Les changements ont été constants de ce point de vue : jamais la IIIe République, qui en avait le droit, n’a dissout, et jamais le Président de la République, qui en avait le droit, n’a gouverné.
Quant à la IVe République c’est la souveraineté de l’Assemblée nationale. Elle seule put exercer ce droit mais, en même temps, elle l’a nié, car constamment la Constitution de la IVe République a permis que le droit fût délégué : décrets, lois, lois-cadres. A aucun moment le fait n’a correspondu au droit.
Le Général de Gaulle a mis un peu d’ordre dans tout cela, disons un peu plus d’harmonie. C’est le seul point sur lequel je l’approuve puisque j’ai voté contre sa Constitution, mais enfin les choses sont devenues plus claires ; avec cependant une interrogation : qu’est devenu, que devient le Parlement, avec le système qui a voulu que quatre Présidents de la République : le Général de Gaulle, Monsieur Pompidou, Monsieur Giscard d’Estaing et moi-même, puissions disposer de pouvoirs considérables, si l’on juge par la lettre, par les paroles prononcées par le Général de Gaulle lui-même devant lequel tous les pouvoirs devaient revenir, y compris le pouvoir judiciaire, et la réalité d’aujourd’hui ? Mais ça, ce serait l’objet d’une conférence de presse !
Je crois le Parlement assez malheureux. Je pense que le Président de l’Assemblée nationale le dirait plus éloquemment que moi, parce qu’il ne sait pas exactement où il se trouve. Les événements qui se sont produits depuis quelques décennies, ont voulu que les pouvoirs du Parlement fussent rabotés, je dirais par le haut – bien que l’expression traduise mal ma pensée – avec les institutions européennes, avec les institutions internationales, et rabotés par le bas – bien que l’expression ne corresponde pas à ma pensée non plus – par la multiplication, que j’ai désirée moi-même, puisque je l’ai proposée, des pouvoirs décentralisés. Si bien que l’Assemblée nationale privée du moyen de légiférer dans des domaines qui désormais ne relèvent plus de notre souveraineté seule et, par la décentralisation qui confère des pouvoirs importants aux assemblées locales, ne sait plus, exactement, où se trouve sa compétence. (…)
L’Assemblée nationale s’est trouvée ligotée dans un certain nombre de procédures : comme celle qui fait que le gouvernement a seul l’initiative de l’ordre du jour. Est-ce que l’Assemblée nationale peut, à armes égales, lutter, pour employer un mot que je n’aime pas, en la circonstance, – contre le pouvoir exécutif et imposer sa loi ?
Le tour des choses pris au cours de ces dernières années fait que l’Assemblée nationale s’est trouvée de toute part réduite dans ses compétences, ses autorités et ses fonctions. Je crois que cela n’est pas étranger aux cris, enfin à la protestation sinon aux cris de révolte, souvent entendus dans votre bouche, Monsieur le Président de l’Assemblée nationale : que devient le Parlement ?
Je ne peux pas vous apporter la réponse, ce n’est pas le lieu, ce n’est pas le moment. Mais pour l’avoir vécu et pour y avoir réfléchi, je pense que le rôle du Parlement doit être repensé. (…) La distinction entre l’exécutif et le législatif est souvent apparue téméraire. Sous la IVe république, le législatif et l’exécutif se confondaient. J’ai moi-même participé à bien des débats à la suite de quoi sont tombés des gouvernements. Un gouvernement ne pouvait pas se maintenir contre la volonté de l’Assemblée. Le Président de la République devait se contenter de marquer les points, de constater le fait, et une fois un gouvernement tombé, d’essayer de trouver un successeur, mais il n’exerçait aucun rôle actif dans tout cela.
Donc, l’Assemblée Nationale, sous la IVe, pouvait tout faire. Elle était souveraine. Sous la Ve République, par réaction naturelle contre les excès parlementaires, les chutes successives des gouvernements, l’incapacité, l’impuissance de l’Etat, les hommes responsables de l’époque, en 1958, ont voulu un régime plus ferme, plus fort. Et d’un régime démocratique, qui tendait à l’anarchie, nous sommes passés dans un régime démocratique qui penchait vers la monarchie.
