_ Le film réalisé par Mathieu Kassovitz et intitulé « L’Ordre et la morale » est sorti dans les salles de cinéma le mercredi 16 novembre. Il est très largement inspiré de l’ouvrage publié simultanément par l’ex-capitaine Philippe Legorjus pour ce qui concerne les conditions d’intervention armée menée par le gouvernement pour libérer les otages de la grotte d’Ouvéa en mai 1988.
L’Institut François Mitterrand n’a pas pour habitude de commenter ce type d’œuvres qui mettent en scène telle ou telle partie de la vie ou de l’action politique de François Mitterrand. En effet, même si elles s’appuient sur des faits réels, elles n’en restent pas moins des œuvres de création et donc, d’une certaine façon, de fiction. Elles relèvent de la liberté d’expression des auteurs aussi bien que de la libre interprétation des spectateurs.
Toutefois, à cette occasion, plusieurs articles, débats et émissions audiovisuelles ont eu lieu. Au cours de celles-ci, Philippe Legorjus – qui commandait à l’époque le groupe du GIGN participant aux opérations – s’est livré à plusieurs déclarations, accréditant notamment la thèse d’un François Mitterrand agissant par « cynisme ».
À cet égard, l’Institut François Mitterrand a jugé nécessaire de publier le témoignage de Gilles Ménage, directeur-adjoint du cabinet du Président de la République en 1988, notamment en charge des affaires de sécurité intérieure.
Je souhaite réagir à certains des propos tenus par Philippe Legorjus à l’occasion de la sortie du film de Mathieu Kassovitz intitulé « L’ordre et la morale ». Celui-ci, notamment dans un article de Paris-Match, accrédite la thèse d’un Mitterrand cynique qui aurait exclusivement agi dans cette affaire en fonction de sa réélection.
Si le capitaine Legorjus était effectivement en Nouvelle-Calédonie au moment des faits, il était en revanche trop loin de l’Élysée pour témoigner des motivations qui furent alors celles de François Mitterrand. J’estime à cet égard qu’une rapide mise au point s’impose.
Il me paraît d’abord utile de rappeler le contexte politique dans lequel nous nous trouvions. Puis, en tant que témoin – et après avoir consulté quelques autres acteurs de l’époque –, je détaillerai les événements tels qu’il me semble que nous les avons vécus.
Quelques éléments de contexte
Qu’en est-il du contexte très spécifique de la gestion de cette crise ?
L’archipel de Nouvelle-Calédonie se trouve à des milliers de kilomètres de Paris, dans le Sud-Ouest de l’océan pacifique, très au large des côtes australiennes. Il est le territoire français le plus éloigné de la Métropole. Cette distance, comme pour tous les départements et territoires d’outre-mer, a les effets que l’on sait. En premier lieu, les communications sont difficiles. Il convient de le rappeler à notre époque où chacun est joignable en permanence. C’était loin d’être le cas il y a 25 ans. Le décalage horaire, qui est de neuf heures, complique encore un peu plus les échanges. Informé le matin à Paris, prenant une décision après consultation l’après-midi, le Président voit ses instructions transmises alors que la nuit est déjà tombée en Nouvelle-Calédonie. De la même manière, ce qui se produit dans l’archipel ne nous parvient qu’au réveil – même s’il existe des dispositifs d’alerte en cas de crises graves.
Cet éloignement entre la Métropole et son territoire renforce de fait le rôle des autorités sur place. Il ne s’agit pas, ici, de dédouaner le Premier ministre ou le Président de la République de leurs responsabilités évidentes, mais bien de rappeler dans quelles conditions d’informations et de possibilités d’action elles s’appliquent. Je rappelle à cet égard que nous sommes alors non seulement en période de cohabitation mais aussi que le drame d’Ouvéa intervient très exactement entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1988. La cohabitation a placé l’Élysée dans une situation délicate. À chaque instant, le Président doit rappeler au gouvernement ses prérogatives, ce dernier pouvant entendre ou non cet appel. J’ajoute que les Conseillers doivent souvent se plaindre officiellement auprès du gouvernement pour obtenir les informations nécessaires à la décision du Président. Ce sera le cas à plusieurs reprises lors de ces événements même si, comme on le verra, nous parvenons à savoir ce qui se passe grâce à des canaux indirects plus ou moins fiables.
