Deux personnalités liées aux années Mitterrand viennent de décéder : Michel Rocard (voir l’article publié sur notre site) et Élie Wiesel : chacun connaît son parcours, sa vie, son engagement. L’Institut n’oublie pas que, défiant les controverses stériles, il avait réalisé avec François Mitterrand, en 1995, un beau livre d’entretien : Mémoire à deux voix.
Nous vous proposons par le biais d’extraits d’allocutions de revenir sur leur relation.
Elie Wiesel, François Mitterrand & Vaclav Havel lors du colloque “Anatomie de la haine” à Oslo, le 28 août 1990 (DR/IFM)
ALLOCUTION PRONONCEE PAR MONSIEUR FRANCOIS MITTERRAND
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
LORS DE LA REMISE DES INSIGNES DE GRAND OFFICIER DE LA LEGION D’HONNEUR
A MONSIEUR ELIE WIESEL
RESIDENCE DE FRANCE, OSLO – Mardi 28 août 1990
Mesdames et Messieurs,
Nous allons procéder à une cérémonie rituelle de remise de la Légion d’Honneur, dans l’un de ses degrés les plus élevés. La Légion d’Honneur est, vous le savez, la décoration nationale française la plus ancienne et la plus illustre. Cette remise de distinction pour Elie Wiesel marquera, d’une part, et vous comprendrez bien que je le dise, une marque d’attachement de la République française à l’égard d’un homme qui a célébré notre langue, qui connaît nos usages et notre culture, qui a vécu, qui pratique toujours, on l’a vu encore ce matin, la langue française et qui reste très proche de nos sources d’inspiration. Mais cet hommage dépasse le cadre français pour aller à l’homme universel qu’est Elie Wiesel. Je rappellerai seulement que, jeune juif d’Europe centrale, pris dans les bourrasques de la guerre, des passions et de la haine, il eut une enfance bouleversée comme beaucoup d’autres enfants de sa génération.
Qu’il me pardonne de le rappeler, il y égrènera tout un chapelet de douleurs. Il perdra sa mère, sa soeur, puis son père et lorsque l’heure viendra du retour à la liberté, il restera comme un homme amputé de ses affections les plus profondes, comme déraciné. A partir de là commencera pour lui une recherche qui le conduira à restaurer ses sources et ses racines et à tenter de faire comprendre aux autres, que la vie trouve là son sens en même temps qu’il montrera que le devoir de tout homme est de porter témoignage et de transmettre la mémoire. Elie Wiesel, plus qu’aucun autre aujourd’hui, se sera illustré dans cette recherche et dans ce combat. Ensuite ce sera la France, les Etats Unis d’Amérique. Journaliste d’abord, écrivain, professeur, il gardera finalement ces trois qualités, il les cumulera. Et s’exprimant en langue française, il recevra toutes les distinctions que ses confrères écrivains voudront lui décerner, non sans avoir marqué son passage aux Etats Unis d’Amérique, dans différents postes d’enseignement, et en particulier l’université de New York. Aujourd’hui encore, il est titulaire de la chaire des Sciences humaines de l’université de Boston où j’ai eu la joie de le retrouver il n’y a pas si longtemps puisqu’il m’y recevait en compagnie du Président George Bush.
Dans son oeuvre française, à tout moment son talent a été reconnu, non seulement son talent d’écrivain qui est grand, mais aussi les sources de son inspiration. Je me souviens que la première fois, personnellement, que j’ai approché intellectuellement Elie Wiesel, c’est au travers d’une série d’émissions radiophoniques dont je lui ai souvent parlé, dans lesquelles il expliquait les scènes de la Bible, de l’Ancien Testament.
C’était un dialogue, et au travers de ses récits, j’apercevais toute une nouvelle compréhension de livres fondamentaux que j’avais moi-même pénétrés mais par un autre chemin. Et j’ai trouvé que le sien était préférable. J’ai trouvé grand plaisir à l’édition en cassette des dix dialogues radiodiffusés que je vous recommande mais que vous ne trouverez pas car il y a longtemps qu’ils sont épuisés tant ils ont passionné un vaste public.
