Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle des maires, leurs difficultés, la décentralisation et les qualités nécessaires au chef de l’Etat, au 77ème congrès des maires de France qui s’est tenu du 15 au 17 novembre 1994 à Paris
Monsieur le Président,
– Mesdames et messieurs,
– C’est à mon tour de vous remercier. Vous êtes là, très nombreux, représentant la France entière dans sa diversité, et comme il vient d’être rappelé, je n’oublie pas que j’ai moi-même rempli les fonctions qui actuellement vous occupent. J’ai rempli pendant trente-cinq ans un mandat national avant d’être arraché à mon siège de président du conseil général de la Nièvre pour faire autre chose, et j’ai été trente-deux ans conseiller général et, comme vous venez de le dire, vingt-deux ans maire d’une petite commune, mon cher Château-Chinon.
– C’est vous dire que je me retrouve parmi vous assez à l’aise, peut-être impressionné par cette vaste assemblée, par tout ce qu’elle représente : et je le suis. Mais il y a quelque chose de commun que nous vivons ou que nous avons vécu, des responsabilités que nous partageons : car ne croyez pas qu’il y ait un fossé entre celui qui est placé à la tête de l’Etat et celui qui est placé à la tête d’une collectivité locale, si petite soit-elle. Réfléchissez bien à ce que je vous dis : c’est le même type de fonction parce qu’il s’agit, bien entendu autant qu’il est possible, de connaître les problèmes dont on s’occupe, mais aussi c’est essentiellement une relation humaine, souvent difficile. Il est souvent plus facile d’être à Paris comme je le suis, la plupart du temps, derrière les murs épais de ce que l’on appelle les palais officiels, que d’être tous les jours au contact obligé avec les citoyens, avec vos électeurs, ceux qui le sont, ceux qui ne le sont pas – mais vous êtes redevables à l’égard de tous du bon fonctionnement de la vie quotidienne.
– C’est très difficile. J’ai pu le mesurer, et bien entendu j’ai eu, comme chacun d’entre vous, des adversaires politiques, des combats locaux ; mais n’exagérons rien, au bout d’un certain temps, ces relations se transformaient : chacun gardait son quant à soi sur le plan de ses choix nationaux, naturellement, ou idéologiques, s’il en avait, mais en fin de compte, c’était toujours une sorte de plaisir que de retrouver des femmes et des hommes attelés aux mêmes tâches, connaissant les mêmes difficultés, animés des mêmes soucis. Et c’est parce que j’ai vécu cela que je me suis dédit.
– Car j’avais prévu de ne pas venir vous voir, non pas pour ne pas déroger à la tradition, simplement parce que mon programme ne l’avait pas prévu. Et votre président et d’autres dirigeants sont venus me voir et m’ont expliqué les raisons pour lesquelles, après tout, je ne devais pas manquer cette occasion de retrouver comme cela, en l’espace de quelques quarts d’heures, un très grand nombre de ceux qui représentent notre pays : pourquoi ne pas avoir en même temps l’agrément, c’en est un pour moi, de retrouver des maires, qui ont vécu la même expérience.
Car je le répète, au-delà de toutes les définitions et de tous les clivages politiques, ce que vous faites, c’est la même chose. Et j’imagine la somme d’attention qu’il faut consacrer aux fonctions de maire, la mobilisation quotidienne et, du matin au soir, la nécessité de ne jamais être pris au dépourvu, et finalement – l’ambition est normale, on préfère être aimé que le contraire – l’ambition, tout en restant fidèle à soi-même ou en cherchant à l’être, d’être reconnu par ses propres concitoyens comme un homme ou une femme proche des autres, capable d’échapper au sectarisme, ou tout simplement à une ambition médiocre. Et, lorsqu’on y parvient.. Je ne sais pas si cela m’est arrivé, mais enfin je garde de mes amitiés de la Nièvre un très fort souvenir, qui reste très présent d’ailleurs dans ma vie d’aujourd’hui.
