L’intense activité de François Mitterrand sur la scène internationale tout au long de son second septennat a marqué et influé profondément sur le cours d’événements exceptionnels qui ont profondément modifié le paysage dont nous avions hérité des années de l’après-guerre.
La manière dont il a accompagné et balisé le processus de réunification allemande (voir la « Lettre » d’octobre 2005), son attention à la situation en Yougoslavie à partir du moment où la Croatie a eu proclamé son indépendance -sans préavis, ni concertations -, provoquant l’éclatement brutal de cet Etat, l’énergie et la clairvoyance avec laquelle il a réveillé et conduit le dialogue entre les Européens pour aboutir à la signature du traité fondant l’Union européenne, les précautions avec lequelles il a accompagné la disparition étonnamment rapide de ce qui avait été l’empire soviétique puis de l’URRS, sans oublier la guerre du Golfe.
Etant donné l’ampleur des enjeux, il est normal que son action sur tous ces théâtres périlleux ait focalisé le regard des observateurs.
Peut-être est-ce aussi la raison qui a fait que, dans la mémoire collective, ses interventions, pourtant constantes et nombreuses, sur le champ de politique intérieure et tout particulièrement sur le volet de l’action sociale aient été reléguées au second plan .Pour faire connaître son programme et ses intentions au moment où il annonce sa candidature au renouvellement de son mandat présidentiel, François
Mitterrand emprunte une voie très différente de celle qui l’avait conduit au succès de 1981. Se plaçant aussi loin qu’il est possible du tumulte partisan inévitable dans une campagne de cette importance, il choisit de s’adresser au pays par le biais de «La lettre aux Français» dans laquelle il décrit son projet pour les sept années à venir.
La lutte contre toutes les formes d’exclusion
Au chapitre «social» de cette «Lettre» diffusée aussi largement que possible, après avoir analysé tout ce qui a déjà été entrepris depuis plus de quinze ans pour lutter contre l’exclusion, il pointe que celle-ci n’a cessé de s’étendre en dépit des nombreuses mesures prises en particulier par les gouvernements de Pierre Mauroy et de Laurent Fabius.
Ceux qu’on appelle les «nouveaux pauvres» sont désormais là. Ce constat le conduit à se prononcer alors pour qu’un revenu minimum soit attribué à ceux-ci par la puissance publique. «L’important, écrit-il, est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien.»
Dans ce même texte, il se montre soucieux des résultats insuffisants de la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes qui ne se résorbent qu’à un rythme insuffisant, très éloigné des objectifs que visait la loi Roudy de 1983.
De même pour stigmatiser le «regain de racisme» qui imprègne alors le débat public, il insiste sur les discriminations dont souffre encore trop fréquemment l’immigré en situation régulière: «il est normal qu’il soit traité, sous les aspects de sa vie professionnelle et personnelle, salaire, conditions de travail, protection sociale, école pour les enfants, etc. comme le sont les travailleurs français.»
Le problème devenu crucial pour nombre de salariés de l’accès au logement y est également abordé: « La libération des loyers a placé des familles, surtout dans certaines grandes villes, dans une situation intenable. Un nouvel équilibre est possible.»
Le bénéfice d’une croissance forte
Au moment où il accède pour la seconde fois à la présidence de la république, François Mitterrand vient d’être alerté par quelques experts économiques sur le fait qu’une récession de grande ampleur menacerait à court terme l’ensemble des économies occidentales. Cette prévision l’a rendu circonspect.
Mais l’année se passe sans que celle-ci soit confirmée. Bien au contraire. La croissance repart et atteint même un chiffre qu’on n’avait plus connu depuis bien longtemps: 4,3%. Elle apporte à l’Etat un supplément fiscal d’environ 40 millions de francs. Dès lors il lui paraît que la relative prudence que commandaient ces mauvais augures n’est plus de mise et le Président retrouve immédiatement les accents et les exigences du candidat.
Le 12 mai 1989, lors d’un déplacement à Limoges, il répond au président socialiste de l’assemblée régionale, Robert Savy, qui lui décrit le chômage et les « détresses » qu’il provoque, François Mitterrand insiste sur le nécessaire « partage » des richesses. « La France gagne du terrain dans la prospérité, précise-t-il, elle est plus riche. Peut-on dire que toutes les catégories sociales ressentent également ce bénéfice gagné à la sueur du front de tous les Français? Non! » Et d’ajouter: « C’est précisément l’une des orientations de ce gouvernement que j’ai toujours placée en exergue depuis huit ans : un partage plus égal, sans nuire à personne, plus juste, de la prospérité nationale. Si nous parvenons à joindre les deux bouts – travail-productivité et partage – nous aurons fait avancer la démocratie. Nous aurons fait un travail qui marquera notre génération. (…) Je crois aux idéologies. Ce sera la justification du choix qu’ont effectué les Français il y a huit ans lorsqu’ils ont voulu que notre démocratie politique soit aussi une démocratie économique et sociale. »
Dès le lendemain, lors de sa visite rituelle à Solutré, il insiste sur cette question, en se présentant comme l’aiguillon indispensable de son gouvernement, « non pour gêner, mais pour aider. »
Un pacte de croissance
C’est le moment que choisit également l’ancien Premier ministre, Pierre Mauroy pour revenir dans le débat en réclamant une politique gouvernementale « plus à gauche », donnant ainsi de l’écho aux récriminations d’une large part des élus socialistes à l’Assemblée nationale.
