Mesdames et Messieurs,Je vais faire, comme ceux qui m’ont précédé. J’ai un discours écrit, préparé, mais après tout je préfère m’en inspirer un peu, et surtout m’inspirer de ce que je ressens en cet instant.
Ce n’est pas la première fois que je viens en ces lieux, j’y suis venu voir et rencontrer Léon BLUM, dans les années où j’ai pu le connaître, c’est-à-dire entre 1946 et sa mort. Je suis venu, je ne suis pas le seul ici, parmi ceux de ma génération, saluer Léon BLUM sur son lit de mort. Je me souviens encore – nous en parlions Daniel MAYER et moi il n’y a pas si longtemps – de cette sérénité, cette noblesse étonnante des traits qui étaient en parfait accord avec le Léon BLUM que j’avais connu à son retour de déportation et qui était devenu, s’il ne l’était déjà, un sage de la République, un inspirateur du destin français. En même temps, en tant que socialiste, il apparaissait comme l’un de ceux qui pensaient, qui réfléchissaient, qui agissaient pour le devenir de l’humanité. Tout cela était inscrit dans ses traits au moment même où ils allaient se défaire ; ils se fixaient.
Je ne vais pas rappeler tout cela, surtout à celles et ceux qui sont ici, qui ont vécu cette période ou qui l’ont ressuscitée parce qu’ils s’y sont attachés par la suite, amis de pensée, admirateurs, pour l’homme qu’il était, l’historien ou l’administrateur, gestionnaire de cette ville ou de ce département. Ils savent bien que Léon BLUM et Jeanne BLUM représentent beaucoup dans l’histoire contemporaine, à la fois par l’affection qui les liait, leur communauté d’esprit et cet étonnant prolongement de la pensée de l’être de Léon BLUM au travers de sa femme, beaucoup plus jeune que lui et qui a considéré qu’il était de son devoir d’assumer une certaine mission dont on vient de voir dans la bouche d’Edgar MORIN, l’un des aspects.
Que Léon BLUM ait été mêlé au haut premier rang à l’histoire de notre pays, qui oserait en cet instant insister ? Ce n’est pas simplement nous qui le dirions, c’est l’histoire même, l’avis d’un peuple.
Depuis les premières années, l’affirmation de l’adolescence, les premiers choix, le choc ou les deux chocs.. celui de l’affaire Dreyfus et celui de la guerre de 1914 à 1918, les premières responsabilités d’Etat auprès du premier responsable, je crois que c’était Marcel SEMBAT, qui a guidé ses premiers pas, ses premiers pas d’homme charge de dossiers, d’actions, et puisque c’était la guerre, de la bonne gestion d’un pays en péril. Et puis cela a été le grand choix de 1920, choix décisif et l’on doit dire à distance – et à quelle distance ! – qu’en 1986 il y a déjà bon temps que ce choix a été justifié, puis vérifie, confirmé. Et désormais, chacun sait bien que c’était la voie du socialisme que de s’associer étroitement que dis-je, que d’être le véritable développement de la démocratie sous tous ses aspects et dans tous les domaines. Car c’est une conception globale de la vie en société que le socialisme, tel que l’a compris Léon BLUM et tel qu’il reste pour les générations suivantes après l’enseignement de JAURES, comme une donnée majeure de la pensée moderne et sans doute bien au-delà de la pensée moderne.
Quinze ans de lutte, entre 1921 et 1936, pour accomplir le cheminement qui devait le conduire ou plutôt conduire cette idée, cette forme d’action, cette conception de l’homme et de l’Etat, cette conception du citoyen face à la société jusqu’au Front Populaire. Cette histoire aussi est enregistrée, tous les aspects en sont étudiés. Restent sans doute encore bien des études à faire, l’on peut dire que dans un pays qui depuis la première grande révolution a si peu souvent connu l’accession aux responsabilités des forces populaires, exprimées dans des idées ou sous des vocables changeants – on dira la gauche, on dira les forces de progrès – le Front Populaire a été, je crois qu’on pourrait le dire après les quatre premiers mois de la Révolution de 1948, je ne citerai pas la Commune dont l’expérience a été partielle et si rapide, le Front Populaire a été, donc, le premier avènement de ces forces que j’évoque. D’où le choc presque mythique qui résonne encore, qui résonnera longtemps, qui inspirera les imaginations, les expériences aussi, parfois le rêve.
Je ne ferais pas ici la somme des mesures législatives prises. Je noterai cependant cette notion de « contrat », à la façon de Léon BLUM et de ses amis, précisant qu’il n’appartenait pas à l’Etat de tout faire, et qu’il convenait de débattre, de dialoguer, de permettre d’abord aux représentants naturels des différentes couches sociales de savoir et de fixer le lieu où se trouvait leur propre intérêt, pour rendre ensuite compatible des intérêts souvent divergents par nature divergents. Alors, le rôle de l’Etat, bien entendu, s’accomplissait. Cette conception souvent contrariée, souvent déformée est encore celle qui inspire véritablement tous les fondateurs d’une République adaptée aux besoins des hommes.
Cet amour de la démocratie qui veut dire tout simplement, amour de la justice, dans sa traduction institutionnelle et politique, c’est encore celle qui animait Léon BLUM, lorsque soit au procès de RIOM, soit dans ses écrits précédents, dans ses prisons, soit en déportation, il s’est affirmé une fois de plus comme celui qui cherche à comprendre, celui qui n’excuse pas ce qui ne peut pas l’être, celui qui réfléchit sur les lignes de force, qui ne s’arrête pas aux détails et qui montre le chemin au péril de sa vie, – mais c’était bien normal à l’époque.