– Je suppose que vous devez connaître et éprouver cela, et vous vous retrouvez dans ce congrès avec, j’imagine, bien des choses à vous dire, et vous repartirez, à voir votre nombre dans cette belle salle, plus forts de vous être rencontrés, plus forts de savoir que d’autres que vous, qui sont des milliers en France, assument cette responsabilité discrète, ingrate et cependant nécessaire. Moi, comme maire d’une petite commune – à peine trois mille habitants, c’est vous dire que par rapport à beaucoup d’entre vous j’étais un tout petit maire – j’en garde un souvenir lumineux : ma vie politique a été éclairée par ce souvenir et je garde des amitiés qui vont très au-delà des limites normales de mes choix politiques. Bref, je suis très reconnaissant aux collectivités locales que j’ai eu la chance de représenter, et je tiens à les remercier devant vous et à vous dire, qui que vous soyez, – je reconnais ici certains visages, pas tous bien entendu, les visages de ceux que je suis allé voir au cours de mes voyages, depuis bientôt quatorze ans, mais bien plus nombreux encore sont ceux que je ne connais pas, que je n’ai jamais vus – je tiens à vous dire le plaisir que j’éprouve et l’honneur que je ressens de pouvoir être, en ce jour, le Président de la République que reçoivent les maires de France.
Je n’ai pas l’intention d’aborder devant vous, ce matin, les mille et une questions qui vous assaillent. Je n’ai pas tout à fait oublié ce qu’étaient mes anciennes fonctions, et je sais de quelle manière j’étais inquiet, préoccupé, par des questions comme celles-ci : le montant des dotations de l’Etat, – notamment la fameuse DGF sur laquelle j’ai entendu beaucoup d’erreurs, à savoir qu’en 1982 on aurait exagérément réduit la part de l’Etat, ce qui n’était pas exact -, la réforme de la fonction publique territoriale, la révision des valeurs locatives, la mise en oeuvre de nouvelles péréquations, la coopération intercommunale sous toutes ses formes… Je crois également que vous avez tout essayé, et lequel d’entre vous n’a pas participé ou présidé un syndicat intercommunal pour l’électricité, pour l’eau, etc. : ce n’est jamais d’ailleurs les mêmes, les mêmes limites, les mêmes territoires, c’est toujours différent ; la France adore la diversité. On a quelquefois des esprits trop logiques qui voudraient tout mettre sur la règle à calcul ; après tout, cela n’a pas d’importance. Mais ce qui est vrai, c’est que ce n’est jamais pareil, et dans mon Haut-Morvan j’ai appris à approcher les choses sous les formes les plus diverses.
– Bien d’autres questions encore : l’évolution, par exemple, des cotisations à la caisse des agents des collectivités locales, le poids de l’aide sociale, que vous connaissez plus que je ne l’ai connu, le transfert d’une partie du RMI aux départements, que sais-je encore ? Et ces questions de fond demeurent, c’est si j’ose dire votre pain quotidien. Et je suppose, monsieur le Président, que vous avez dû en parler. Je n’ai pas d’écouteur, je n’en ai pas besoin pour savoir de quoi on parlerait, je n’ai pas besoin d’être renseigné ; ce sont des problèmes permanents, qui dureront après vous, qui ont commencé avant vous. Comment établir les rapports dans cette collectivité locale, petite ou grande ; je vois ici le maire de Paris, mais je vois dans mon département une commune de 26 habitants – vous en avez connu certainement dans vos départements qui sont du même ordre – c’est-à-dire l’extraordinaire variété et la diversité des responsabilités encourues avec le même titre et finalement la même fonction, ce qui est très réconfortant.
Alors, si vous voulez bien, parlons, parlons de quelques sujets simples, ceux que j’ai notés, qui ne prétendent pas innover, mais qui rappelleront, je l’espère, quelques vérités d’évidence. J’ajoute que si j’avais eu l’intention d’entrer dans le vif du sujet, je me serais trompé d’adresse : ce n’est pas mon rôle, c’est le rôle du gouvernement et du parlement. Et je n’ai pas à me substituer à eux. Si j’aborde ce sujet sous cet angle, c’est parce que cela me vient à l’esprit, car je m’aperçois qu’on discute beaucoup des institutions. Qui fait quoi et où ? Vous savez, les institutions, – vous me pardonnerez, comment dirai-je, pas la vulgarité mais la facilité d’expression – leur travail essentiel, à travers les siècles d’histoire, ç’a été de se marcher sur les pieds. Ne croyez pas qu’une institution soit jamais restée statique, elle a toujours voulu davantage, et davantage cela voulait dire mordre sur le territoire de la collectivité voisine. C’est une dialectique, c’est un combat permanent et nécessaire, c’est la vie d’une démocratie ; il faut que chacun affirme ses droits, et, le cas échéant, tente d’affirmer ses pouvoirs. Il n’y a pas lieu de s’en indigner.
