L’ancien premier ministre considère, dans un entretien au « Monde », que le rapport Duclert sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi comprend des angles morts, et qu’il revient aux historiens de les combler pour établir la vérité.
Propos recueillis par Pierre Lepidi et Gaïdz Minassian. Source : Le Monde
Publié le 17 mai 2021
Entretien. Corapporteur en 1998 de la mission d’information parlementaire (MIP) sur la politique de la France au Rwanda, Bernard Cazeneuve, aujourd’hui avocat à Paris, analyse le rapport de la
commission Duclert sur le rôle de la France pendant le génocide des Tutsi (1990-1994) qui a été remis fin mars, au chef de l’Etat.
Quelle analyse faites-vous de ce rapport ?
Il est le résultat d’un long travail auquel de nombreux chercheurs ont été associés et qui disculpe la France de toute complicité dans le génocide. Il constitue, après le rapport Quilès, une contribution utile à l’établissement de la vérité sur le génocide commis par des Rwandais contre des Rwandais. Un lien existe entre ce travail et ce que j’avais écrit dans le rapport de la MIP. En revanche, je ne comprends pas le décalage entre le contenu et les conclusions du rapport.
Quelles sont vos hypothèses pour expliquer ce décalage ?
D’abord, il aurait fallu que la commission Duclert ait accès à nos archives. L’Assemblée nationale s’y est opposée au motif que des auditions avaient eu lieu à huis clos. Mais celles-ci représentaient quelques dizaines de pages. C’est donc un argument irrecevable. Ensuite, la commission Duclert a travaillé sur des archives françaises. Sa lettre de mission ne lui permettait pas de prendre en compte les travaux d’universitaires. C’est une contribution à la vérité mais elle n’est pas la vérité, car celle-ci nécessitera encore des enquêtes dans d’autres pays.
Enfin, le rapport Duclert parle d’un « biais cognitif » des autorités françaises dont je n’ai pas bien
compris le sens. En revanche, il faut se méfier du biais rétrospectif, c’est-à-dire l’analyse des
événements dont on connaît l’issue. Ce biais conduit à apprécier l’action des gouvernants d’hier à l’aune de ce que l’on sait aujourd’hui et qu’ils ne pouvaient pas savoir.
La commission Duclert précise qu’elle a travaillé sur des sources premières, les archives. N’écrit-elle pas aussi que les historiens peuvent désormais effectuer leurs recherches sur la base de documents rendus publics ?
Ce que je conteste, c’est que ce travail établirait une vérité définitive, dont il serait interdit de débattre.
L’établissement de la vérité suppose l’examen dans le temps long de toutes les archives, celles des Etats et institutions qui ont pu avoir un rôle (Ouganda, Rwanda, ONU, OUA [Organisation de l’unité africaine], Grande-Bretagne, Tanzanie, Etats-Unis…).
Remettez-vous en cause l’analyse de la commission Duclert sur le rôle du Front patriotique rwandais (FPR) ?
Il y a peu d’éléments sur le FPR, et c’est dommage. Par-delà le rapport Duclert, la seule vérité qui est établie est qu’il n’y a eu qu’un seul génocide : celui des Tutsi. Cela nous dicte d’aborder le sujet de notre responsabilité et celle d’autres pays. Jusqu’où et pourquoi le président ougandais, Yoweri Museveni, a-t-il aidé le FPR ? Quel était le rôle du président rwandais, Paul Kagame, au sein de l’armée ougandaise ? Le FPR est présenté comme une organisation politique favorable à la démocratie et condamnant toute approche ethnique. Mais pour mesurer le caractère démocratique du FPR, il faut aussi regarder la nature du régime actuel à Kigali.
Mais le rapport Duclert portait sur la période 1990-1994…
Lorsqu’on écrit que le FPR voulait rétablir la démocratie au Rwanda, on ne peut pas s’en tenir au seul discours de Paul Kagame, mais regarder ce qu’est la nature de son régime. Il a été élu en 2017 avec 98 % des voix. On pourrait aussi s’intéresser au sort de ceux qui s’opposent à lui !
