendu parler autrefois de Confédération dans les Etats-Unis d’Amérique, de la Confédération germanique, j’ai entendu parler aussi d’une Confédération helvétique. Les nuances sont multiples ; on fera ce qu’on voudra. Ce qui m’intéresse, c’est le contenu et je suis prêt même à ce que ce contenu demeure sans appellation. Enfin il faut savoir s’y reconnaître, savoir de quoi on parle. Au fond, ce que j’attends, c’est un lieu de rencontre, un lieu de rencontre permanent, un centre d’impulsion, un cadre d’initiative pour développer l’aménagement physique et humain de notre espace commun. Ce que j’attends de votre part et de bien d’autres, c’est un effort pour abolir la distance physique et psychologique créée par un demi-siècle de séparation.
– Et je continue de penser, même si je suis disposé à accepter toutes les sémantiques que l’on voudra, que la Confédération répond assez bien à cette volonté. Je note au passage que ce terme est revenu naturellement à la bouche des rapporteurs de cinq commissions sur six, ce qui prouve qu’ils expriment une volonté concrète facile à traduire.
On se demande s’il y a place pour de nouvelles institutions en Europe. Je crois plutôt que l’Europe s’édifiera sur des fondations diverses, sur de nombreux piliers, sans quoi elle serait bien fragile. Elle a d’abord besoin de la Communauté européenne et d’une Communauté européenne plus forte et plus soudée. Je suis de ceux qui aspirent à son unité économique, monétaire et politique. Ce n’est donc pas par soustraction que j’imagine une Confédération. Ce n’est pas que je tienne les autres pour négligeables ou destinés à un rôle second. Si au bout d’un certain temps, le plus bref possible, je dis bien le plus bref possible – mais cette possibilité sera examinée par ceux qui en ont la charge : Conseil européen, Commission, Parlement – l’ensemble des pays démocratiques d’Europe était en mesure d’adhérer à la communauté, et d’y adhérer pleinement et si les membres de la Communauté étaient eux en mesure de l’accepter aussi, alors le problème serait réglé. Nous nous retrouverions tous dans le même organisme, la même institution. Dans ce cas-là cela s’appellera Communauté européenne, à moins que d’autres juristes pensent que c’est la propriété des douze pays et que cela risque d’être un peu insultant pour les autres. Chacun trouvera le mot qui conviendra. Mais moi, je pense à la Communauté des douze ou des treize, des quatorze, des quinze. Il y a déjà plusieurs pays demandeurs. Avec prudence, les membres de la Communauté ont estimé qu’avant le 1er janvier 1993, date à laquelle s’ouvrira le grand marché, il est peut-être sage de régler nos problèmes internes, à nous les Douze.
– La France a été l’un des artisans de l’accord de Luxembourg en vue de ce marché unique, ce n’est pas pour lui tourner le dos. Que nul n’essaie d’argumenter pour dire que la Confédération serait un chemin de traverse choisi pour affaiblir ou pour écarter une Communauté que j’appelle de mes voeux. Alors dépêchez-vous, amis des pays qui n’en sont pas encore, de créer les conditions qui vous permettront d’y être de plein droit. Sans quoi, hors de toute organisation de type confédéral, où serez-vous ? Dans quelles institutions communes : où défendrez-vous vos droits, quand il vous faudra signer des accords avec la Communauté ? Chacun des Douze sera maître de votre destin, il peut dire oui, il peut dire non. C’est l’égalité profonde que je vous propose en modèle, égalité en dignité, en souveraineté entre les pays des Douze, où le plus petit pays ou le plus pauvre jouit d’autant de compétences et de droits que le plus riche.
– Tel est l’objectif pour l’Europe tout entière.
– C’est une démarche difficile parce que les disparités s’accumulent. Et, ceux qui croient à l’Europe communautaire doivent redouter absolument toutes les tentatives – et elles sont multiples et constantes – de faire dériver cet ensemble vers une vague zone de libre échange qui détruirait la réalité et l’esprit neuf de la Communauté.
Cette Communauté s’impose des règles très contraignantes. Elles n’est pas immédiatement accessible à tous. Faudra-t-il donc vivre, pendant des années, avec d’un côté une communauté puissante qui, pour l’instant, a 340 millions d’habitants, qui s’affirmera de plus en plus comme la première puissance commerciale du monde, qui pourrait devenir, si elle le voulait, la première puissance technologique ou industrielle et, de l’autre, l’Europe du libre échange, avec l’Union soviétique dans sa réalité mouvante d’aujourd’hui et puis les pays d’Europe centrale et orientale : ou bien, il faut qu’ils adhèrent à la Communauté et la France facilitera cette entrée, je leur dis, dans les plus brefs délais, dès lors qu’ils se soumettront aux conditions communes, ou bien ils vont rester isolés et contraints de subir – même si les mots ne sont jamais prononcés, mais moi je les dis – la loi du rapport de force, c’est-à-dire les tutelles économiques d’abord, culturelles ensuite, politiques enfin.