D’ailleurs, j’étais très surpris moi-même, ayant cru qu’on avait atteint, dans ce domaine, tous les sommets possibles dans les années qui ont suivi 1958, d’avoir été accusé, ici et là, de dérive monarchique. Je me demande comment j’aurais pu dériver, et de quelle façon ? La dérive monarchique, tout y était déjà ! On aurait pu dire dérive démocratique peut-être, mais dérive monarchique, non. Tous les pouvoirs étaient concentrés dans les mêmes mains, mais cela dépend aussi des tempéraments des hommes. Aucun de ceux qui ont présidé la France depuis 1958 n’avait le tempérament voulu pour désirer, exercer durablement, tous les pouvoirs. Et c’est ainsi que les Présidents de la République ont successivement géré leur Etat en veillant à ce que les droits concurrents des autres pouvoirs fussent autant que possible respectés, et n’empêche que tout cela dépendait de l’usage et non pas de la loi. Et c’est pourquoi nous avons été nombreux à désirer des révisions de la Constitution. Vous l’avez fait. Monsieur le Président. Je l’ai fait, moi aussi, dans le cadre de mes fonctions. Vous n’avez pas encore réussi, et moi je n’ai pas déjà réussi ! De telle sorte qu’on ne peut pas dire qu’en dehors des réformettes auxquelles j’ai pu procéder, faute de pouvoir agir autrement, c’est-à-dire faute de disposer d’une majorité qualifiée au Sénat, je n’ai donc pas pu réformer la Constitution comme je l’aurais souhaité.(…)
Il faudra donc réformer la Constitution.(…) Alors faut-il une nouvelle Constitution ? J’ai été hésitant. Je ne l’ai pas fait, d’ailleurs je ne pouvais pas le faire. Je n’avais pas la majorité qualifiée constitutionnelle pour cela. Je l’avais bien à l’Assemblée Nationale mais je ne l’avais pas au Sénat et l’addition ne me suffisait pas. Donc, je me suis contenté de faire des projets, dont certains ont été adoptés, mais dont le gros est resté dans les cartons. Il vous sera très utile, Monsieur le Président de l’Assemblée Nationale, Monsieur le Président du Sénat, de recueillir une part de mon héritage, croyez-le ! Dans les mois ou les années qui viendront, un certain nombre de projets, qui ont été faits après avoir consulté les légistes confirmés, nécessiteront certainement un nettoyage de nos Institutions. (…)
Le Parlement doit retrouver son rôle. S’il y renonce, d’autres pouvoirs sont prêts à se substituer à lui, et ce ne sera pas pour le bien de la République ni pour le bien des citoyens.
Donc, Monsieur le Président de l’Assemblée nationale, Monsieur le Président du Sénat, qui est également indispensable pour ce type de réformes, je ne vous demande pas de faire une IVe République, ni une énième Constitution, mais je vous demande de parvenir à un accord suffisant, pour que le Parlement retrouve son droit de contrôle, j’allais dire sans limite. Et cette limite est souvent procédurière ou procédurale. Il faut que vous refusiez le pouvoir gouvernemental qui, par la procédure, vous interdit en réalité de débattre de ce dont vous voulez débattre, et de pouvoir aller jusqu’au terme de votre débat. C’est vrai que c’était beaucoup plus distrayant lorsque l’on pouvait renverser les gouvernements ! Cela m’est arrivé deux fois et j’en garde un souvenir qui n’a rien d’amer, croyez-le ! Et de cela a procédé le goût de dissoudre les Assemblées, ça m’est arrivé également deux fois ! Il y a un goût de destruction dans l’homme… Surtout si l’on trouve que c’est juste de démolir ce qui ne va pas. Mais attention à la contagion. Il faut faire très attention au fait que les institutions ont besoin de stabilité et vous n’y arriverez que par votre adhésion commune aux propositions qui vous seront faites et parmi lesquelles vous ferez votre tri, de propositions d’ensemble, globales, qui permettront de retoucher chaque pan de la Constitution selon votre décision. Etant entendu qu’il y a une règle : c’est que c’est le gouvernement qui gouverne, ce sont les assemblées qui légifèrent et que quand même, depuis 1958 – c’est surtout ce que j’en ai retenu – c’est le Président qui préside ! Mais présider ne veut pas dire se mêler de tout. On m’en a fait quelque fois le reproche, croyez-moi par rapport à mes trois devanciers, je suis un mauvais élève !