– Mais ce qui est vrai, c’est que les institutions de la France, le rôle du Président, le rôle du gouvernement, le rôle du Parlement et des autres corps, des autres pouvoirs, le pouvoir judiciaire, le pouvoir de la presse, ont constamment besoin d’être réexaminés car les conditions de leur exercice changent constamment. Le débat entre les pouvoirs exécutif et législatif a derrière lui plusieurs millénaires d’histoire ; il suffit de se reporter aux philosophes grecs pour en ressentir toute la force. Le débat avec le pouvoir judiciaire s’est davantage affirmé au cours des siècles récents, des trois derniers siècles. Les pouvoirs de la presse ou de l’information datent d’une ou deux générations et changent tous les jours. Les rapports entre les collectivités locales et la collectivité nationale sont modifiés également.
– Donc, c’est une discussion nécessaire, et je trouve très bien qu’elle ait lieu à quelques mois d’une élection présidentielle dont j’entends souvent parler – je crois d’ailleurs comprendre qu’il s’agit de ma succession.. C’est important de savoir ce que l’un ou l’autre entend par le pouvoir qu’il détiendra. Comment respecter les droits du Parlement ? Vous savez, tout n’est pas écrit noir sur blanc ! Ce n’est pas que je sois, pas plus que vous, de tradition anglo-saxonne, où l’on n’écrit rien, mais je me méfie un peu d’une certaine tradition française qui veut qu’on écrive tout. Alors, on écrit tout, mais bien entendu on n’en tient pas compte. La IIIème République a vécu sur l’idée qu’il n’y avait pas de chef du gouvernement, résultat, c’est le président du Conseil, ou chef du gouvernement, qui est devenu le personnage central de nos institutions. Elle avait prévu le droit de dissolution, et personne ne s’en est jamais servi.
– Sous la IVème, l’article 13 disait : l’Assemblée nationale vote seule la loi, elle ne peut déléguer ses droits ; elle a passé son temps à le faire. C’est-à-dire que nous avons une propension, nous, Français, à vouloir tout rédiger, tout régler à l’avance et pour longtemps. Un peu d’expérience – c’est la seule chose que je réclame, je commence à en avoir -, un peu d’expérience finit par vous apprendre que les choses ne se passent pas comme cela.
Donc, les grands chantiers. Personnellement, j’ai proposé une réforme constitutionnelle qui a été pour partie abordée : j’espère qu’elle sera poursuivie, mais, après tout, je n’ai pas de droit de paternité. Beaucoup d’entre vous s’interrogent, ils ont raison de s’interroger : apportez les solutions qui vous paraîtront les meilleures. Mais il faut qu’il y ait un pouvoir législatif. Il faut donc que le Parlement soit respecté, il faut que le Parlement retrouve un peu plus d’aise qu’il n’en a aujourd’hui. Il faut que le gouvernement aussi se fasse entendre. J’avoue que je suis toujours très heurté – je heurterai moi-même certaines consciences en disant ce que je vais dire – par cette sorte d’empressement assez général à ne pas tenir compte de l’Etat, à détruire l’Etat, comme si ce n’était pas la force principale qui cimente l’ensemble des volontés françaises. Et je ne peux pas prendre part, je ne peux pas participer à cette tendance intellectuelle. C’est vrai qu’il y avait trop d’Etat à un moment donné : c’est vrai, mais attention au balancement.
– On pourrait continuer longtemps : et vous imaginez bien que certains pensent que je vais aborder maintenant le problème des autres pouvoirs, ceux qui sont à la mode. Je m’en garderai bien, du moins pour l’instant. Je n’en pense pas moins.
– Donc, le débat sur les institutions est un débat sain. Il ne faut pas en faire une sorte d’obligation constante – on ne peut pas constamment remettre les institutions d’un pays sur le chantier – mais il convient d’y réfléchir.
Les pouvoirs du Président : on les exagère, ils peuvent être exagérés. Eux aussi, ils dépendent plutôt d’une tradition que de la lettre. En réalité, le pouvoir exécutif est essentiellement détenu, ou doit l’être, par le gouvernement. Mais le Président de la République y a sa part et même, dans certains domaines, une part prédominante. Cela est contraire à la tradition de la IIIe et de la IVe Républiques, comme de la plupart des régimes parlementaires d’Europe, où le chef de l’Etat a un rôle moral, psychologique, quelquefois politique, mais a pour devoir essentiel de ne pas se mêler de la vie quotidienne d’un pays.