Enfin, toute l’affaire est compliquée par le déroulement, parallèle, de la campagne électorale en France. L’affaire conduisit inévitablement à certaines exploitations politiques dans les médias. C’est ainsi que tout au long de ces événements, plusieurs leaders du RPR accusèrent François Mitterrand d’être directement responsable de la situation et d’encourager les preneurs d’otages. Cela limitait bien entendu les initiatives que le Président pouvait prendre. Par ailleurs, le Premier ministre chercha dès l’origine de cette affaire à prendre en main le dossier.
Cette situation particulière n’explique cependant pas tout dans la démarche de François Mitterrand lors de ces événements. Si on veut les comprendre, il faut rappeler les conditions politiques qui prévalaient alors. En tant que Président de la République, François Mitterrand n’hésitait pas, en public et en privé, à évoquer l’histoire comme la géographie de la Nouvelle-Calédonie. Elle commandait son action.
Colonisée par les Français à partir du milieu du XIXe siècle – notamment par l’envoi des « déportés de la Commune de Paris » –, la Nouvelle-Calédonie n’est pas seulement éloignée de la Métropole par la distance. Elle l’est aussi par sa situation sociale.
Au début des années 1980, ces îles sont peuplées d’environ 150 000 habitants. La situation y est devenue, selon les propres termes de François Mitterrand, « insupportable »1. L’arrivée des colons français dans l’île, un siècle plus tôt, a en effet entraîné une opposition entre, d’une part, les populations autochtones de ces îles – que l’on nomme Canaques ou Mélanésiens – et, d’autre part, les populations d’installations – dites Caldoches. Ces deux communautés sont à peu près à parts égales, avec cependant une prédominance mélanésienne laquelle est renforcée par une dernière composante, multiethnique, faite de diverses populations des rivages voisins.
Les Canaques vivent dans un état d’injustice que le Président de la République dénonce dès son accession au pouvoir en 1981. Injustice dans leur accès aux fonctions de la République ; injustice dans la reconnaissance de leur culture ; injustice, enfin, dans la répartition des richesses de l’île, notamment agricoles. La très mauvaise répartition des terres cultivables est le résultat direct de la colonisation et d’une mécompréhension du sentiment d’attachement à la terre des Canaques. En 1981, beaucoup de ces derniers ont perdu tout espoir envers la République et son administration. Ils réclament, parfois avec violence, l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Elle leur apparaît comme la seule solution de leurs difficultés.
Il ne faudrait pas pour autant en déduire que François Mitterrand était hostile – comme ces derniers ont tendance à le penser – aux Caldoches. En réalité, il comprend leur situation et ne veut pas non plus corriger l’injustice canaque à leur détriment. En effet, installés pour certains depuis plus d’un siècle, ils s’estiment tout aussi légitimes sur ces îles. Mais beaucoup d’entre-eux ont du mal à s’entendre avec les populations autochtones, dont ils ne partagent pas les mœurs. D’ailleurs, dans l’archipel, coexistent une administration française et des chefferies traditionnelles.
Bref, on l’a compris, les tensions sont dures et anciennes ; les antagonismes difficilement réductibles. Les populations européennes, installées de longue date, ont le sentiment d’avoir contribué, seules, au développement de l’île, à son essor économique, à l’exploitation de ses richesses, etc. À l’inverse, les Canaques gardent le souvenir de la spoliation initiale et constatent leur peu de place dans la société calédonienne. Régulièrement, l’archipel s’enflamme. On subit des violences dans un camp, qui appelle la réponse violente en retour, etc. Un terrible engrenage existe que les forces de l’ordre sur place ont du mal à contenir… quand elles cherchent à le faire.