Je me souviens d’avoir avec lui débattu de son interprétation de l’histoire de Jacob, dans laquelle on disait c’est bizarre : au travers d’Elie Wiesel, ce Jacob fondateur d’Israël, porteur de toute une part de l’histoire du monde, c’est un des rares juifs peu intelligent et soumis au destin auquel on destine la femme qu’il n’a pas choisie, il en a pour sept ans, ensuite arrive à avoir l’autre, il faut encore attendre sept ans et pendant ce temps, le beau-père reçoit gratuitement les services de son gendre, 14 ans, c’est là un résumé assez intéressant d’une Bible qui reste finalement un livre de famille et de raison, tout à fait précis, terre à terre, sans doute beaucoup plus historique qu’on ne le pense, qui a eu beaucoup d’interprètes et de traducteurs, mais Elie Wiesel, pour être l’un des plus récents, n’est pas l’un des derniers dans la compréhension. C’est comme cela que je l’ai connu et j’ai été intéressé ensuite d’approfondir cette connaissance en le rencontrant personnellement. Depuis lors, nous avons bâti une vraie amitié. Alors si l’on veut voir simplement l’aspect extérieur qui ne signifie pas grand chose – mais c’est quand même le moment de le rappeler – à peine a-t-il écrit ses premiers ouvrages que dès 1964 il reçoit le prix Rivarol. L’année suivante il obtient la distinction du National Book Litterary Word of Council, et peu après un prix qui en France a beaucoup de valeur, le Prix Médicis pour le Mendiant de Jérusalem. Reconnu avec le Prix du livre inter, le Testament d’un Poète Juif assassiné est salué par le prix des bibliothécaires ce qui veut dire tout simplement que les lecteurs, les critiques, les libraires estimaient qu’il s’agissait là d’un apport important à la littérature contemporaine. Du côté américain, il reçoit la médaille d’or du Congrès américain, la médaille de la Liberté des Etats Unis d’Amérique. En 1986, les jurés du Prix Nobel lui attribuent le Prix Nobel de la Paix. Choisies parmi bien d’autres, ces récompenses ont marqué comme c’est encore le cas aujourd’hui à Oslo la vocation d’Elie Wiesel d’être entendu de tous les hommes qui cherchent et qui souffrent pour y trouver paroles d’espoir ou du moins une parole de compréhension, une sorte de dialogue et d’échange sans lequel on se sentirait bien seul.
Les livres d’Elie Wiesel sont nombreux. J’en ai cité deux, j’aurais pu en citer beaucoup d’autres.
Elie Wiesel, tout en étant écrivain américain, est reconnu parmi les apports les plus significatifs au peuple américain. Lorsque je suis allé fêter la statue de la Liberté pour son 100e anniversaire avec le Président Reagan, il y avait là dix Américains venus de l’étranger et que l’on célébrait, parmi eux j’ai retrouvé Elie Wiesel. Béni soit le pays où l’on accepte l’étranger, l’émigré, en lui faisant sa place et en se réjouissant de le voir agrandir le cercle familial. Cela ne se passe pas partout.
Le combat de notre ami pour quelques idées simples et fortes dont le colloque d’Oslo est une illustration parmi d’autres – mais celle-ci, je crois, laissera des traces profondes – puisque ce fut l’occasion de disserter sur l’un des sujets les plus importants qui touchent à la condition humaine et en même temps de travailler à l’histoire contemporaine.
Voilà pourquoi, Mesdames et Messieurs, je vais pouvoir remettre à Elie Wiesel les insignes du grade de Grand Officier de la Légion d’Honneur.
Comme toujours, c’est l’homme qu’on décore, mais j’aurais bien voulu associer Madame Wiesel à cette cérémonie d’une façon plus proche qu’en simple spectatrice.
