Les intervenants ont ainsi la possibilité d’exprimer leur point de vue sur le rapport de François Mitterrand au fait guerrier, dans le domaine stratégique comme dans celui des interventions extérieures. Sans la prétention de parvenir à des conclusions définitives, une telle réflexion, menée principalement sur le plan historique, peut tout de même nous aider à mieux comprendre notre monde, que, toujours selon Hubert Védrine, est encore très loin de devenir la communauté internationale rêvée dès les temps de la guerre froide.
Troisième table ronde : « La dissuasion ».
Alors qu’il arrive au pouvoir en mai 1981, François Mitterrand est déjà initié aux arcanes de la dissuasion nucléaire, comme nous le rappelle Michel Rocard lors d’une interview réalisée pour le colloque et projetée en début de matinée. Lorsqu’il prend la tête du Parti socialiste en 1971, il veut redéfinir le programme de son parti. Il sait que la pensée socialiste sur les questions de défense doit évoluer : l’électorat doit savoir que le PS, une fois au pouvoir, saura défendre les intérêts de la nation fermement et par tous les moyens nécessaires. Ainsi, comme cela a été bien présenté lors de la première table ronde, le premier secrétaire du PS constitue plusieurs groupes de réflexions, dont certains dédiés à la dissuasion nucléaire. De ces travaux, une conclusion sans appel paraît vite s’imposer : en considérant les choix qui ont été faits depuis 1958, la force nucléaire se révèle le seul gage de sécurité de la France. Les forces conventionnelles manquent de la puissance de feu nécessaire à assurer la sécurité et l’indépendance de la nation ; leur remise en état, quoique envisagée, ne pourra jamais en faire des armes de dissuasion à moins d’investissements importants, que la France ne peut guère supporter. Au chef du PS de faire comprendre que la remise en question de la force de frappe correspondrait à la remise en question de la sécurité, voire de l’existence, de la France : aucun Français, encore moins un chef de Parti qui aspire à accéder à la charge présidentielle, ne peut accepter cela.
Le député de la Nièvre se résout ainsi à accepter et défendre le concept de dissuasion minimale dans l’intérêt de la sécurité nationale. Et sur cette conviction, il ne ménage pas ses efforts pour rallier le parti derrière ses positions1 : il respecte les choix qui ont été faits avant lui, il renforce la doctrine et il adapte l’outil de dissuasion aux évolutions de la menace.
Jean Guisnel, journaliste expert des questions de défense et modérateur de cette table ronde, nous rappelle alors la chronologie de ce rapport d’haine et d’amour entre François Mitterrand et la force de frappe : en 1965, il s’oppose énergiquement aux projets du Général de Gaulle ; en 1971, il fait sien le concept de dissuasion comme ressource ultime de la sécurité nationale ; en 1981, il se fait un défenseur acharné de la doctrine.
Ces passages ne sont certes pas si définis que la chronologie ne veut le laisser entendre. D’après Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, la pensée stratégique mitterrandienne est bien plus complexe.
François Mitterrand est certes un défenseur acharné de l’orthodoxie de la dissuasion. Tout d’abord, il ne cesse de réaffirmer que la dissuasion est le seul moyen donné à la France pour repousser la guerre : le Président, en tant que chef des armées, veille ainsi au maintien en l’état de l’ensemble de l’outil nucléaire et il s’oppose à toute remise en question de ses fondements. Mais aussi, il précise que la dissuasion sert à repousser la guerre, non pas à la combattre : d’où son hostilité envers les armes nucléaires tactiques (ANT). Ce refus de la bataille nucléaire est à l’origine de l’appellation de « préstratégique » qui est donnée aux ANT françaises, les armes de l’ « ultime avertissement ». Certes, une ambigüité doctrinale a existé pendant quelque temps : alors que les ANT sont de plus en plus démonisées, le missile tactique Hadès rentre dans la chaine de production. L’ambigüité n’est levée que par l’arrêt du programme en 1992. Un témoignage de la cohérence de la pensée mitterrandienne, qui pourtant ne fait pas abstraction de la réalité et s’y adapte selon les circonstances.