Au cours du premier septennat, François Mitterrand et les gouvernements de Pierre Mauroy et Laurent Fabius cherchèrent à faire évoluer la situation. Parallèlement à la décentralisation menée en France, il fut décidé d’entamer des réformes en Nouvelle-Calédonie. Il s’agissait prioritairement de réduire les inégalités. Par ordonnances, d’abord, le gouvernement chercha à transformer le territoire dans les domaines institutionnel, culturel mais aussi et surtout économique. Il fut ainsi décidé une réforme foncière dont l’objectif était de rétablir une certaine égalité dans l’accès aux terres agricoles. En 1983, le gouvernement de Pierre Mauroy entame un dialogue politique – sans réel résultat toutefois – avec les Canaques. En septembre 1984, ces ordonnances furent complétées par un projet de loi instaurant une plus large autonomie du territoire et une meilleure représentation des Canaques dans les pouvoirs locaux. Malheureusement, malgré la bonne volonté évidente, la tentative de faire évoluer le statut politique échoua. Les indépendantistes canaques – regroupés pour la plupart au sein du FLNKS – ne voulaient pas l’autonomie mais l’indépendance pleine et entière. Plus contestable, ils voulaient être seuls à en décider.
La radicalisation fut immédiate. À la volonté de contrôle du territoire des indépendantistes répondît la mise sur pied de milices Caldoches. Les violences se multiplièrent. François Mitterrand dut déclarer l’état d’urgence sur l’archipel.
Parallèlement, au tournant de l’année 1984-1985, le Président avait nommé Edgar Pisani comme médiateur entre les deux communautés. Son action aboutit à une sorte de partition de l’archipel, dont le mérite – pour dire les choses rapidement – était de donner un certain pouvoir territorial aux uns sans en déposséder les autres, bref d’apaiser les tensions tout en continuant de chercher à réduire les inégalités. François Mitterrand fit d’ailleurs un voyage remarqué sur place en janvier 1985. Le calme revint peu à peu. On pouvait envisager l’avenir.
François Mitterrand n’hésitait pas à évoquer toutes les situations possibles. Il parle alors de l’« émancipation » de la Nouvelle-Calédonie, de l’autodétermination des Calédoniens – mais tous, sans exception, et pas uniquement les Canaques –, de son éventuelle indépendance, de son association à la France, du nécessaire dialogue entre les Communautés, de la « dignité » nécessaire à restaurer pour les Mélanésiens, etc.
On peut, certes, contester les résultats de cette politique, mais l’honnêteté commande, si l’on compare le discours aux faits, de ne pas y voir un simple cynisme. François Mitterrand souhaitait honnêtement, d’une part la pacification de l’archipel, d’autre part, la fin des injustices les plus flagrantes faites aux Canaques.
Durant tout le premier septennat, le RPR rejeta violemment la politique du gouvernement à l’égard de la Nouvelle-Calédonie. Les parlementaires du parti de Jacques Chirac, très proche du RPCR caldoches, s’opposèrent partout où ils le pouvaient aux lois et projets. Sans surprise, donc, lorsque la gauche perdit la majorité en mars 1986, le nouveau Premier ministre défit tout ce qui avait été fait. Le nouveau statut de 1985 fut annulé, le Haut-commissariat recréé, des militaires furent envoyés sur place dans le cadre d’une politique de « nomadisation » qui se transforma en intimidation – François Mitterrand demandera d’ailleurs à un moment que l’armée soit tenue à l’écart des populations, notamment pendant les votes –, la politique de partage des terres fut freinée, etc. À l’Élysée nous percevions tout cela avec beaucoup d’inquiétude. François Mitterrand n’hésita pas, du reste, à s’opposer au gouvernement sur le sujet. D’abord en Conseil des ministres, où il s’inquiétait d’une nouvelle politique qui, selon lui, risquait de se terminer dans le « désordre et le sang », puis publiquement lors de ses interventions.
L’opposition du Président se nourrissait de l’expérience des premières années de son septennat. Il considérait comme nécessaire d’apaiser les rapports entre les deux communautés avant d’interroger les Calédoniens sur leur avenir ou d’instituer de nouvelles réformes dans l’organisation des pouvoirs. Un conseil que le gouvernement n’entendit pas. En avril 1987, l’Assemblée nationale adopte une loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie, qui met en place une sorte de statut intermédiaire ; en septembre intervient un référendum local pour ou contre l’indépendance.