ALLOCUTION PRONONCEE PAR MONSIEUR FRANCOIS MITTERRAND,
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE,
A L’OCCASION DU COLLOQUE “ANATOMIE DE LA HAINE” – Extrait
OSLO (Norvège) – Hôtel Scandinavia, Mardi 28 août 1990
Mesdames et Messieurs,
J’interviens après plusieurs jours de débat ici même, beaucoup de choses ont été dites, je ne voudrais pas les répéter. Vous avez avancé dans votre dialogue. Aujourd’hui, j’essaierai d’y ajouter, aussi peu que ce soit, en vous apportant mes propres réflexions et le cas échéant le reflet de quelques expériences.
Je suis très heureux d’être parmi vous. Assez nombreux sont ceux que je connais déjà personnellement et que je retrouve ici, comme cela, par un regard circulaire. Et particulièrement, naturellement, Madame Anderson et Elie Wiesel, que je compte parmi mes amis les plus proches déjà depuis de longues années.
Et à vrai dire, lorsqu’il m’a demandé de participer à ce colloque, qui d’autre que lui à mes yeux pouvait le mieux exprimer le sens de ce dialogue en raison de l’expérience de haine qu’il a lui-même vécue, dont il a lui-même souffert, qui a représenté sans doute la plus intime de ses souffrances, celle d’être nié, effacé, de ne plus exister au monde. Sorte d’épouvante j’imagine, lorsqu’on se considère devant sa propre vie et devant celle des autres.
J’ai relevé ce mot, écrit par Elie Wiesel, c’est lui qui parle : “Si quelqu’un d’autre avait pu écrire mes récits, je ne les aurais pas écrits. Je les ai écrits pour témoigner. C’est donc une valeur de témoignage parce qu’il faut raconter. Ne pas raconter, c’est laisser la mémoire s’effacer. Et si la mémoire s’efface il n’y a plus de tradition. Et s’il n’y a pas de tradition, qui saura ceux qui ont vécu, ceux qui ont souffert, soit les générations précédentes, soit nos contemporains, à cause de la haine. Alors il faut chercher qu’est-ce que la haine, comment tenter de la combattre, comment la dépasser.
Comment se dire soi même hors du sujet, qui échappe à ces ravages, et qui peut inventer le remède. Ce sont des conversations comme celle-ci, des échanges de vue, entre expériences très différentes de la part de représentants de l’histoire, très différentes, parfois antagonistes, qui permettent d’approcher peu à peu d’une sorte de vérité.
Si l’on veut faire l’inventaire des haines, d’un inventaire sinistre mais il me paraît nécessaire car on ne peut pas tout condamner aussi facilement.
Il y a évidemment des haines avec lesquelles on ne peut pas transiger. Je pense à la haine du voisin, même la haine du frère, pensez à Caïn et Abel. C’est la haine de l’étranger, pas de celui qui est différent. Simplement parce qu’il est différent. C’est une sorte de refus de l’inconnu puisqu’on se refuse de le connaître. Cela peut être une haine névrotique, instinctive ou bien transmise, une sorte de haine de l’autre. Je pense au racisme, à l’antisémitisme, est-ce que ce n’est pas parfois une certaine forme de haine de soi-même, je ne sais ?
Haines tribales, ethniques aussi, comme celles que l’on constate aujourd’hui au Liberia où il suffit d’être identifié, parfois on se trompe, comme membre d’une tribu différente de celle qui gouverne pour être exécuté sans autre forme de procès. C’est une histoire sans fin.
Plus rien n’existe, aucun ordre, aucune morale, aucune justice, aucun salut. Il y a la mort. La mort, c’est le prix de cette haine. Alors en face de tout cela, il y a naturellement des réponses, je pense en particulier à la réponse de Wiesel, il a vécu cela, je le dis – il n’est pas le seul, ici – il l’a vécue très jeune, il l’a rencontrée souvent depuis lors à travers des pérégrinations multiples et la réponse c’est de dire : eh bien la haine existe, mais l’amour aussi. Qui sera vainqueur ? Je choisis mon camp et je lutte, et je ne lutte pas par les armes de la guerre. Je lutte par les armes du coeur, de la raison, de la fraternité. (…)