ALLOCUTION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE À L’OCCASION DES OBSÈQUES DE MICHEL CHARASSE
Emmanuel Macron
Puy-Guillaume (Puy-de-Dôme), le mercredi 26 février 2020
Nul ne manque à l’appel. Ni ta famille, tes proches, ni tes administrés de Puy-Guillaume, ni les élus du Conseil départemental, du Conseil régional, ni tes amis les maires comme les parlementaires. Nul ne manque à l’appel. Ni tes camarades des années à Paris comme fonctionnaire à l’Assemblée nationale, ni tes collègues du Palais du Luxembourg ni ceux de tes années à l’Élysée. Ni les Sages de la rue de Montpensier qui, avec toi, ont été les gardiens de notre Constitution. Nul ne manque à l’appel. Tes amis d’Auvergne, tes amis de Paris et d’ailleurs. Et c’est toute la République, dans sa diversité, dans sa force et au fond dans sa beauté qui, sans hésiter, s’est pressée ici au pied de tes montagnes juste blanchies depuis quelques heures pour te rendre un hommage que, cher Michel, tu mérites tant.
Il y a quelques semaines, beaucoup étaient déjà réunis autour de toi à l’Élysée. Tu tenais tant à ce moment, nous y tenions tant. Chacun se souvient de ta présence un peu hésitante aux côtés de Danielle, courageuse. Mais toujours la même détermination au fond, cette douleur muette à laquelle tu ne cédais rien, cette volonté de vivre et cette joie de voir défiler les années de ta vie et de revoir des anciens collègues, les amis, toutes celles et ceux qui t’avaient accompagné. J’ai tout dit à ce moment là de ton parcours, de tes mérites et de ce que la République venait célébrer. Nous étions quelques-uns à savoir que ces retrouvailles avec l’Élysée tu les attendais tant. Et je dois dire que secrètement nous avions œuvré comme pour différer ce moment parce que je savais combien il te faisait tenir comme quelque chose d’un récit qui ne doit pas s’arrêter. II y avait ce jour-là de l’amitié comme j’en ressens dans cette salle ici et comme il y en a à Puy-Guillaume. Michel, c’était une histoire française, auvergnate, celle de l’enfant du pays, celle aussi d’un maire, d’un élu qui n’a jamais compté son temps et son engagement. Ce sont les 33 années de mandat que Jean-Yves vient de rappeler, celui qui toujours le premier allait voter le dimanche, qui fut chaque fois réélu au premier tour puis qui ne cédant rien allait se livrer à la tradition du pied de cochon, tripes, andouillettes du dimanche même le jour d’élection. C’est celui qui a arpenté le département et tout particulièrement le canton, de cérémonies en inaugurations, celui à qui tant de salles, de places doivent tant, celui qui multipliait les engueulades bienveillantes et toutes les fins de semaine passées parmi vous. Celui qui, quelles que furent les fonctions à Paris, revenait toujours parce que sa place était là, ses racines, sa femme, sa famille, ses amis. Cette histoire française c’est celle d’une gouaille presque rabelaisienne, d’un plaisir de la table, du vin, du cigare, de tout ce que la vie offrait, d’une force sensible, d’un attachement à cette terre, dont tu reparlais à l’instant, à ses paysages mais aussi à ses rites et à l’amitié qui va avec. Et voilà qu’en cette après-midi d’hiver nous réchauffe aussi le souffle de l’esprit de tes mentors. Car Michel c’est aussi un destin politique, un amoureux de la politique. Gaston Defferre que de tes jeunes années tu avais assisté dans ses fonctions au Palais Bourbon rédigeant notes, synthèses, discours. Et l’homme de ta vie, François Mitterrand, que tu as accompagné dans la conquête du pouvoir multipliant les notes, les engagements, la participation aux 110 propositions, que tu as conseillé dans ses grandes décisions toi le collaborateur, le confident, le ministre. « Allez voir Charasse », c’est une phrase que beaucoup ici ont entendue, celui que tu as soutenu aussi jusqu’à la mort, toi l’homme du parvis de l’église de Jarnac mais toi aussi qui l’a défendu au-delà de sa disparition, inlassable gardien du temps. La justice, cette valeur, qu’un jour d’Epinay, François Mitterrand plaça au cœur du combat des socialistes, n’était pas pour toi un mot d’estrade. C’était en toi, une flamme vivante, qui ne cessa d’animer l’humble militant pénétré d’idéal que tu étais et peu importe d’ailleurs les soubresauts de la vie partisane. Car s’il y en a un qui donnait tout son éclat au beau mot de camarade c’est bien toi Michel.