Le résultat de ce référendum mérite d’être souligné : plus de 90 % des votants refusent l’indépendance mais un Calédonien sur deux ne s’était pas prononcé puisque les Canaques avaient appelé au boycott. Jacques Chirac a beau se rendre à Nouméa pour se féliciter du résultat, les violences reprennent, le référendum n’ayant servi qu’à radicaliser un peu plus les indépendantistes. À quelques mois des élections présidentielles – que le gouvernement avait d’ailleurs voulues conjointes, sur l’archipel et contre notre avis, avec les élections locales –, la spirale de la violence se trouvait réenclenchée.
Ainsi, en deux ans, les relations entre le pouvoir central et la communauté canaque se dégradaient davantage. La perspective d’un dialogue politique entre les différentes parties, sur lequel nous comptions en 1985 par le biais de la mise en place des régions autonomes – dont trois sur quatre étaient gérées par des Canaques –, s’éloignait. On peut du reste penser que le gouvernement de M. Chirac ne voulait pas et ne voyait pas l’utilité de ce dialogue.
Ceci au contraire de l’esprit de François Mitterrand qui, lui, considérait comme prioritaire le retour à un dialogue entre tous. Du reste, de 1981 à 1987, il reçut à plusieurs reprises les représentants des deux communautés, y compris, donc, le leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou.
On se tromperait cependant en considérant que François Mitterrand était un allié inconditionnel des Canaques. Si le Président dénonçait l’injustice qui leur était faite, s’il n’hésitait pas à déclarer que, sur place, ils ne disposaient pas des principaux leviers économiques, son raisonnement n’aboutissait pas – comme le réclamaient les indépendantistes les plus radicaux – à nier les droits des Caldoches. Il contestait par exemple aux indépendantistes la prétention à représenter à eux seuls toute la Calédonie. À ses yeux, le problème calédonien était moins une question qui se réglerait par des élections – toujours contestées – que par le rétablissement d’un dialogue préalable. Il lui fallait donc pouvoir discuter avec tous. Ce point doit être conservé à l’esprit pour comprendre l’équilibre de sa position politique. Les paragraphes qu’il consacre dans sa Lettre à tous les Français à la question Calédonienne, en donnent le plus précis des résumés.
Les événements de la grotte d’Ouvéa
Au moment où la campagne présidentielle débute en France, la Nouvelle-Calédonie est donc en proie à de nouveaux affrontements. Le 22 février 1988, un commando indépendantiste prend par exemple en otage neuf gendarmes. Dans ce cas, l’affaire se termine bien puisqu’ils les relâchent après une douzaine d’heures.
Ceci pour dire que nous avions parfaitement conscience qu’un dérapage était possible. Jean-Louis Bianco et moi-même avions d’ailleurs eu des contacts avec des Calédoniens, quelques jours avant la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa, qui nous avaient alertés. Certains membres du RPR cherchèrent d’ailleurs à tirer profit de ces contacts pour accréditer la thèse d’une action en sous-main de l’Élysée dans le déclenchement des événements. Thèse évidemment absurde ! mais qui décrit assez bien le climat qui régnait à l’époque à Paris.
C’est donc dans ce contexte qu’intervient le 22 avril 1988, l’assaut, par un groupe d’indépendantistes canaques, de la gendarmerie de la commune de Fayaoué. Fayaoué se trouve sur l’île d’Ouvéa – au nord-est de l’archipel calédonien, assez éloignée de l’île principale, Grande terre –. Que veulent-ils ? Occuper les lieux et mener une action au moment des élections. Mais l’affaire tourne mal. Au cours de l’attaque, quatre gendarmes sont tués ; les autres – 27 personnes – sont alors capturés et emmenés. Le drame se double donc d’une prise d’otages. Ajoutons que, dans le reste de l’archipel, d’autres actions violentes ont lieu au même moment et pendant plusieurs jours.
Dès le lendemain, tous les médias se font l’écho de ces événements.
Je dois dire que si, à l’Élysée, nous avons appris la nouvelle des événements de Fayaoué, nous sommes en revanche peu informés des détails. Le Secrétaire général de l’Élysée devra d’ailleurs officiellement demander à Matignon qu’on nous communique les informations nécessaires. Nous savons en revanche que le Premier ministre a tenu une réunion de crise. À deux jours du premier tour de l’élection, Jacques Chirac a décidé de prendre en main le dossier.