– Il existe d’autres organisations qui font très bien leur travail comme la nouvelle CSCE. On travaille avec nos partenaires américains et canadiens dans les meilleures conditions, surtout pour assurer la sécurité de chacun et de tous. Le Conseil de l’Europe où l’on consolide les assises d’un Etat de droit, si possible sur tout le continent. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement, l’Organisation pour la Coopération et le Développement économique, la Commission économique des Nations unies, que sais-je ? Dans plusieurs de ces organismes, nos amis d’Amérique du Nord sont présents, ils sont toujours les bienvenus, dès lors qu’ils se sentent fils de l’Europe et qu’ils ne souhaitent pas exagérément en être les pères.
La réunion qui nous a rassemblés est une réunion informelle et c’est ce que nous avons voulu avec M. Vaclav Havel. Il faut d’abord réfléchir, lancer un mouvement, donner des idées. Vous êtes venus ici pour cela. C’est je crois pour cette raison que vous avez un droit éminent non pas à notre gratitude, vous l’avez, mais à la gratitude de l’histoire de l’Europe. L’Europe n’est pas en panne d’imagination, vous en administrez la preuve. J’ai dit tout à l’heure que votre travail me paraît très productif et j’étais intéressé par l’espèce de différence de ton qu’il y avait entre les cinq premières commissions et la sixième. Parce que cette dernière commission traitait d’un problème au fond institutionnel. Elle travaillait sur l’abstrait puisque cela n’existe pas et sur l’abstrait, que d’objections ! Toutes les écoles de pensée, s’affrontent. Je suis moi-même de formation juridique – mes frères dans le droit m’autoriseront à dire ce que je dis – je sais de quoi je parle et je sais que c’est le milieu le plus difficile, surtout lorsqu’il vient d’un peu partout, à rassembler autour d’une idée simple.
– Les cinq autres commissions ont travaillé sur le concret. Ils ont constaté que l’Europe avait des besoins. Alors ils en ont choisi quelques-uns (ils auraient pu allonger la liste mais on serait là encore la semaine prochaine). Ils avaient choisi l’énergie, les moyens de communication, la culture, l’environnement, la circulation des personnes. Si vous en avez parlé, c’est parce qu’il y avait quelques raisons à, parce que personne aujourd’hui ne répond encore à ces questions. On pourrait, je le répète, allonger la liste et elle serait longue, des secteurs d’activité humaine où l’Europe n’existe pas.
– En vérité, la sagesse de toute démarche est qu’il faut d’abord travailler de façon concrète. Il faut faire l’inventaire des besoins, il faudra tenter de répondre à chacun d’entre eux par la mise en commun de moyens, de règles d’action. Il faudra créer des lieux de rencontres et de débats. Il sera toujours temps, quand les faits s’imposeront, de leur donner la forme juridique qui conviendra.
– De ce point de vue je suis confiant.
– Je résumerai mon propos en disant que, le terme Forum a la faveur de quelques uns, je crois, pour les prochaines rencontres. On peut dire que le Forum est un point de départ et la Confédération une finalité.
– C’est le temps qui me répondra. Nul ici ne le peut, moi non plus.
Vous avez voulu innover, vous, mesdames et messieurs, qui êtes de plus en plus rares à avoir connu les pères fondateurs de l’Europe de la Communauté. Faut-il que j’évoque Robert Schumann qui eu très tôt l’intuition du nécessaire dépassement des frontières entre la France et l’Allemagne. Croyez-moi, c’était plus difficile entre l’Allemagne de 1945 et la France de la même année, que ne serait difficile le règlement de ces choses en 1991 entre, par exemple, l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, l’Italie et la Hongrie, la France et les autres. Les obstacles sont moins rudes à franchir. Cela a été fait par des hommes et des femmes de grande audace intellectuelle et de grand courage civique. Je pense à Paul-Henri Spaak, qui sut, avec le Comité des experts, dessiner l’épure de la communauté économique, à Maurice Faure, qui préside cette réunion. Devant l’échec, en 1956, il avait fallu inventer – je crois que c’était à Messine – de nouvelles rencontres et de nouvelles commissions, de nouveaux experts et surtout faire prévaloir une volonté politique. L’année suivante, au nom de la France, il signait le Traité de Rome.