Le concert de ces pressions oblige Michel Rocard à réagir sans tarder. Dès le mois d’août, par la bouche de son directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, celui-ci affiche son programme de rentrée, présenté sous un titre ambitieux: «les onze travaux d’Hercule» Il propose un «pacte de croissance» qui se développe sur trois volets : une prime de croissance pour le pouvoir d’achat, une réduction de l’endettement public et un investissement accru en faveur de la recherche, de l’industrie et de l’éducation.
Cette annonce est bien accueillie par l’opinion.Fort de cette approbation et persuadé qu’il a réussi à désamorcer les critiques de son camp, le Premier ministre s’attelle donc à la préparation du budget sous l’oeil vigilant du Président de la république qui ne craint pas d’entrer dans les détails.
C’est ainsi, par exemple, qu’il lui adresse une lettre, le 21 juillet, dans laquelle il revient sur la situation des Français quant au logement. «Il m’apparaît souhaitable, suggère-t-il, qu’intervienne rapidement le décret que vous envisagez pour l’agglomération parisienne et qu’il porte à la fois sur les renouvellements de bail et sur les loyers des logements vacants. Cette mesure est devenue nécessaire en raison des anomalies constatées par un récent rapport qui relève des hausses très abusives, notamment pour les logements vacants, hausses que les dispositifs de la loi du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs ne suffiront pas à contenir.»
Le Premier ministre donne donc la priorité aux dépenses d’éducation, de formation et de recherche sans, bien sûr, oublier l’action en faveur du logement social. Sur tous ces points, il répond à nombre de vues exprimées par le Président de la république, en particulier celles contenues dans sa «Lettre aux Français». Celui-ci juge cependant que le compte n’y est pas vraiment.
Sur le front de toutes les inégalités
Le 4 septembre suivant François Mitterrand lui adresse une autre lettre dans laquelle il insiste: « Je suis convaincu qu’il convient d’amplifier l’action par un plan d’ensemble qui s’attaque aux multiples formes d’inégalité. S’agissant des inégalités de revenus, il convient d’empêcher que l’écart continue à se creuser au détriment des salariés, d’accroître la lutte contre la fraude fiscale, de réduire ceux des avantages fiscaux qui accroissent les inégalités, d’utiliser les prélèvements sur la fortune mobilière et immobilière (et sur les plus-values correspondantes) pour développer le logement social et l’emploi. »
Mais, plus précisément, son désaccord le plus marqué avec le Premier ministre porte principalement sur la taxation des revenus financiers : il demande à Matignon et à Bercy de modifier leur projet de budget sur deux points au moins.
Le premier concerne l’impôt sur les bénéfices réinvestis des entreprises que le gouvernement souhaite réduire de 39 à 27%. Pour François Mitterrand rien ne justifie cette baisse.
La seconde touche à la taxation des plus-values financières qui est alors de 15% quand le taux de l’impôt sur les bénéfices distribués des sociétés atteint 42%. François Mitterrand, que cela choque, souhaite que le prélèvement sur les plus-values soit porté à 42%.
Cette fois, c’est le Ministre des Finances, Pierre Bérégovoy qui résiste et parvient à faire valoir des arguments qui limitent le champ des concessions du gouvernement à une réduction de l’impôt sur les sociétés de 39% à 37%, à une fiscalité sans modifications sur les plus-values et, habile concession au chef de l’Etat, à la création d’une cinquième tranche de l’ISF au-delà d’un patrimoine de 40 millions de francs.
Le Premier ministre à la recherche d’une majorité claire
A partie de là, le Conseil des ministres ayant donné son approbation, le débat se transporte à l’assemblée où sous la houlette de Louis Mermaz, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, nombreux sont ceux qui se préparent à une bataille d’amendements. Pierre Bérégovoy menace alors de démissionner si celle-ci devait par trop dénaturer le projet qu’il défend aux côtés du Premier ministre. Conscient de l’impact négatif que ce geste aurait sur les marchés financiers, sur la tenue du franc face au mark en particulier, les députés s’orientent avec réticence vers la recherche d’un compromis.
