Allocution prononcée par Monsieur François Mitterrand, président de la République, lors du diner officiel offert par Monsieur Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, à l’issue des cérémonies commémoratives du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre en Europe.
Moscou, mardi 09 mai 1995
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je suis venu ce soir au nom de la République française pour saluer le peuple russe, le grand peuple russe, celui d’une grande histoire, un peuple créateur, un peuple patriote. Je suis venu le saluer en ce jour du 8 Mai 1995.
Un demi siècle après tant de drames que nous sommes encore quelques‑uns ici sans doute à avoir vécu, je suis venu saluer le soldat russe, mais aussi le soldat appartenant à d’autres nationalités qui combattait à ses côtés.
Quel exemple de force et de courage ! Là aussi, il s’agit d’une vieille tradition russe. Mais quand tout paraît perdu dans ce pays où nous sommes, tout peut être encore sauvé.
Ce que vous avez vécu lors de la dernière guerre mondiale, la France l’a vécu au siècle précédent. Moscou et la Russie ont des fils et des filles qui l’aiment, qui la défendent jusqu’à la mort.
Je suis venu saluer, Président Eltsine, vos morts. Je sais qu’on a le respect des morts en Russie et plus encore lorsque cette mort s’identifie aux sacrifices pour la patrie.
J’ai eu l’occasion de venir souvent dans ce pays et quelles qu’aient été les évolutions du régime et quoi que j’ai pensé de ces comportements, le moment où, au nom de mon pays, je m’inclinais devant les morts russes de la guerre, était pour moi toujours émouvant et je le disais hier, à Berlin, cela mérite réflexion pour tous ces pays qui se rassemblent ce soir dans cette salle. Comment distinguer le courage du soldat allemand et le courage du soldat russe, qui l’un et l’autre ont dû mener des batailles terribles, chacun pour son idéal sans doute, mais surtout chacun pour sa terre ?
Sont présents avec nous, beaucoup d’autres combattants. Je ne saurais oublier naturellement nos amis américains et anglais. J’ai eu la chance de pouvoir aller en Angleterre pendant la guerre. J’ai vu ce que c’était, ce peuple écrasé sous les bombes, menacé à tout instant dans sa liberté et qui n’a pas perdu un moment l’espérance.
J’ai su comme vous, pour ceux qui se battaient à nos côtés, que sans la détermination et la puissance américaine, rien n’eût été possible. Ces hommes qui venaient de si loin, ne pouvaient pas seulement, eux, défendre leur terre qui n’était pas en péril. lis venaient défendre une grande idée, celle de la liberté dans le monde.
Je l’ai dit également hier, je n’ai jamais considéré que les Allemands étaient nos ennemis. Simplement, il fallait se battre, parce que tels sont les systèmes, les régimes, les organisations de société, les idéologies, les déformations de l’esprit. N’allez pas demander cette analyse à chaque soldat, son devoir à lui est simple, il l’accomplit, comme nous l’avons fait. Voilà pourquoi je m’incline ce soir devant les morts.
Je suis venu saluer en même temps, ce soir, l’espérance, c’est‑à‑dire la liberté. Certes, il reste quelques points du monde, en particulier tristement en Europe, où bien des batailles pourraient être évitées si l’on savait préférer le dialogue, si l’on savait préférer la vie à la mort, si l’on savait dominer les passions pour comprendre que le bien commun c’est d’assurer la vie et l’indépendance de nos fils. Je souhaite que ces paroles soient entendues partout où l’on se déchire entre pays frères, ou qui devraient l’être.
L’exemple du grand peuple russe, l’héroïsme de ses soldats, le respect dû à ses morts, à tous nos morts, doit avoir un sens ou bien le monde est fou, et ce sens c’est une autre conquête, une double conquête, celle de la paix, celle de la liberté, et tout de même, l’héroïsme des combattants que nous célébrons en ce 8 mai, cinquante ans après, a permis de faire que nous échappions à un troisième conflit mondial auquel nous n’aurions pas échappé s’il n’y avait eu l’équilibre des forces et la raison des dirigeants. Durant cinquante ans, on a pu construire, imparfaitement sans doute mais construire quand même un début d’édifice où la paix peut vivre. La présence du Secrétaire général des Nations Unies en est le témoignage ici ce soir.
Voilà bien des saluts, mais je voudrais en finir pour vous dire qu’il convient d’en tirer les leçons. Est‑ce qu’on va recommencer ? Nous avons vécu la guerre violente, la guerre atroce de 1939‑45, après l’autre. Au fond c’était la mêmeguerre, mais habitée par des idéologies différentes. Allons‑nous recommencer ? Saurons‑nous créer les structures qui permettront au monde de vivre, pardonnez-moi de le dire parce que je suis européen, à l’Europe de s’organiser ? Nous avons commencé de le faire, nous avons commencé de le faire au sein de l’Union européenne, mais la vocation de toute ces unions, c’est de s’élargir, de s’identifier à un continent, de simplifier la carte du monde. Le paradoxe veut qu’au moment même où cet effort d’unité ou de rassemblement pour la paix se produit, une sorte d’entraînement vers l’émiettement, une force centrifuge répond à un autre besoin qu’il faut comprendre. Celui d’être soi‑même, celui de ne pas être écrasé ou dominé par une culture où par un peuple plus puissant, et le problème du siècle prochain, ce sera de réaliser la synthèse entre ces deux besoins.
Unir et rassembler comme ont su le faire les Etats Unis d’Amérique chez eux, comme commence à savoir le faire l’Europe et d’abord l’Europe occidentale chez elle, comme on aperçoit naître des unions dans le Sud Est Asiatique, en Afrique, ce n’est qu’un début. La synthèse entre cette tendance au regroupement pour éviter les dissentiments inutiles et d’autre part le besoin de chaque individu, de chaque groupe d’individus d’affirmer son identité au besoin contre les autres .
Voilà, Mesdames et Messieurs, celle qui vous attend, pour la fin de ce siècle, pour le siècle prochain, moi j’appartiens à la génération qui s’en va, celle de la guerre comme soldat, celle de l’après‑guerre comme responsable. Cela s’achève, il y a autre chose à faire, la liberté et la paix ne seront sauvegardés, laissez‑moi vous dire ma propre conviction, que par la démocratie, c’est‑à‑dire que par l’avènement des peuples, de tous les hommes au choix de leur destin. Si l’on prétend leur imposer une loi intérieure par des groupes d’intérêts, des minorités, ou des intérêts de l’extérieur, par le goût de conquête, nous retomberons dans le drame qu’ont vécu les siècles précédents. Alors je suis venu saluer la paix, et je vous remercie.
Pour écouter le discours dans son intégralité :