La distinction entre emploi de l’arme nucléaire et dissuasion nucléaire peut apparaitre subtile, mais elle est centrale et bien définie dans la pensée stratégique mitterrandienne. Hubert Védrine, qui côtoie François Mitterrand à l’Elysée pendant quatorze ans, nous confirme ce fait. Lors d’une discussion privée dont il avait la coutume, le conseiller à l’Elysée entend son Président s’exprimer de la manière suivante : si l’ultime avertissement doit signaler à l’adversaire les intentions de la France, cela peut très bien se faire par un télégramme plutôt que par un missile qui, préstratégique ou non, est au final un missile nucléaire. Autant dire de son rejet vers tout emploi de ces armes si une autre solution est envisageable. Le nucléaire se confirme ainsi comme l’arme de dernier recours, qui doit être préservée afin de détourner tout agresseur de ses intentions belliqueuses. Ce raisonnement est à l’origine du rejet de l’Initiative de défense stratégique lancée par Ronald Reagan en 1983 : le Président américain promet un monde sans armes nucléaires, mais il ne semble proposer aucun moyen pour remplacer un système de dissuasion qui, malgré ses failles, apparaît alors comme un solide garant de paix. Raison de plus pour ne pas confiner le nucléaire dans un coin, au-delà des doutes qui subsistent sur la faisabilité du programme américain2.Le tour de parole revenant à Paul Quilès, c’est un autre aspect de Mitterrand « stratège » qui est mis en avant. L’ancien ministre de la Défense, qui a exercé ses fonctions de 1985 à 1986, met l’accent sur l’importance que François Mitterrand accorde au dossier du désarmement. La dissuasion revient à garantir la défense des intérêts vitaux d’un pays, mais le désarmement doit intervenir pour que cet équilibre s’établisse au niveau le plus bas possible. Cela n’a rien de contradictoire avec le fait que la France ne participe pas aux négociations en cours entre les États-Unis et l’Union soviétique : les niveaux des arsenaux des deux superpuissances étant encore très élevés, ce serait inacceptable que ceux-ci lui imposent des restrictions. Mais le désarmement n’est pas limité à la réduction des arsenaux : c’est aussi le rejet de toute nouvelle technologie nucléaire qui puisse déstabiliser l’équilibre des puissances. C’est le cas de l’IDS de Ronald Reagan, à laquelle Paul Quilès ne peut nullement se résoudre malgré les insistances des Américains.
L’officier général Jean Rannou, chef de l’état-major de l’armée de l’air entre 1995 et 2000, souligne à nouveau le caractère central de la dissuasion dans la réflexion stratégique du Président. François Mitterrand est un homme de paix et pour lui la dissuasion reste le meilleur garant de cette paix car elle n’est ni défensive, ni offensive : elle empêche les conflits de se produire par ses menaces de destructions disproportionnées. C’est là la responsabilité des États nucléaires : empêcher le monde d’en arriver au bord du gouffre. Un objectif qui explique la grande attention accordée à la modernisation des forces nucléaires, lesquelles sous le mandat de François Mitterrand atteignent un seuil de crédibilité suffisante.
D’autre part, la sécurité ne passe pas par la dissuasion à tout prix. Alors qu’en 1991 l’URSS est en pleine transformation et des changements profonds s’annoncent, François Mitterrand s’adapte à l’air du temps. En tant qu’État nucléaire, la France doit donner l’exemple pour que des décombres de la guerre froide émerge un monde plus stable. Il commence par le désarmement en donnant un coup d’arrêt à la production de matières fissiles, puis ajourne le programme Hadès, réduit et enfin, interdit les essais nucléaires. Autant d’actions qui font de la France un état activement engagé dans l’arrêt de la prolifération nucléaire et dans la stabilisation des tensions internationales.