Ce rapport de 1 200 pages ne montre-t-il pas un certain nombre de « responsabilités lourdes et accablantes de la France dans le génocide » ?
Je conteste les mots « lourdes et accablantes ». Le rapport est honnête sur bien des aspects, mais ses conclusions témoignent d’une approche peu nuancée. Le contexte de fin de la guerre froide n’est pas évoqué dans le rapport (chute de l’URSS, guerre du Golfe et dans les Balkans). Le discours de La Baule du président Mitterrand, en 1990, s’inscrit dans ce contexte. De ce point de vue, les efforts faits par la France pour favoriser le partage du pouvoir entre les parties en guerre, en tordant le bras d’un régime autoritaire jusqu’à obtenir de lui la signature des accords d’Arusha (1993), sont minorés. Comme si tout cela était allé de soi.
François Mitterrand pensait que la politique de la France était de nature à éviter le pire, et le pire
pourtant est advenu après le départ de la France. Les accords d’Arusha avaient pour objectifs
d’empêcher les extrémistes hutu de poursuivre leur logique et de faire comprendre au FPR qu’il était de son intérêt d’en accepter les termes. Paul Kagame a remercié la France pour ces accords. Après leur signature, notre pays quitte le Rwanda à la demande du FPR et passe le relais à l’ONU. Lorsque le génocide commence la France n’est plus là.
Selon vous, pourquoi personne ne tient compte des alertes lancées par Pierre Joxe, ministre de la défense, la DGSE ou d’autres ?
Ces alertes confirmaient ce que la France redoutait. C’est pour cela qu’elle agissait, pour éviter que les extrémistes l’emportent. Sur la politique africaine, tout remonte au président de la République. Pour moi, le dysfonctionnement fondamental sous la Ve République résulte de l’absence du Parlement dans l’examen des accords de coopération et de défense. Ce qui compte, c’est de savoir comment le chef de l’Etat interprète les informations qui lui sont communiquées et quelles sont les décisions qu’il prend et qui seules l’engagent. Si nous avons commis des fautes au Rwanda, c’est aussi parce que nous étions les seuls à agir.
Quelles fautes auraient été commises ?
Fallait-il intervenir seuls en 1990 ? Devions-nous partir du Rwanda après Arusha ? Nous n’avons pas compris que les objectifs que nous nous proposions d’atteindre ne pouvaient pas l’être par nous seuls. Il y a eu ensuite une volonté de conduire un dispositif de partage du pouvoir entre des acteurs rwandais dont on a sous-estimé la duplicité. On ne peut pas dire à la fois qu’il est évident qu’un génocide allait se produire et ne pas tenir compte des ruptures répétées du cessez-le-feu par le FPR.
Celles-ci avaient pour but d’éviter les massacres de Tutsi, comme l’indique le rapport…
On ne peut pas passer sous silence cette motivation, mais on peut aussi s’interroger sur ce qu’était la volonté de Paul Kagame de partager ou pas le pouvoir. Quant à l’attentat du 6 avril 1994 [contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana], il est important dans le déclenchement du génocide et nul ne sait si, sans l’attentat, il aurait eu lieu. Si on admet que l’attentat est sans conséquence, quel était l’intérêt de tuer le président rwandais lorsqu’on est extrémiste hutu pour pouvoir l’accomplir et si c’est le FPR qui en est l’auteur – hypothèse que nul n’a pu étayer jusqu’à présent – alors toute la perspective historique s’en trouve modifiée ?
La piste des extrémistes hutu n’est-elle pas aujourd’hui la seule crédible ?
C’est vrai. Le président Habyarimana a signé les accords d’Arusha car la France a fait pression sur lui pour parvenir à un accord favorable au FPR. Cela ne pouvait pas convenir aux extrémistes hutu. C’est bien là la preuve que la politique de la France ne servait en rien les intérêts de ces assassins.
Retrouvez l’article sur le site du Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/17/bernard-cazeneuve-le-rapport-duclert-est-une-contribution-a-la-verite-au-rwanda-il-n-est-pas-la-verite_6080473_3232.html