Tout cela était relaté dans des livres de fond, mais je crois que l’exemple fut donné par Léon BLUM en cette période si difficile pour tous les Français et bien au-delà de la France. Il est quand même important de penser qu’un homme d’Etat qui était déjà sur l’autre versant de sa vie ait eu assez de fidélité à lui-même et de subtilité de la pensée pour être au premier rang, pour ne pas être un homme las, un homme détourné, un spectateur. Il pouvait l’être, même si en raison de son rôle et de ses origines, il était une victime à l’avance désignée.
Mais de combien de moyens n’aurait-il pas disposé pour échapper à son destin si on n’avait pas été le témoin, l’avocat de sa cause, l’avocat du cours de l’histoire ? Il fallait ses admirables écrits de l’époque, sa défense historique pour démontrer que le besoin de revanche ou de vengeance dans les luttes sociales tentait de le déshonorer et avec lui tous ceux qui avaient partagé ses idées dans la reconstruction d’une société française quelques années plus tôt.
Là nous atteignons, je pense, un sommet dans les luttes politiques de la France et dans l’accomplissement personnel d’un homme qui l’incarnait. Puis, enfin, les dernières années de retour de déportation, je les évoquais tout à l’heure, ce sont celles de l’apaisement, de la réflexion, non pas l’éloignement véritable de l’action, mais l’âge était là. Il se trouve, je dis cela simplement pour l’anecdote, que j’ai siégé dans un très rapide gouvernement – rapide parmi les rapides – de cette époque. J’étais en bout de table et je regardais, avec émotion et respect, agir, réfléchir ou penser tout haut, quelques hommes qui se trouvaient là, très riches d’expérience mais au premier rang, dominant les autres par son rayonnement, Léon BLUM.
Je peux dire, sans vouloir tirer un tout petit bout de l’histoire vers moi, qu’il s’était créé une sorte de sympathie dont on retrouve l’écho dans la relation qu’en a faite plus tard Vincent AURIOL. Ce qui m’a conduit à venir, comme ceux de mes amis qui sont ici, à Jouy-en-Josas, en une journée triste et belle de 1950.
Voilà, j’ai voulu évoquer par ces quelques mots ces grands moments auxquels sont ajoutés pour moi les connaissances que j’ai faites de Jeanne BLUM, plus tard, car je ne connaissais d’elle que peu de choses jusqu’à la mort de son mari. C’est après, par déférence, parce que quelques uns d’entre vous ont maintenu une relation privilégiée, un peu dans leur sillage, un peu parce que j’étais avec eux, que j’ai appris à connaître le personnage original et fort qu’était Jeanne BLUM. Et entrant dans ce jardin tout à l’heure je pensais à cette phrase écrite par Léon BLUM dans son récit rédigé, je crois en prison, écrivant tout de suite à sa femme, évoquant Jouy et disant : « les lilas seront bientôt en fleurs ». Cela avait été, je crois, quelques uns des premiers mots, quelques unes des premières lignes écrites lorsque ne désirant pas raconter sa vie, il n’en était pas moins conduit par les nécessités du temps à en évoquer les étapes, en fournir les justifications et puis écrivant à sa femme à évoquer, imaginer ce que pouvait être le bonheur.
Tel fut ce couple, retrouvé dans le camp de déportation, ce courage profondément associé, d’autant plus courage sans doute, qu’il était partagé. Tout ce que cela signifie et qui n’a pas été dit et ne le sera pas, tout simplement par deux êtres qui s’aimaient, prend une signification particulière alors que nous revenons du cimetière où repose Léon BLUM, et que nous nous trouvons dans ce jardin où sont les cendres de Jeanne BLUM.
Au nom de quoi remercierai-je celles et ceux qui se trouvent ici ? Je n’en suis pas chargé. Ce n’est pas moi qui vous invite, je suis un invité parmi les autres. Mais enfin, puisque mes propos seront rapportés, en raison sans doute de mes fonctions, je veux que l’on sache partout en France que les amis de Léon et de Jeanne BLUM ont tous été marqués profondément dans leur esprit et leur sensibilité par ces êtres exceptionnels. Chacun d’entre nous a, dans sa vie intime, des amis que l’on admire et que l’on respecte ; mais lorsqu’il s’agit d’un homme et aussi d’une femme qui ont incarné un large temps de l’histoire d’un pays et d’un pays qui est le nôtre, on sent toute la noblesse de cette rencontre. On peut dire que cette génération-là, aujourd’hui disparue, que ces socialistes-là, ces intellectuels, ces gens d’action ont apporté à leur pays quelque chose d’irremplaçable, que leur message durera et que c’est dans des mémoires de cette sorte que les socialistes trouvent leurs lettres de noblesse : les luttes de la paix – et quelles luttes ! – les luttes de la guerre, que de sang, que de douleur, les luttes pour l’esprit et pour la vie autour de quelques idées simples, la défense des Droits de l’Homme et donc le refus de leur contraire, du racisme, de l’inégalité aggravée par la société, de la guerre préférée aux règlements pacifiques des conflits, des choses tout à fait simples. Lorsque de tels principes sont portés par de tels êtres humains, on se sent fier.
Merci.
François Mitterrand, Jouy-en-Josas le 7 juin 1986.