Si j’avais le temps et le goût d’écrire, mais je ne le ferai pas, un texte de droit comparé entre les pouvoirs exercés par mes trois prédécesseurs et par moi-même, on verrait la différence ! Je craindrais même un peu le jugement de la postérité qui pourrait penser que j’ai affadi ou affaibli les règles strictes de la Ve République ! Si on disait cela de moi, de façon posthume, je m’en réjouirais là où je serais. C’est qu’il faut en effet rendre au Parlement son droit et ce sera la première façon de défendre la République. Ce sera la meilleure façon de donner à l’exécutif son plein droit, car ce dont il dispose, l’exécutif, il doit pouvoir en disposer pleinement. N’essayez pas de lui «chipoter» son rôle ou bien alors il n’y a plus de gouvernement de la France, et il n’y a plus d’Etat. Je m’inquiète tous les jours de voir de quelle façon, dans nos gouvernements et dans nos Assemblées, on voit se dissoudre peu à peu l’autorité de l’Etat. Autant j’ai voulu décentraliser, autant je reste fidèle à la notion qu’il n’y a pas de République sans Etat. Et l’Etat doit être respecté dans ses personnes et doit être respecté dans ses institutions.
Donc les réformes que je vous demande ne sont pas des réformes qui tendent à détruire les organes essentiels de la République : la Présidence, le Gouvernement, le Parlement, les pouvoirs de la justice, la liberté de la presse, le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de la Magistrature et tout le reste… Tout ceci est finalement, un ensemble assez harmonieux, à la condition que la victime, de l’ensemble de ces propositions, ne soit pas le Parlement, qui finirait par envoyer dans ses deux assemblées, un millier de personnes qui ne serviraient à rien. Ce qui est parfois le sentiment que j’ai de là où je suis. Pardonnez-moi de vous dire que c’est parfois le cas. Ils ne servent pas à grand-chose, du moins pas autant qu’ils le devaient. (…)
C’est l’Assemblée qui continue de pouvoir maintenir en place un gouvernement choisi par le Président de la République. Et même cela a disparu de nos mémoires, au point que certains juristes viennent de nous le rappeler dans plusieurs articles qui ont été lus avec le plus grand sérieux, au lieu d’être reçus par d’énormes éclats de rire ! C’est dire – non pas l’abaissement le terme serait excessif, – je suis trop ancien parlementaire pour employer ce terme – mais le déclin du Parlement. Et je voudrais que ce déclin fût réparé. Une réunion comme celle-ci, je l’espère, vous y aidera. En tout cas, elle vous apporte le témoignage d’un Président de la République qui n’a plus devant lui qu’un mois, et même moins, d’exercice, qui tente et tentera de tirer la leçon de son expérience. Le Président doit présider et il ne doit pas tout faire. La tentation existe mais il est difficile d’y succomber, croyez-moi ! Le Parlement doit légiférer : est-ce qu’il en a tellement envie ? Il faut que ceux qui le représentent n’hésitent pas à le dire très haut. Il faut que le Gouvernement gouverne. Déjà, des systèmes qui ont été mis en place depuis quelques années, donnent au Gouvernement plus de pouvoir, dans les faits, qu’il n’en a eu au cours des années précédentes, et tout cela a besoin d’être déterminé d’une façon plus claire. C’est le travail que je vous propose, Mesdames et Messieurs.