Allocution prononcée par François Mitterrand, président de la République, à l’occasion de la commémoration de la catastrophe minière du 27 décembre 1974 à Liévin, Hôtel de Ville de Liévin, le samedi 19 novembre 1994
Mesdames, Messieurs, Chers Amis
Je tenais à me trouver parmi vous aujourd’hui. Les obligations du calendrier font que sont ici réunis celles et ceux avec lesquelles j’ai si longtemps combattu et que je suis heureux de retrouver en cette circonstance commémorative. Si l’on a besoin de quelques considérations de caractère politique, ce n’est pas le lieu. Nous irons à la Mairie tout à l’heure et nous pourrons davantage échanger nos propos. Mais ici, nous sommes venus célébrer une grande catastrophe ouvrière. J’ai lu quelque part, et entendu que ce n’était pas la place d’un Président de la République que d’aller si près d’un congrès politique : je regrette même de ne pas y être tout à fait, pour dire la vérité !
Mais, là n’est pas l’essentiel. J’estime, et cela dépasse tout à fait ma personne, et concerne ma fonction, que le Président de la République est partout chez lui, surtout sur les lieux où les Français travaillent et souffrent, surtout là où s’affirme le développement de la bataille menée depuis le début de l’ère industrielle pour que la classe ouvrière et l’ensemble du peuple français obtiennent les droits qui sont les leurs.
On venait de fêter Noël en famille à Liévin, c’était le vendredi 27 décembre 1974. A la reprise du travail, vers six heures, l’explosion se produisit et causa la mort de quarante deux mineurs, blessant six autres grièvement. Voilà ce que vous avez vécu et les souvenirs que vous avez bien voulu porter ici en témoignage. Je vous en remercie.
Ces quarante deux morts à Liévin, ville touchée pour la cinquième fois en un siècle, venait après tous ceux de Bully, d’Aniche, de Courrières, de Noeux, d’Anzin, de Béthune, D’Oignies, de Bruay, de Hénin, de Lens, d’Auchel, de Barrois, de Fouquières, la liste est longue et pourrait continuer. Et l’on ne voudrait pas qu’une foule de Français fidèles aux souvenirs puissent se rassembler pour célébrer ce long martyr.
Aujourd’hui, vingt ans après que cette ultime tragédie de la mine a endeuillé le Pas-de-Calais et la France tout entière, je mesure mieux le sacrifice des mineurs qui, pendant plus d’un siècle, ont donné par milliers leur vie afin d’extraire le charbon, de permettre l’industrialisation de notre pays et son expansion économique dont on parle tant aujourd’hui, mais qui n’aurait pas eu lieu – si, au point de départ, il n’y avait eu ce sacrifice, cette disponibilité, ce travail, ce courage.
Si ces disparus pouvaient parler, ils nous diraient : » prenez la mesure de ce que nous avons accompli, mais surtout faites que ces sacrifices ne soient pas inutiles « . Ils rappelleraient que grâce à leur détermination Arthur Lamandin put établir dès 1882 à Lens, la première chambre syndicale des mineurs ; qu’en 1894, fut autorisée à leur profit la création de caisses de secours pour le versement de retraites et l’assurance contre la maladie ; qu’en 1910, ils obtinrent la journée de huit heures ; en 1914, l’institution d’une caisse autonome de retraite ; et qu’enfin, en 1930, ils firent reconnaître le principe de quelques jours de congés de payés annuels.
Après tout, je viens là de relater très vite quelques étapes qui ont mené au couronnement politique que fut la victoire du Front populaire qui, seul, permit de coordonner et de lier l’ensemble de ces victoires locales ou partielles dans un succès politique qui engageait la France vers un nouveau destin.
Ainsi l’action de ces mineurs a-t-elle permis la mise en place d’un dispositif de solidarité et de justice, ou d’un minimum de justice dans des domaines essentiels pour les conditions de travail, pour la retraite, pour la protection contre la maladie. Croyez-moi, au-delà de tous les propos bénisseurs, ces combats-là restent d’actualité.
Etre fidèle à cette mémoire, après tout, c’est bien notre devoir à nous. Le souvenir de leur combat, c’est aussi le souvenir de tout ce qui fut nécessaire pour servir la dignité humaine, pour la reconnaissance des droits sociaux. Etre digne de ce message, c’est placer au coeur de la réflexion et de l’action les exigences de la solidarité. C’est aussi la signification du combat pour l’emploi. Je crois que c’est par des témoignages de ce type, auxquels je suis heureux d’être associé parmi vous, que l’on répondra le mieux à ce qui a été accompli par nos anciens. Faire qu’ils n’aient pas lutté pour rien. Faire qu’ils ne soient pas morts pour rien. Ah ! S’ils pouvaient formuler un souhait, je suis convaincu qu’il serait très vite dit : que cette région vive ! Qu’elle vive en respectant les valeurs fondamentales qui inspirent cette population, que nos enfants, que leurs enfants puissent s’y épanouir.
Voilà, je ne voulais pas vous dire autre chose maintenant. Peut-être ai-je provoqué quelques dérangements ici ou là ? Mais, j’ai obéi à un réflexe suscité par l’invitation conjointe et amicale d’Henri Emmanuelli, de Daniel Percheron, de René Huguet, de Jean-Pierre Kucheida et de bien d’autres qui depuis déjà longtemps, cela fait des années, avaient suggéré ce rendez-vous. Eh bien il a eu lieu.