– Donc, c’est très difficile à ajuster. Et il faut bien que vous sachiez que la France est un pays à part aujourd’hui et que le jour où vous élirez un nouveau Président de la République, il ne faudra pas vous occuper simplement des textes qu’il vous proposera, il faudra regarder un petit peu ce que vous pensez, non seulement de ses textes, mais de lui. Car il est indispensable d’abord d’avoir un certain sens de l’équilibre : mais aussi il faut peut-être une certaine richesse humaine. Je dis cela comme une sorte de dessein imaginaire que je me suis efforcé, sans toujours y réussir, de réaliser. Mais enfin, puisque je parle pour les autres, cela m’est plus commode.
– Il faut que le chef de l’Etat aime les Français et il faut que les Français sentent qu’il les aime. Tout le reste, on ne dira pas que c’est de la littérature, c’est important, mais s’il n’y a pas cette relation affective, ce qui ne signifie pas du tout la confusion ni des sentiments, ni des esprits, ni le ralliement à une doctrine majoritaire qui s’imposerait à tous… Non, cette relation humaine que vous vivez tous les jours dans votre vie familiale, dans votre vie amicale, dans votre vie civique, elle est, croyez-moi, primordiale, pour que les Français se sachent aimés par ceux qui les dirigent et qui les représentent, pour un temps limité dans certains cas cela s’allonge un peu, mais, croyez-moi, cela ne fera pas école.
– Alors je crois qu’il est très important que j’aie pu en ce jour, en cette matinée, apporter à un congrès comme le vôtre le salut et la marque de confiance du Président de la République à tous les maires de France.
Trois remarques maintenant, accompagnant ce salut et cette marque de confiance. La première : j’ai personnellement toujours pensé qu’il n’y avait pas de véritable démocratie sans libertés locales, réelles, vivantes et garanties. C’est grâce à cette expérience dont je vous parlais pour commencer, vécue à vos côtés. J’étais quelquefois gêné – Dieu sait la considération que j’ai pour le corps préfectoral français ; j’ai été moi-même ministre de l’intérieur, il y a bien longtemps, et j’ai toujours considéré qu’il s’agissait de l’un des meilleurs corps de l’administration française ; donc, que nul n’y voie une critique déguisée – mais j’étais souvent un peu agacé quand je voyais les maires de mon canton, par exemple, là où j’étais conseiller général, attendre le préfet, en froissant leurs casquettes, très intimidés ; comment dirai-je : comme au régiment, quoi, attendant que le commandant de la garnison vienne les inspecter. Il se crée des faux rapports, car le préfet, souvent, n’avait pas voulu cela lui-même. Mais c’était dans la fonction.
– Nous étions encore dans la phase napoléonienne de la fonction publique. Et c’est cette phase napoléonienne que j’ai voulu briser en 1981 et 1982, en instituant les lois de décentralisation. Il fallait changer les rapports humains. Il fallait considérer que les 36000 communes – je n’ai jamais pu savoir le chiffre exact : j’ai pourtant le moyen de m’informer, mais on m’apporte toujours des renseignements différents, disons qu’il y en a plus de 36000 -, cela représente plus de 500000 conseillers municipaux. Il y a donc plus de 500000 personnes en France qui s’occupent des autres, bénévolement de façon générale. On peut critiquer leurs caractères, on peut critiquer leurs opinions, on peut se plaindre de tout. On peut toujours se plaindre de tout, d’ailleurs on n’y manque pas. Mais ce qui est important, c’est de savoir qu’il y a quand même ces 500000 personnes. Et quand on donne en modèle ces grands pays étrangers où il y a beaucoup moins de communes et où les collectivités locales sont plus vastes, je ne pense pas que cela soit un bienfait. Je pense que plus on éloigne l’élu de l’électeur, plus on compromet la démocratie.
– Il ne faut pas tomber dans l’excès contraire : il ne faut pas être ennemi des réformes administratives qui permettent de regrouper les intérêts et les responsabilités. Mais faisons attention, chaque commune a son âme et même pour moi, dans une petite commune – puisque j’étais dans un petit pays, assez peu peuplé, parce qu’assez pauvre -, même la disparition d’un hameau du conseil municipal représentait déjà une perte de substance pour le pays : c’étaient des gens abandonnés.