L’orthodoxie de la doctrine et le retour à la pensée gaullienne sont des aspects que même les experts invités ne manquent pas de souligner. Pour Dominique Mongin, le Président socialiste s’approprie l’héritage, mais en l’enrichissant avec ses conceptions personnelles. Cela est vrai quand lorsqu’on touche au discours sur les ANT, qui constitue une véritable rupture doctrinale avec l’administration précédente de Valéry Giscard d’Estaing. Le terme « tactique » associé à une arme à charge atomique renvoie à une idée de bataille nucléaire que François Mitterrand ne peut tolérer, alors que son prédécesseur à l’Élysée la considérait comme une éventualité qui ne devait pas prendre la France au dépourvu. En soulignant le caractère préstratégique des armes nucléaires françaises, le Président socialiste réaffirme l’indivisibilité des moyens de la dissuasion et l’inéluctabilité de la riposte nucléaire totale si jamais les intérêts vitaux du pays sont atteints et seulement pour ce cas spécifique. Ce faisant, François Mitterrand s’approprie non seulement l’héritage, mais réaffirme aussi l’orthodoxie de la doctrine.
Tout comme le général Rannou, Dominique Mongin met l’accent sur l’autre grand complément de la dissuasion qui est le désarmement. Surtout, il met l’accent sur le timing de cette entreprise, en complétant d’une certaine manière la chronologie qui nous était fournie par Jean Guisnel tout au début de la table ronde. Au tournant de l’année 1990, le Président socialiste prend en fait des décisions qui vont marquer à fond l’histoire de la dissuasion française : en 1991, il annonce un moratoire sur les essais nucléaires français ; en 1992, il signe le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) ; en 1994, il arrête les essais nucléaires au profit des essais en simulation. Des décisions qui reflètent la vision politique d’un homme qui ne veut pas marginaliser son pays à une époque où des grands changements s’annoncent.
Dominique David, directeur exécutif de l’Institut français des relations internationales (IFRI), résume la politique de dissuasion mitterrandienne par quatre substantifs : la cohérence, la crédibilité, la sauvegarde et l’ouverture.
La cohérence caractérise le discours sur la doctrine, qu’il ne qualifie pas d’« orthodoxe », mais plutôt de « définie » : ce n’est pas une reprise pure et simple du discours gaullien, c’est sa définition et sa confirmation au vu de l’évolution des tensions internationales. Pour que la doctrine soit crédible, le Président n’épargne ni ses forces ni les économies de la nation pour moderniser l’appareil de dissuasion, les matériels devant s’adapter aux menaces nouvelles. D’où la création de la FAR, la force d’action rapide prête à intervenir en toute situation de crise, en Europe ou ailleurs ; elle est un moyen de signaler à l’adversaire que la France prend part au conflit car ses intérêts son touchés. En ce sens, le Président se fait une priorité de sauvegarder tant l’acquis doctrinal que l’existence des matériels : en premier lieu, il refuse toute notion de bataille nucléaire tactique, qui pourrait s’assimiler à une adhésion au principe de la riposte flexible ; ensuite il confirme la modernisation de tous les systèmes de la triade pour justement parvenir à cet objectif.
L’attachement à la dissuasion ne doit pas faire de François Mitterrand un défenseur acharné du nucléaire. Bien au contraire, le Président voit dans le désarmement le complément logique de la dissuasion et un moyen de donner l’exemple : depuis les décisions prises dans les années 1990, la France est en effet le pays qui a le plus baissé ses plafonds. En outre, ces changements dans la gestion du fait nucléaire conduisent aussi à une déclaration de taille : en 1986, le Président accorde aux Allemands la faculté d’être informés de tout tir nucléaire sur le théâtre européen, leur précisant par la suite que jamais un tel tir ne se fera sur le sol allemand. Cela prouve que la dissuasion est un discours encore actuel dans les dernières années de guerre froide.
De cet aperçu qui retrace les grands moments de la pensée mitterrandienne en matière de dissuasion, il en résulte un portrait fort complexe que l’historien Robert Frank met en valeur.