Le soir même de ces événements, François Mitterrand, lors de l’un de ses meetings de campagne au Bourget, indique « que l’on ne se libère pas en opprimant les autres » et rappelle que le devoir d’un Président de la République est de « dire que l’enchaînement de la violence est le pire ».
Le même jour, Jacques Chirac critique l’action des Socialistes de 1981 à 1986 – et nommément Edgar Pisani –, tout en dénonçant la « sauvagerie et la barbarie » des preneurs d’otages, refusant que cette petite minorité dicte sa loi. Dans les jours qui suivent, plusieurs leaders du RPR reprennent les accusations contre le Président et tiennent un discours très martial. Quant au Figaro, il estime à mots couverts que toute l’affaire est une opération téléguidée par l’Élysée.
Initialement, Christian Prouteau, conseiller à l’Élysée et qui suit pour nous toutes les questions de sécurité, considère l’affaire comme une stricte opération de prise d’otages. Du ressort, donc, du GIGN dont il connaît personnellement la plupart des cadres. Par le biais du général de gendarmerie Jérôme et par celui du capitaine Legorjus – capitaine du GIGN –, qui vont être envoyés sur place, nous espérons donc avoir des informations et pouvoir ainsi tenir le Président informé de la situation.
Mais le gouvernement ne l’entend pas ainsi. Il a dépêché Bernard Pons sur place, ministre des DOM-TOM, proche de Jacques Chirac, qui arrive le 25. La prise d’otages devient une affaire d’État. Avec Jérôme, Legorjus et les gendarmes du GIGN arrivent aussi un nombre important de militaires des opérations spéciales. De fait, sur l’île, le général Jérôme se trouve rapidement placé sous les ordres du général Vidal. Celui-ci, en tant que militaire, est placé sous les ordres du Haut-commissaire de Nouvelle-Calédonie, en d’autres termes de Matignon. Ce n’est plus, donc, une opération de gendarmerie mais une opération militaire.
Dans un premier temps, toutefois, les choses paraissent en bonne voie. En effet, certaines négociations interviennent pour la libération des gendarmes avec succès : ceux-ci avaient été séparés en deux groupes et l’un des deux groupes est très vite relâché. À l’Élysée, nous considérons dès lors qu’une issue par la négociation est la meilleure option.
Sur place, cependant, le 27 avril, la situation se complique un peu plus. Alors qu’il venait d’apprendre où était retenu le second groupe d’otages, dans une grotte de l’île d’Ouvéa très difficile d’accès, le capitaine Legorjus s’y rend accompagné de membres du GIGN et du substitut du procureur de Nouméa. Mais le groupe de ce dernier est à son tour enlevé. Seul Legorjus est autorisé à repartir afin de maintenir le dialogue. Quoi qu’il en soit, six membres du GIGN s’ajoutent donc aux gendarmes-otages déjà présents. 23 otages en tout. Le capitaine Legorgus, d’après ce que je sais, ne reviendra plus dans cette grotte, l’essentiel des contacts directs avec les ravisseurs étant assuré par le biais de Jean Bianconi, le magistrat.
Au cours de ces journées des 28-30 avril, les négociations sur l’île n’avancent guère. Selon nos informations, les preneurs d’otages posaient en effet trois conditions impossibles à réaliser pour la libération des otages : le retrait des forces de l’ordre, l’annulation des élections régionales qui doivent intervenir une semaine plus tard, l’organisation d’un référendum d’autodétermination.
Parallèlement aux tentatives de dialogues avec les ravisseurs, et alors que la polémique est vive en France, nous apprenons par le biais de Legorjus et du général Jérôme que, sur place, les militaires s’activent. Leurs plans prévoient de « taper dur ». À l’Élysée, où se tiennent plusieurs réunions dont je garde un très vif souvenir, nous recommandons à François Mitterrand la plus grande prudence à l’égard de toute opération de force. Que redoutions-nous, que redoutait le Président ? Que l’opération tourne mal et qu’il soit ensuite impossible de reprendre les négociations avec les Canaques. Le Président voyait en effet plus loin que l’événement lui-même, qui ne concernait du reste qu’une petite partie des indépendantistes. Il craignait – et il n’était pas le seul – qu’un bain de sang ne rende la situation sur place ingérable pour des années.