– Il faut donc qu’on soit capable, à la fois, de créer les structures qui permettent de bien travailler dans une économie et une administration modernes, mais aussi de garder la personnalité, l’identité de chaque corps vivant, de ce qui a fait la France, de ce qui doit continuer de faire la France.
– Les libertés locales c’est très important. Un demi million de gens disponibles, parce qu’ils le sont, quand même : il y en a qui ont mauvais caractère, mais finalement on s’en accomode, s’ils sont serviables, s’ils connaissent les problèmes qu’ils traitent. Il y a quelquefois des conseillers municipaux de village qui sont pris par la folie des grandeurs : ne vous inquiétez pas, cela s’arrange toujours. C’est l’avantage de la démocratie.
– Donc, c’est un réseau, une réserve de civisme exceptionnelle tissée par le suffrage universel qui est notre loi. Et c’est cela qui a permis à la République française, si fragile en ses débuts, de survivre.
J’ai eu l’occasion de célébrer avec beaucoup d’entre vous le deuxième centenaire de la Révolution française. Et cela m’avait conduit à prononcer quelques discours, d’ailleurs sans doute un peu trop, et m’avait amené à étudier ce que l’on disait sur le même sujet un siècle plus tôt, c’est-à-dire au premier centenaire. Je me suis rendu compte, certains d’entre vous le savent, qui ont poussé plus loin leur recherche historique, que la République française au bout d’un siècle n’était pas du tout installée. Elle était extrêmement fragile. On pouvait craindre en 1889 un renversement du régime, par manque d’attachement des masses à leur République. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle Sadi Carnot a été élu Président de la République, lancé assez malignement par Georges Clemenceau pour empêcher Jules Ferry d’être élu. Clémenceau avait joué sur ce réflexe, disant : il faut que pour le premier centenaire nous ayons à la tête de l’Etat un nom symbolique. Naturellement, les trois Carnot, le grand Carnot, et puis Hyppolite, et puis Sadi Carnot, cela voulait dire quelque chose. Cela éveillait la conscience de chaque Français. Et Sadi Carnot, pour son malheur d’ailleurs, a été élu Président de la République.
– Aujourd’hui, un siècle après, la question ne se pose plus, naturellement. Ce serait absurde d’employer les mêmes termes. Mais l’esprit de la République, le sens républicain, le respect de la République, ce qui signifie un certain comportement à l’égard de ses concitoyens, est toujours menacé. Et puis il y a des idées qui traversent les frontières, il y a des propagandes, il y a des entraînements, il y a des folies collectives. Seule une vraie République démocratique permet d’y résister. C’est ce que je me permettais de dire il y a quelques jours à Biarritz, aux chefs d’Etat africains qui se trouvaient réunis avec les Français. Je leur disais : si vous voulez bâtir votre démocratie – il reste souvent beaucoup à faire, bien entendu -, essayez de mettre en place un maillage très dense d’élus locaux, d’institutions locales.
Voilà pourquoi j’ai voulu la décentralisation. Je ne vais pas m’en expliquer davantage. Cela a été l’objet de nombreuses contestations ; aujourd’hui ce n’est plus le cas. Moi-même, il m’est arrivé, sur bien d’autres problèmes institutionnels, de refuser mon concours, ou de contester des réformes et puis elles sont entrées dans les moeurs. Il faut être raisonnable, il faut s’incliner devant le choix du peuple. Je crois qu’aujourd’hui la décentralisation recueille l’adhésion des majorités successives qui pourraient s’imposer dans un pays comme la France.
– Je sais que vous avez quelquefois regretté que la nouvelle répartition des compétences ait davantage bénéficié aux régions et aux départements qu’à vous-même. C’est assez vrai. Mais les élus municipaux doivent à la décentralisation d’exercer leurs fonctions avec une grande liberté que je n’ai pas connue, je le rappelais tout à l’heure, lorsque j’administrais moi-même ma ville. Toutes les tutelles, tous les contrôles a priori, sauf, bien entendu, le très important, le très nécessaire contrôle de légalité ont été supprimés. Je ne vais pas répéter ce que je vous disais tout à l’heure. Mais si l’on y ajoute une heureuse réforme – cela ne veut pas dire qu’il y en ait de moins heureuses – celle du mode de scrutin municipal, qu’on soit parvenu, dans les communes de plus de 3500 habitants, à une sorte de consentement général qui permet d’assurer aux minorités une représentation convenable, tout cela a constitué un ensemble de mesures qui fait qu’aujourd’hui un maire de France peut se sentir assuré de sa démarche. Il sait qu’il a devant lui, devant toute la France, un avenir assuré, que la démocratie fonctionne. Et si elle ne fonctionnait pas bien, vous seriez là pour le dire, et pour vous associer, bien au-delà des limites d’un congrès, afin de défendre l’essentiel des conquêtes de nos ancêtres.