Conseiller, ministre, sénateur, tous ceux qui ont partagé avec toi d’épiques débats, quel qu’en soit le cadre, savent combien jamais tu n’avais renoncé à changer la vie, à mener le combat politique et la charge. Mais il y avait aussi quelque chose, au-delà de ces actions, c’est que tu aimais la politique comme une histoire de cavalcade. Tu l’aimais comme on aime la vie et tu la connaissais. Et tu en connaissais tous les secrets, les trésors, les usages, même les moins écrits. Quiconque cherchait à savoir comment telle institution devait fonctionner, quel rite républicain se faire, comment réagir devant tel imprévu se tournait vers Michel et il était à peu près certain qu’on avait là la doctrine établie, historiquement relevée. C’était un savoir enfoui, nonlivresque, unique. Je ne suis pas sûr que tu adorais totalement dans notre époque cet espèce de goût sans limite pour une transparence qui est devenue une forme de divulgation presque obscène pour tout. Non, tu aimais aussi les secrets de la vie politique, pas les secrets qui ont quelque chose à se reprocher, les secrets qui font l’épaisseur de la vie, la part de mystère, ceux qu’on avoue qu’à celui ou celle qu’on veut introniser, ceux qu’on préserve pour tenir les institutions, ceux qu’on tient parce que le temps a ses secrets aussi et la vie des hommes les a, et il faut les chérir. Ces secrets-là, tu les connaissais, tu les partageais avec raison. C’était ceux d’un amoureux profond de la politique française.
Et puis, Michel, c’était la République. Oui, en digne héritier de Jaurès, de Clemenceau, au-dessus de tout, au-dessus même du socialisme, il y avait celle que tu appelais souvent la sociale, la laïque, la fraternelle. Au-dessus de tout, il y avait la République. La République, tu la connaissais. Tu l’as servie comme fonctionnaire à Bercy puis détaché à l’Assemblée nationale, comme conseiller à l’Élysée, comme ministre, comme sénateur, comme juge constitutionnel, comme élu sur ces terres d’Auvergne.(…)
Cet amoureux de la République, c’est aussi celui qui ne cédait rien à la bêtise. C’est l’amoureux de Flaubert, qui traquait la bêtise bourgeoise, celle du demi-sachant. C’est aussi celle de celui qui savait conduire des colères terribles contre les lâchetés du quotidien et les petits abandons.
Ta République à toi, elle était faite d’histoires, de valeurs, d’une connaissance et d’un amour de nos textes, de nos institutions. Ta République à toi, elle était faite d’ordres, toi, l’amoureux de Clemenceau qui savait ô combien la République jamais n’est plus forte quand on cherche à tout abattre. Ta République à toi était faite de bienveillance. Sans doute la loi dite Coluche était l’une de tes plus grandes fiertés. Tes combats comme élu de terrain puis au Sénat puis comme juge constitutionnel furent aussi souvent pour les plus démunis, pour les millions d’invisibles, de vulnérables, de femmes et d’hommes que le destin avait brisés, abîmés, pour leur redonner un peu d’espoir.
Mon cher Michel, tu aimais les Français et tu aimais la France, l’âme de notre nation, l’honneur français. Tout ce que tu as entrepris, accompli, réussi, tu l’as fait au nom de cet amour et les Français l’ont compris, qui t’aimaient en retour pour ce que tu faisais, pour ce que tu étais. Les Français t’aimaient, oui, parce qu’ils aimaient en toi l’homme qui jamais n’oublia ses racines, l’homme qui parlait les mots fleuris de la vérité de notre langue, l’homme qui assumait un style, bretelles, cigares, et ici, en Auvergne, pull rouge et pantalon en velours. Les Français t’aimaient parce que, comme eux, tu aimais la bonne chère, leur paysage. Les Français t’aimaient, Michel, parce que tu leur ressemblais et que tu ressemblais à la France.
Depuis que je chemine dans la vie politique, tu m’accompagnais. Pas une semaine sans que je reçoive tes appels, tes courriers, tes fax puis tes messages téléphoniques, et les derniers quelques jours avant ta disparition, pour proposer, pour t’inquiéter, pour tempêter, pour ne jamais se résigner. Depuis vendredi dernier, je n’en reçois plus.
Alors, tu ne croyais pas en Dieu, Michel, mais sans doute croyais-tu en une forme de résurrection puisque tu as demandé, parmi quelques autres objets, qu’on place dans ton cercueil un téléphone portable au cas où. Alors j’attendrai. Comme toi, je crois à ces forces de l’esprit qui, parfois, donnent un signe, font revivre ceux qui nous sont chers dans un paysage, un mot qui résonne, une réflexion, et à travers des habitudes. Alors j’attendrai, j’essaierai de lire les conseils même s’ils ne venaient pas parce que je suis sûr aussi que tu n’auras pas la patience de nous regarder faire sans rien dire, sans tempêter à nouveau, sans conseiller, sans prendre part. Je sais que tu continueras à être indigné. Alors merci, Michel. Merci, Michel Charasse. Vive la République, vive la France.