C’est ce même raisonnement qui le pousse à mettre officieusement en garde le Premier ministre contre tout projet de dissolution du FLNKS. Dissolution que Bernard Pons, lui, jugeait utile. Le Président considérait en effet qu’en supprimant le FLNKS on se priverait, à l’avenir, d’un représentant des Canaques qui permettrait de nouer le dialogue.
Le 30 avril, certains leaders indépendantistes s’adressent officiellement au Président de la République en lui envoyant une lettre. C’est un moment important de toute l’affaire. Jusqu’à présent, le Président se contentait d’échanges officieux avec Matignon. Après tout, c’est le Premier ministre qui avait décidé de prendre l’affaire en main, de nous tenir au minimum informés. Toute action du Président aurait pu être contraire à la bonne gestion de la crise. La lettre des indépendantistes changeait toutefois la donne. Saisi directement, le Président de la République ne pouvait plus être accusé de gêner le gouvernement ou de faire le jeu du FLNKS – on rappellera la campagne de dénigrement dont est victime le Président de la part des leaders du RPR.
Dès le lendemain, le dimanche 1er mai, il adresse une lettre officielle au Premier ministre. Dans cette lettre, il réclame deux choses : en premier lieu d’être informé comme il doit l’être de la situation sur place. Il laisse au Premier ministre 24h pour lui donner les informations. Mais, surtout, il indique son souhait pour qu’intervienne une réelle « mission de conciliation », considérant que celle confiée par le gouvernement à l’Archevêque de Nouméa était un échec. En effet, dans la nuit à Paris – dans la journée à Ouvéa –, cet homme d’Église avait tenté de raisonner les preneurs d’otages mais sans succès.
Le lendemain, lundi 2 mai, le Premier ministre répond à la lettre du Président : il s’interroge sur le bénéfice d’une telle conciliation, considérant qu’« une minorité s’efforce de mettre en cause [les institutions démocratiques de l’archipel] en usant au besoin de la violence. Nous ne pouvons à son égard que faire usage des moyens, de tous les moyens, dont dispose la République pour garantir l’intégrité du territoire. […] Toute mesure de conciliation ou de médiation reviendrait dans ces conditions à placer sur le même plan ceux qui, dans le territoire, se conforment aux lois et ceux qui les violent. J’ajouterai que comme toute prise d’otages, celle d’Ouvéa me semble devoir être traitée par la force si c’est possible, par la discussion quand l’usage de la force n’est pas possible ou présente des risques trop considérables, les deux méthodes ne s’excluant pas. » Le Premier ministre conclut en demandant que l’on fasse confiance aux responsables sur place.
Le Premier ministre confirmait donc son refus d’une médiation à l’initiative conjointe du Président et de lui-même. Sur place, du reste – mais là encore, nous l’apprendrons un peu plus tard –, Bernard Pons et le général Vidal envisagent déjà toutes sortes d’opérations militaires. Bernard Pons interroge d’ailleurs le général Vidal, par écrit, pour qu’intervienne une action de force permettant « une libération sans concession des otages ».
Ici se situe un point important. Le nœud, si l’on veut, de toute l’affaire.
Le Président, je l’ai indiqué, est réticent à toute opération dont il pense qu’elle aurait pour conséquence un impossible dialogue par la suite. Il se méfie aussi – il l’indique au ministre de la Défense de Jacques Chirac, André Giraud, qui du reste partage les mêmes préventions – d’éventuelles exactions et représailles qui pourraient suivre une opération militaire. Le 3 mai au matin, dans son bureau, il considère encore que la meilleure option reste la négociation.
Mais, vers 13h, de nouvelles informations parviennent à l’Élysée. Le gouvernement nous indique en effet, directement par la voix d’André Giraud qui vient voir le Président à l’Élysée, que les conditions pour une opération militaire sont réunies. La météorologie est favorable : le vent, la pluie permettent une approche discrète. Quant aux Canaques, ils sont peu nombreux autour de la grotte. Enfin, l’opération sera conduite par le GIGN. À cela, il faut ajouter un élément déterminant : à l’instigation du capitaine Legorjus, le procureur Bianconi, à l’occasion de l’un de ses allers-retours, a réussi à fournir deux revolvers aux gendarmes du GIGN retenus en otage. Ceux-ci seront donc en mesure de se protéger, pendant l’assaut, au fond de la grotte. Ceci étant, la remise de ces armes crée paradoxalement une situation d’urgence : il faut intervenir rapidement, car si les armes sont découvertes, il pourrait y avoir un risque pour les otages.