– Bien des choses restent à faire. Je continue à le dire à tous les ministres de l’intérieur, y compris à l’actuel, qui en convient, d’ailleurs : je n’ai pas besoin de le convaincre. Je pense qu’un peu plus de déconcentration est nécessaire pour adapter encore davantage l’évolution des compétences des pouvoirs élus aux compétences des pouvoirs délégués par l’administration centrale. Mais cela, c’est un travail très difficile, très long à venir. Les résistances sont multiples, mais enfin, il faut aller dans ce sens-là. Pour finir cette première réflexion – il n’y en aura que trois -, c’est que je crois qu’aux côtés de collectivités locales fortes, il faut un Etat fort. Ce n’est pas la mode, mais je le dirai jusqu’au bout.
Ma seconde observation concerne le rôle des maires dans la France d’aujourd’hui. Depuis le début de la crise qui frappe les pays industriels du monde occidental – pas les autres, ne confondez pas, on confond souvent, on dit : « la crise » ; c’est un peu vague – les maires sont en première ligne, face aux drames sociaux et aux phénomènes d’exclusion qui en résultent. Mieux que d’autres, vous pouvez sentir les menaces qui pèsent sur notre unité, sur notre cohésion sociale, car c’est vers vous que se tournent celles et ceux qui, en grande difficulté, en grande détresse, sollicitent des mesures immédiates, des mesures d’urgence. Et c’est à travers la commune que s’exprime d’abord, autant qu’il est possible souvent dans l’improvisation, avec les moyens du bord, mais grâce à des trésors d’imagination et de dévouement, ce que nous appelons de deux grands mots, la solidarité nationale. Voilà une tâche très lourde, pour laquelle je pense que vous n’avez pas les moyens qui conviennent. Et ce sera l’une des recherches les plus importantes de ces prochains mois, que de viser à aligner, en effet, les moyens sur les devoirs. On peut constamment dire : les communes vont faire ceci, faire cela, elles vont prendre part à tels ou tels financements. Mais si vous n’avez pas d’argent ? Quant je vois de quelle manière les impôts locaux augmentent – dans certains cas -, et que la presse a tendance à accabler les magistrats communaux, je dis : « mais comment peuvent-ils faire autrement, lorsqu’ils sont obligés de faire face à des milliers, parfois à des dizaines de milliers d’exclus, qui pèsent sur la collectivité ». Bref, c’est sur vous que repose essentiellement le succès ou l’échec des grandes politiques sociales. D’où l’importance de l’insertion des jeunes, de la politique de l’aménagement du territoire, mise en exergue au cours de ces derniers mois, ou de celle de la ville sur laquelle je me permets d’insister, où il me semble qu’il reste un très important effort à faire pour éviter le drame que nous redoutons tous et qui verrait s’enflammer, sans toujours que l’on comprenne pourquoi, la plupart des banlieues de nos villes.
– De toute manière, nous sommes bien d’accord pour estimer qu’il faut éviter que soit exclus du circuit de certaines décisions la plupart des citoyens ; mais les maires eux-mêmes sont souvent exclus des décisions qui les concernent, et c’est là que j’attends un progrès en matière d’action sociale. Alors que les finances locales sont constamment sollicitées, je crois qu’il faut avancer dans ce sens, et je me permets de vous le conseiller.
Vous avez consacré l’essentiel de vos travaux à l’emploi. Je ne vais pas me substituer à vous. Sur l’emploi, j’entends tous les jours des propositions nouvelles : je ne m’en plains pas, il est certain que nous souffrons tous tellement de ce drame que les vrais responsables politiques et sociaux doivent avoir cette pensée majeure dans l’esprit. Mais je crois que c’est bien parce que les maires ont conscience de leurs responsabilités particulières que ce thème de l’emploi a été choisi par le bureau de votre association. Je vous félicite de l’avoir traité. J’ai noté en particulier que 70 % des maires des communes de plus de 2000 habitants considéraient que leur budget d’investissement était un moyen efficace pour créer ou maintenir l’emploi sur leur territoire. Ceci doit pousser à certaines conclusions. Premièrement, la politique de l’emploi relève essentiellement de l’Etat ; d’autre part, les communes peuvent obtenir des résultats importants en matière d’emploi pour peu qu’elles aient des moyens d’agir ; ce qui montre bien que le devoir de l’Etat est de faire que ces moyens leur soient donnés.