Le monde dans lequel François Mitterrand opère ne se résume pas à l’affrontement bipolaire et la France ne peut réduire sa pensée stratégique à la seule dimension « Est-Ouest ». La pensée du Président en la matière s’adapte continuellement à la complexité d’un monde changeant, souvent dans des directions inconnues et imprévisibles. La crédibilité de la dissuasion reste le pivot de toute condition de sécurité : le déploiement des missiles américains en Europe est même l’acte fondateur de sa politique étrangère3. Egalement, la création de la FAR participe de cette adaptation au changement, permettant une meilleure articulation entre les moyens conventionnels et les moyens nucléaires au cas où la dissuasion n’ait pas joué son rôle.
Le charisme du personnage et sa capacité de « savoir-faire » et « faire savoir » sont à la base d’une politique de défense qui, grâce à ces adaptations, continue d’assurer la défense des intérêts de la nation, objectif ultime de tout chef des armées. François Mitterrand se porte ainsi en « dissuadeur permanent », car la dissuasion est le seul moyen d’assurer la paix.
Quatrième table ronde : « Les opérations »
De tous les Présidents de la Ve République, François Mitterrand est celui qui a affronté le plus de conflits durant ses deux mandats. Là où les intérêts français sont touchés, le droit international remis en question et le rang de la France rabaissé, l’armée française est déployée pour rétablir une condition de normalité.Dans son discours d’introduction à la dernière table ronde du colloque, Frédéric Charillon, directeur de l’Institut de recherche de l’Ecole militaire, nous rappelle le contexte très difficile des dix-neuf opérations conduites sous la présidence de François Mitterrand. Le Président se trouve à opérer dans deux mondes complètement différents : la guerre froide, où le bipolarisme s’impose sur le système international, et l’après-guerre froide, qui conduit à un monde multipolaire sans points de repères. L’armée doit s’adapter rapidement au nouveau contexte international et elle y parvient progressivement, en apprenant des leçons à chaque conflit : elle se professionnalise, apprend à agir en coalition, connaît les contraintes de l’interopérabilité, se met au service des institutions internationales tel l’ONU.
L’analyse des interventions extérieures va ainsi au-delà de l’évocation des faits qui se sont déroulés dans les circonstances prises en compte. Elle nous force à considérer quel était le rapport de Mitterrand à la guerre, quel son rôle dans le maintien de la stabilité internationale, quelle la contribution de la France au maintien des équilibres. Et l’on découvre qu’il ne s’agit ni de vaine gesticulation, ni de narcissisme : chaque intervention est pondérée en fonction des intérêts français à défendre, sans aucune exception.
Le tour de parole revenant à l’amiral Jacques Lanxade, celui-ci nous introduit dans la première, grande épreuve militaire de l’après-guerre froide. Alors qu’il côtoie le Président en tant que chef d’état-major particulier (1989-1991), la guerre éclate dans le golfe Persique, où l’Irak de Saddam Hussein envahit l’état du Koweït. L’intervention étant décidée, les forces françaises sont déployées à côté de celles de la coalition. Survolant les phases de la guerre, l’amiral attire l’attention sur le fait que ce conflit apporte à l’armée française une expérience précieuse sur le dispositif de gestion des crises. Jusqu’alors, l’Élysée s’octroyait le droit de décider, planifier et lancer ce type de missions, avec une implication réduite des ministres ; après 1990, c’est l’inverse qui se produit, au point que François Mitterrand rétablit la pratique des conseils restreints, abandonnée quelques années auparavant. Cette pratique sera d’ailleurs largement utilisée à l’heure du conflit yougoslave à partir de 1991. Les opérations passent ainsi du domaine réservé du Président au domaine partagé des responsables de la République.
Les militaires sont exclus de ces conseils. A l’exception du chef d’état-major particulier du Président, ceux-ci ne participent pas de la décision politique qui précède une opération : au chef d’état-major des armées revient la tâche de guider les armées pour la réalisation de l’objectif politique. Cette remarque est très intéressante pour comprendre la place du fait politique et du fait militaire dans la pensée mitterrandienne.Autre réflexion qui découle de l’engagement du Golfe, quelle place réserver aux appelés dans un contexte qui tend à privilégier une armée de profession. Le débat fut de grande importance en 1990, puisque la décision de ne pas impliquer les appelés allait priver l’armée française d’une partie importante de ses ressources humaines. A cette occasion, l’on eut recours à la formule d’ « appelés volontaires » pour déployer une armée crédible, mais le débat sur la professionnalisation et le rôle des appelés commença à s’installer.