Toutes ces informations sont confirmées directement à Christian Prouteau par le général Jérôme et par le capitaine Legorjus, qui insistent dès ce moment là pour qu’ait lieu rapidement une intervention en force afin de libérer les otages au moindre coût humain.
Dans ces conditions, qui représentent une réelle opportunité pour les otages, le Président donne son accord à une intervention qui doit avoir lieu en début de soirée, le 3 mai – heure de Paris. C’est-à-dire, à l’aube du 4 mai, selon l’heure de Nouvelle-Calédonie. J’ajoute un point important. André Giraud – qui a finalement convaincu François Mitterrand bien que le ministre fût lui aussi assez réticent – comme le Président précisent bien qu’il faut limiter au maximum les pertes Canaques. Sur ce point, plusieurs rapports militaires nous indiquaient d’ailleurs des pertes limitées, deux à trois morts tout au plus.
Cette décision, à mon sens, ne relève d’aucun cynisme de sa part. Le dialogue, il a dit le rechercher et il l’a recherché en demandant au gouvernement d’agir dans le sens de la conciliation. Mais le Président n’avait aucun moyen de contredire le gouvernement qui était le seul responsable sur place. Par ailleurs, il était soucieux des otages. À plusieurs reprises, il avait rappelé sa priorité : leur libération. Elle lui paraissait alors possible dans des conditions humainement acceptables.
À la suite de cette rencontre, André Giraud a dû transmettre à Jacques Chirac l’accord de François Mitterrand. De notre côté, nous en informions le général Jérôme par le biais de Christian Prouteau.
Selon ses souvenirs, dans la soirée du 3 mai, Christian Prouteau se rend dans le bureau du Président. Ensemble, ils attendent d’obtenir des informations précises sur la réalisation de l’opération. Mais rien ne vient ! Après une longue attente, Christian Prouteau retourne dans son bureau et cherche à joindre le général Jérôme. Il y parvient finalement, mais pour apprendre que l’opération est annulée.
À partir de là, c’est encore un point important, nous ne recevons plus aucune information de la part du gouvernement ou des militaires sur place.
Le lendemain, 4 mai, par deux canaux différents, Christian Prouteau et moi-même recevons l’information et alertons le Président que l’annulation de l’opération à la date initialement prévue crée une réelle difficulté. Tout l’archipel semble désormais informé qu’une opération peut avoir lieu et qu’elle se prépare. En d’autres termes, les conditions initiales qui avaient conduit à donner le feu vert du Président ne sont plus réunies.
Le 4 mai, en fin de matinée, François Mitterrand enregistre une émission de télévision. Il déclare « la première préoccupation majeure, c’est la libération des gendarmes et du magistrat, des 23 personnes qui se trouvent aujourd’hui otages dans l’île d’Ouvéa, c’est cela le premier devoir de tout Gouvernement. De quelle façon ? Cela est naturellement étudié. Je pense que la médiation qui avait été confiée à l’Archevêque de Nouméa était de bonne méthode. Elle a échoué, mais cette méthode peut être mise au point de telle sorte que les ponts ne soient plus rompus entre les communautés en présence, qui vivent actuellement dans un climat de guerre civile. » Une fois de plus, le Président laisse la porte ouverte à la négociation. On comprend pourquoi : dans quatre jours, il pense qu’il lui reviendra à lui de gérer cette situation.
C’est à la fin de cette même journée du 4 mai que nous apprenons, avec une certaine stupéfaction, la libération des trois derniers otages retenus au Liban : Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann. Le télescopage entre cette libération et la campagne présidentielle nourrissent bien entendu toutes les supputations.
D’autant plus que, pendant que nous recevons la nouvelle de cette libération, l’assaut est lancé en Nouvelle-Calédonie sur la grotte. Il est 21h à Paris. Mais nous n’en apprendrons le lancement et la conclusion que… le lendemain matin ! Même l’AFP a été prévenue avant nous. Je précise que lorsque le général Fleury – chef de l’État major particulier du Président – réclame, dans la matinée du 5, des informations sur le déroulement de l’assaut, on lui répond dans un premier temps par une fin de non recevoir.