– Faut-il parler de Konrad Adenauer, européen de coeur et de raison, qui avait vécu tant de drames, qui avait supporté tant de bouleversements, tant de déchirements, et qui savait où il fallait aller. Jean Monnet, Gasperi, je les ai tous connus. Je les écoutais, j’essayais d’en tirer leçon et enseignement. Permettez-moi à cet égard, avant de terminer, d’évoquer un souvenir personnel : le Congrès de La Haye en 1948. C’était, c’est le premier congrès européen de l’Histoire. Aucune règle n’avait été fixée. Ce n’était pas des représentants des Etats, c’était souvent même des responsables politiques provisoirement éliminés du pouvoir qui occupaient, en somme, leurs loisirs. Mais ils étaient animés par une pensée puissante qui a bouleversé le monde. Ils étaient quelque 150, comme aujourd’hui, sous la présidence de Churchill, ces quelques gens sans responsabilité, que je regardais avec des yeux tout agrandis, car on sortait de la guerre. Tous ces noms avaient illustré cette époque douloureuse. Il y avait des Allemands, des Français, des Anglais, des Italiens, des Belges – pardonnez ceux que je ne cite pas – tous ceux qui s’étaient combattus la veille. Chacun en portait les stigmates, chacun portait la marque du sang, chacun comptait ses morts, dans sa propre famille. Ils s’étaient entretués. Ils étaient là.
– Alors imaginez que ce jour-là, l’un d’entre eux soit arrivé, sortant de sa poche un papier en disant : « Voilà, mesdames et messieurs, ce que j’entends vous demander » ; et il se serait mis à lire les articles du Traité de Rome. Les trois-quart de l’assistance se serait enfuie en disant « mais quelle est cette folie ? Communauté européenne, renonciation à des souverainetés, décisions prises à la majorité, avec un conseil, avec un exécutif, avec un parlement … ils rêvent ».
– C’était des hommes et des femmes de bonne volonté, riches d’une expérience vécue, possédés par une foi et un idéal, c’est tout ! Ils ont dit quelque chose de très simple, que certains d’entre vous jugeront très simplet, ils ont dit ces mots fatidiques dont le contenu est d’un vague effrayant : « il faut faire l’Europe ». Un peu plus tard, c’était la Communauté du Charbon et de l’Acier, c’était l’Euratom et, 9 ans plus tard, c’était entre six pays de l’Europe, la fondation, à Rome, de la Communauté européenne. Si tout ce que nous disons était fait dans neuf ans, j’en serais très étonné, ravi mais étonné.
Combien de temps faudra-t-il ? Je l’ignore, mais je vous dis à mon tour, il faut faire l’Europe. Avec le Président Havel et d’autres, nous nous y emploierons. Il faudra saisir les gouvernements de propositions, il faudra que s’établisse un rapport sur l’état de l’Europe – de la vraie Europe, pas un bout de l’Europe -, inviter les ministres responsables des secteurs que vous avez visé dans les travaux des commissions à se mettre au travail, il faudra essayer de réaliser des projets, il faudra qu’un jour, des chefs d’Etat et de gouvernement se réunissent, qu’ils passent au stade de l’accord politique.
– Mais n’allons pas trop vite et n’allons pas trop loin. C’est le temps à venir qui me répondra. Je crois que notre démarche a la force de l’évidence et l’audace d’une gageure. L’évidence c’est que nous sommes du même continent. Nous relevons de la même civilisation. Je pense que nous appartiendrons au même avenir. Les autres sont les bienvenus. Tout conseil est utile, toute expérience aussi. Et nous connaissons le prix de l’amitié : nous lui devons le salut.
– La gageure, c’est de vouloir concilier tant de contrastes, harmoniser tant de singularités, donner force au tout sans affaiblir les parties. Je vais vous faire une citation : « Ce qu’il y a de moins simple, de moins naturel, de plus artificiel, c’est-à-dire de moins fatal, de plus humain et de plus libre dans le monde, c’est l’Europe » et c’est Michelet, historien français, qui l’écrivait. On ne pouvait mieux dire ! Notre liberté est au prix de cette complexité, c’est entre ces deux pôles que se définira, se circonscrira notre avenir. Faisons en sorte qu’à l’orée de l’an 2000, l’homme européen qu’il soit sédentaire, comme Kant, ou voyageur, comme Erasme, se sente plus que jamais chez lui partout sur notre continent.
– Je souhaite que Prague, qui a éclairé de sa beauté ces réflexions sévères qui vous ont rassemblés depuis trois jours et qui a été le témoin de tant et tant de grandes pages d’Histoire, reste comme le creuset où se sera forgé notre destin quoiqu’il advienne. Je terminerai sur ces mots qui expriment ma conviction, puisque ma conviction est ma propre volonté et, je l’espère, celle de mon pays : l’Europe se fera et d’abord par les Européens et, pourquoi pas avec les autres, tous ceux qui participent à son histoire, tous ceux qui lui assurent vie et sécurité, tous ceux qui relèvent de sa culture, tous ceux qui lui ajoutent quelque chose, et ils sont nombreux sur la planète.