Un autre témoin nous plonge dans les changements introduits dans l’armée française à la suite du conflit au Moyen-Orient. Jean Heinrich, officier général de corps d’armée et spécialiste du renseignement, s’est vu confier par Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, la réorganisation des services de renseignement français. Pendant les hostilités, la collecte des informations effectuée par les différents services de l’armée a manqué d’unité et de cohérence, deux défaillances inacceptables dans le contexte d’une intervention en projection et en coalition.
Ensuite, Jean Heinrich partage avec l’auditoire l’image qu’il avait de François Mitterrand chef des armées. Deux anecdotes méritent d’être évoquées. La première remonte à la fin de 1986, quand il paraît que la Libye soit sur le point de lancer une nouvelle attaque contre le Tchad. Alors au cabinet du ministre de la Défense et en charge de l’armée de terre, Heinrich peut constater cette fermeté de Mitterrand tant de fois évoquée pendant le colloque : le Président avait donné l’ordre de tirer si jamais un avion libyen dépassait la ligne de démarcation établie et il ne change pas d’avis, se montrant même indisposé lorsqu’on lui demande de confirmer un ordre déjà donné. Le deuxième épisode témoigne de la prudence et de la discrétion du Président à l’égard de la chose militaire : à chaque fois que Jean Heinrich doit recevoir des ordres, François Mitterrand lui envoie une personne toujours différente et surtout dans un endroit assez discret.
L’intervention dans le Golfe touche aussi au rang international de la France, que François Mitterrand veut à tout prix préserver. Ce point est bien mis en évidence par Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques. La France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, ne peut permettre à l’Irak de violer de manière si flagrante le droit international en envahissant un État à sa frontière. Intervenant dans la coalition, la France assume alors ses responsabilités de garant de la paix internationale. Certes, la décision fut difficile à prendre, car la France entretient des liens d’amitié avec l’Irak, qui remontent aux temps de la révolution islamique iranienne de 1979 ; cela l’incite à agir avec prudence et à exploiter toutes les voies offertes par le dialogue. Néanmoins, Saddam Hussein refusant toutes les voies de sortie qui lui sont proposées, l’intervention militaire reste la dernière carte à jouer pour que l’invasion du Koweït soit sanctionnée et punie.
Suite au premier conflit de l’après-guerre froide, la France doit adapter son outil militaire et réaffirmer son rang dans un contexte international en mouvement dont les contours définitifs sont difficiles à imaginer. Cette organisation se met à peine en place quand François Mitterrand est pris de court par le retour de la guerre en Europe.
Le déclenchement des hostilités entre les différentes ethnies yougoslaves suscite des réactions variées dans les états européens. La France ne peut rester indifférente face à un affrontement qui replonge le continent dans la barbarie des destructions inopinées et elle devient le chef de file d’une solution négociée, puis militaire, avec les factions en conflit. Jean Musitelli, porte-parole du Président de 1991 à 1995, nous fait part des difficultés qu’a rencontrées François Mitterrand à faire comprendre ce conflit en France : l’opposition politique est contre son action mais la classe intellectuelle s’y rallie. Toutefois, l’opposition n’aura pas raison du Président : une fois la ligne politique affichée, il s’y tient jusqu’au bout. Autre exemple de charisme présidentiel et de détermination politique, qui ne fléchissent pas ni devant la scène intérieure, ni devant les autres chefs d’État.