On peut le comprendre puisque, comme on le sait, cette opération ne correspond en rien à ce qui avait été prévu. Nous en obtiendrons d’ailleurs confirmation dans les jours suivants lorsque nous parviendrons les premiers rapports.
Les conditions météorologiques ne sont plus les mêmes et, surtout, l’effet de surprise ne joue plus. D’ailleurs, sur place, les preneurs d’otages sont désormais plus nombreux et sur le qui-vive. Si bien que l’opération – qui devait être brève, menée essentiellement par le GIGN déjà positionné –, durera en réalité près de 8 heures et engagera un fort dispositif avec de nombreux militaires des opérations spéciales venus des îles alentours afin de pouvoir atteindre la grotte désormais bien plus protégée.
À la fin des opérations, du reste, très confuses, les 23 otages sont libérés sains et saufs. Mais deux militaires auront été tués ainsi que dix-neuf preneurs d’otages. Les conditions de leur mort, qui font encore aujourd’hui polémiques, feront écrire plus tard à Jean-Pierre Chevènement – devenu ministre de la Défense après la réélection de François Mitterrand et auquel celui-ci a demandé une enquête – qu’elles constituent « des actes contraires à l’honneur militaire ».
Ces 24h de retard expliquent bien entendu que les conditions n’aient plus rien à voir avec celles qui prévalaient au moment de la décision du Président et qui lui avaient été indiquées. Bien entendu la question clé est : pourquoi un tel retard que l’on a pris tant de précaution à cacher au Président ? S’agit-il de raisons techniques – le décalage entre l’ordre donné et les possibilités sur le terrain – ou de raisons politiques – éviter que l’affaire d’Ouvéa n’interfère avec la libération des otages ? Pourquoi, sur place, en dépit des risques évidents découlant de ce retard, les chefs militaires s’engagèrent néanmoins dans cette opération ? On peut même se demander, après coup, si au moment où l’on avait demandé le feu vert du Président, la décision de reporter n’était pas déjà prise.
Quid, dans ces conditions, du cynisme du Président ? Ceux qui tiennent ce type de discours négligent généralement les conditions pratiques dans lesquelles nous nous trouvions. Ils surestiment la situation créée par l’élection présidentielle. Certes, cela compliquait l’affaire et les polémiques créées à l’encontre du Président lui laissaient peu de marges de manœuvre. Mais je crois pouvoir dire qu’à l’Élysée, tout au moins, nous avons géré cette affaire comme toutes les crises qui se présentaient ; François Mitterrand s’inquiétant de parvenir à la libération des otages – par la négociation en priorité, par l’usage contrôlé de la force si nécessaire – mais aussi de ne rien commettre d’irréparable qui nuirait à la suite puisqu’il savait qu’il lui reviendrait de reprendre le dossier Calédonien.
Il s’est trompé en faisant confiance aux informations qu’on lui donnait – dont je rappelle qu’elles avaient l’aval du capitaine Legorjus qui les transmettait directement à la Présidence. Il est certain que sa responsabilité fut engagée puisqu’il donna l’ordre d’intervenir. Mais devant les médias, le soir même de ce 5 mai, et contrairement à certains membres du gouvernement commentant l’affaire avec des accents guerriers, François Mitterrand laisse entrevoir son amertume : « je n’ai pas de joie, c’était une affaire très douloureuse. J’ai toujours préféré l’autre voie, l’autre moyen, c’est à dire le moyen de la conciliation et de la médiation » mais, précise-t-il plus tôt, « à compter du moment où il y avait 23 otages, retenus dans l’île d’Ouvéa, le premier devoir était de s’efforcer de les libérer. »
Il demande toutefois à pouvoir vérifier les conditions d’exécution de l’opération dont je rappelle qu’à ce moment là, nous les ignorions dans le détail.
À mes yeux, le reste de la politique menée en Nouvelle-Calédonie par le nouveau Premier ministre, Michel Rocard, mais avec l’assentiment et en plein accord avec le Président, est un nouveau témoignage, s’il en était besoin, de sa volonté de pacification de ce petit territoire français de l’autre bout du monde.