Mesdames et messieurs les maires, tous ceux qui sont confrontés aux difficultés de la vie, à l’exclusion, au chômage, aux violences de toutes sortes se tournent d’abord vers vous qui êtes leur premier recours et souvent leur dernier espoir. Voilà pourquoi j’attache infiniment d’importance à une rencontre comme celle de ce matin, qui ne doit rien avoir de rituel, qui ne doit rien céder à l’officialité, ou aux faux semblants. C’est sans doute pourquoi vous disposez d’une place privilégiée dans l’esprit public. Ce n’est pas que j’aie la manie des sondages, mais enfin, il est vrai que depuis de longues années, depuis plusieurs décennies, lorsqu’on demande aux citoyens français de bien vouloir qualifier l’estime qu’ils portent à leurs élus, ils placent généralement leurs élus municipaux et leurs maires en tête, parce que c’est leur vie de tous les jours, parce qu’ils se connaissent, parce que les familles se connaissent. C’est une place privilégiée, mais souvent menacée : voyez de quelle manière, sur le plan parlementaire ou gouvernemental, nous parviennent des nouvelles désolantes, de quelle manière sont mis en cause l’honnêteté ou le simple respect de la légalité de nombreux élus importants. Il est donc essentiel que les élus locaux se sentent à l’abri d’une critique qu’ils ne méritent pas. J’en connais certains, certains d’entre vous, qui m’entendent en cet instant, qui sont lassés au point qu’ils ne désirent pas se représenter aux élections de 1995, parce qu’ils ne veulent pas être entourés d’opprobre, être considérés, a priori, comme élus, donc suspects. Ils ne supportent plus cette situation, ils ont raison de ne pas l’accepter, parce qu’il n’y a pas d’humilité à avoir, il n’y a pas à s’excuser d’être un élu.
– Vous avez déjà consacré beaucoup de temps de votre vie au service de la chose publique. Je vous le demande : sauf si des raisons familiales, personnelles ou de santé s’imposaient à vous, continuez de vous adresser à l’opinion publique. Le succès, cela dépendra d’elle. Mais le seul fait de désirer représenter son pays comme un honneur qui donne à une famille une juste réputation, il faut préserver cela. Ce n’est pas une vanité, le sentiment du devoir accompli, c’est très important pour qu’une collectivité nationale persévère et dure dans son être.
Voilà, cette rencontre va s’achever. Je me réjouis finalement d’avoir cédé à vos instances : il faut dire non, souvent, là j’aurais eu tort. Nous n’aurons pas si souvent l’occasion de nous voir, et d’autre part vous, vous êtes là collectivement, une assemblée qui m’impressionne : ce n’est pas de la timidité, mais dans vos regards et dans vos attitudes, il me semble voir la France. Et c’est si rare, de pouvoir considérer son pays en face, avec des visages. La France, elle est là, avec ses défauts, avec ses vertus, avec ses inconstances, avec sa permanence, avec son avenir, avec un formidable passé, son histoire.
– Mesdames et messieurs, c’est à nous qu’il appartient aujourd’hui, – encore pour quelque temps, certains d’entre vous pour longtemps, j’espère -, de dire à la France ce qui lui est nécessaire, de quelle manière elle doit se comporter, et d’attendre son jugement. Et je terminerai comme j’ai commencé : on ne peut rien faire avec la France si on ne l’aime pas. Qu’est-ce que vous faites, vous, tous les jours ? Dans vos paysages, vos collines, vos montagnes et vos plaines, il arrive des moments de votre vie où vous vous arrêtez : vous regardez autour de vous, vous respirez l’air délicieux de cet automne et vous vous dites, « comme il fait bon vivre chez nous » même s’il y a trop de malheur, trop de tristesse, trop de détresse. Voilà la France qu’il faut servir : c’est ce que vous faites, mesdames et messieurs, alors bon courage, bonne chance. Je ne vous dis pas à l’année prochaine : mais soyez nombreux l’année prochaine pour célébrer la pérennité du Congrès de l’Association des maires de France.