Autre théâtre de guerre, l’Afrique ; et autre crise, tristement célèbre pour la France, celle du Rwanda de 1994. Frédéric Turpin, professeur à l’Université de Savoie, nous rappelle le lien profond qui unit François Mitterrand à ce continent. Opposé à la colonisation sous la IVe République et ensuite favorable au soutien aux régimes amis dans les années 1970, il considère que l’intervention militaire doive être l’ultime ressource à utiliser pour rétablir une condition de normalité là où elle a été violée. Cette même démarche est adopté dans le Golfe, puis en Yougoslavie ; c’est un comportement constant pour un président qui aime la paix, mais connaît fort bien le fait militaire. Ainsi, sa réaction n’est pas différente au moment de la crise rwandaise : la France est présente dans la région, mais l’on préfère ne pas intervenir car ici la paix repose sur un équilibre fort fragile, comme nous le rappelle le général Lanxade. L’intervention arrive enfin, mais peut-être trop tard. Y a-t-il eu un péché de naïveté ? Les débats sur ce point restent ouverts et ils peuvent désormais bénéficier de l’apport des archives, depuis peu ouvertes à la consultation.
De ces interventions transparaît l’image d’un président qui prend le temps de la réflexion avant d’intervenir à l’étranger. Son mode opératoire prévoit avant tout la recherche d’une solution négociée, puis le passage aux armes si toute tentative a échoué. Comme le relève le journaliste Jean-Dominique Merchet, le Président est un fin connaisseur de l’histoire et ce savoir est la base de toute son action politique. Loin de lui d’accepter des solutions simplistes au gré de l’opinion publique. L’intérêt de l’État étant sa seule préoccupation, il n’hésite pas à assumer des positions qui dérangent et qui se prêtent à critique. Il garde une attitude de fermeté dont la plupart doutait en 1981 et qui finalement s’affirme et se confirme tout long des années 1981-1995.
Conclusion,
par Hubert Védrine
C’est à Hubert Védrine que l’on confie la tâche d’établir le bilan de ces deux journées de débats et de confrontation autour des visions mitterrandiennes sur la défense.
La première table ronde, nous a donné la possibilité de constater que le rapport de François Mitterrand au fait militaire reste un champ d’investigation ouvert. De nouveaux regards ont été offerts par les témoins et les experts invités, mais d’autres pourraient être trouvés. Ensuite, nous avons repéré les changements fondamentaux qui sont intervenus avec la fin du monde bipolaire : « des sujets qui débordent jusqu’à aujourd’hui ». La chute de l’URSS et le retour de la Russie se sont succédés dans un laps de temps bien court, qui nous conduit à nous demander si cette transition devait être gérée de manière différente. Des questions encore sans réponse. Lors de la deuxième journée, la dissuasion s’impose comme le premier sujet en discussion. Les intervenants se sont attaché aux concepts, à la finesse des termes et aux technicismes : autant d’éléments qui ne sont jamais stériles ni rébarbatifs, car c’est de cette insistance sur les chiffres et les termes que dérive l’absence de guerre dans les dernières soixante ans ; et l’histoire du nucléaire n’est certes pas terminée avec la guerre froide. Ces deux journées fortes intenses ont été conclues par la table ronde sur les opérations extérieures. Sujet qui est aujourd’hui au centre de notre actualité, où l’on se demande jusqu’à quel point l’interventionnisme peut se révéler une arme efficace pour empêcher la propagation des foyers de crises.
De ces deux journées de débats transparaît l’image d’un Président qui a su assumer son rôle de chef des armées, faisant preuve d’une force qui contraste, d’après les mots d’Hubert Védrine, avec la fragilité d’un état aujourd’hui désemparé face au chaos international hérité de la fin hâtive du système bipolaire.
- Pascal Krop, Les Socialistes et l’armée, Paris, Presses Universitaires de France, 1983. ]]. Pendant deux septennats, de 1981 à 1995, François Mitterrand est alors, pour reprendre ses mots, la « pièce maitresse de la dissuasion nationale »[[L’heure de vérité, le 16 novembre 1983 : http://www.ina.fr/video/CAB8301945501/francois-mitterrand-video.html.
- Paul Chaput, La France face à l’initiative stratégique de Ronald Reagan: 1983-1986. De la guerre des étoiles à la construction européenne, Paris, L’Harmattan, 2014.
- Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand, op. cit., p. 93.