A l’arrivée, les quelques concessions faites par le Premier ministre privent celui-ci à la fois de l’appui des centristes qui réclament une réduction plus importante des déficits et de la pression fiscale et des communistes qui jugent son budget insuffisamment redistributif.
Ne disposant pas de majorité, Michel Rocard se voit donc obligé pour aboutir à recourir à l’article 49-3 à treize reprises au cours du débat.
Autant dire que ce faisant il ne satisfait que très peu des députés censés le soutenir, pas plus ceux qui réclament une politique sociale plus généreuse en rapport avec les bons résultats de l’économie (la majorité du groupe socialiste et les communistes) que les « alliés » aléatoires qui en tiennent pour une politique plus en prise avec les orientations d’une Europe libérale (les centristes en particulier).
Franc fort contre Justice sociale ?
S’agissant de la croissance, l’année 1989 se révèle encore des plus favorables avec un taux de 3,9%. Sur l’ensemble de l’exercice, le chômage a baissé de 2%. Les prévisions pour 1990 demeurent encourageantes même si elles sont en baisse avec un taux de 3%. Le principal nuage à l’horizon vient d’une menace de relance de l’inflation.
La politique du « franc fort » arrimé au mark provoque cependant des interrogations insistantes dans les rangs des socialistes : « Ne freine-t-elle pas l’économie française et ce faisant la lutte contre les inégalités ? »
Tout au long de cette période François Mitterrand multiplie les occasions de faire connaître à l’opinion le fond de sa pensée.
C’est le cas, par exemple, le 9 janvier 1989, à l’occasion des Assises des nouvelles solidarités, à la Sorbonne où, après avoir évoqué les ravages causés par le chômage, il revient sur une de ses préoccupations les plus constantes, le logement qui pour lui « représente une des plus grandes causes d’exclusion. »
Un peu plus tard, le 10 mai 1990, à l’issue d’un entretien avec François Périgot, président du CNPF, il souhaite que « compte tenu de l’amélioration de l’économie française, soient engagées au plus tôt des négociations dans chaque branche entre partenaires sociaux sur les bas et moyens salaires. »
Le 3 juin suivant, au rendez-vous de Solutré, il enfonce encore le clou : « Sur le SMIC, par exemple, légalement il n’y a rien à dire, mais sur le fond il y a beaucoup à dire. Si la France est en progrès, il faut que tout le monde en profite. (…) Je veux que la France soit forte et qu’elle soit juste par le partage des profits et des progrès. »
Ne laissant aucun répit aux principaux acteurs alors en responsabilité, le 7 juin 1989, lors du trentième anniversaire de l’Unedic, il s’attarde sur les moyens à mettre en oeuvre pour lutter contre le chômage, ce « drame majeur », et recommande avec insistance « deux directions: le traitement économique, l’investissement éducatif sans, bien entendu (…)délaisser le traitement social du chômage. »
En rappelant l’utilité de ce troisième volet d’action il va volontairement à l’encontre de la plupart des milieux d’influence qui n’ont alors de cesse de décrier cette manière d’intervenir.
Tout au long de cette période – de 1988 à 1990 – au cours de laquelle le taux de croissance de l’économie française offre des opportunités et des marges de manoeuvres aux différents responsables du patronat et du gouvernement, il ne cesse de réitérer ce qui fait le fond de la politique qu’il souhaite voir mener, de celle qu’il a voulue à l’aube de son deuxième mandat.
Parallèlement, dans ses innombrables interventions en faveur d’une meilleure redistribution des richesses acquises grâce à cette croissance forte, François Mitterrand n’oublie jamais de relier ses exigences aux grands défis qui s’annoncent sur le plan européen. Le train qui va conduire au traité de Maastricht fondant l’Union européenne à quinze est en effet déjà sur les rails.
C’est ainsi qu’il évoque cette perspective, dès le 9 juin 1989, à Nice, devant le 32ème congrès de la Mutualité française : « On sent se répandre, pressent-il, une certaine crainte de ne pas pouvoir supporter cette lutte ouverte, cette lutte pacifique, et qui pourtant peut conduire un certain nombre de nos groupes sociaux à connaître de grandes difficultés si l’on ne s’organise pas dès maintenant. (…) On nous presse de libéraliser l’échange. Il faut le faire. Encore faut-il que, entre les différents pays de l’Europe, et sur le plan social, et sur le plan fiscal, existent des conditions de concurrence loyale. (…) Il faut que nous arrivions à instituer un modèle européen de développement. (…) Il faut aménager le temps de travail en harmonie avec nos voisins. Il faut un meilleur emploi par le développement des hautes technologies. »