Allocution prononcée par Monsieur François Mitterrand
Président de la République
A l’occasion de la clôture du forum de l’Ecole de Guerre
« Quelle sécurité en Europe à l’aube du XXe Siècle ? »
Je suis heureux de pouvoir prendre part à la clôture de vos travaux. Ces travaux feront l’objet d’études attentives. Si nombreux ont été ceux qui se sont passionnés pour ce sujet qu’il y a sans aucun doute beaucoup d’intérêt à en tirer profit. Il est bon que se rassemblent de temps à autre celles et ceux qui se consacrent à la réflexion comme à l’action pour la sécurité de l’Europe. Je ferai à cet endroit quelques observations qui sont naturellement déjà dans votre esprit.
Depuis l’arrivée au pouvoir à Moscou de M. GORBATCHEV, la situation internationale, jusqu’alors figée – pendant quarante ans – par la guerre froide et la logique des blocs, a connu la mutation que vous savez. L’ordre mondial et l’ordre européen ont pris un nouveau sens. Faut-il énumérer les changements majeurs ? Le rideau de fer a disparu. Les pays de l’Est de l’Europe se sont engagés sur la voie du pluralisme et de la démocratie. Des élections libres ont eu lieu en Tchécoslovaquie, en Hongrie, Pologne, Roumanie, Bulgarie et même en Albanie. L’Allemagne a retrouvé son unité.
En signant la charte de Paris, en novembre dernier, l’Europe s’est retrouvée autour d’une même vision du monde, d’un patrimoine de valeurs communes, celles qui découlent de l’adhésion au projet démocratique et au respect des droits fondamentaux. On n’a pas assez mesuré l’importance dans l’opinion de cette charte. 34 pays présents, les adversaires d’hier ! Et il n’est pas indifférent de constater que cela s’est passé en France.
La volonté de coopérer s’est substituée à la logique de l’antagonisme. La confiance en la capacité d’unir progressivement tous les Européens se renforce chaque jour, au sein de la communauté européenne bien sûr, par la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe et je le souhaite, par la perspective d’une confédération européenne qui offrira un cadre politique, souple et adapté à la prise en compte, dans l’Europe de demain, des solidarités et des interdépendances politique, économique, technique et culturelle de notre continent.
Ce mouvement vers la démocratie s’est accompagné de progrès importants dans le domaine de la sécurité dont nous parlons. Le Sommet de Paris a consacré l’émergence de ce nouvel ordre que j’évoquais il y a un instant où doit progresser la confiance si l’on veut que s’accroisse la sécurité, la transparence, si l’on veut que s’impose la règle de droit. En acceptant de réduire leurs forces conventionnelles à un niveau suffisant et défensif, en s’engageant à respecter des procédures de vérifications efficaces, en faisant de l’équilibre des forces un principe, les Etats membres de l’Alliance atlantique et de ce qui fut l’organisation militaire du Pacte de Varsovie ont dessiné la nouvelle architecture de la sécurité collective. Si l’on ajoute à ce tableau, la signature du traité sur l’élimination des forces nucléaires intermédiaires, (accord de Washington) en décembre 1987 ; les négociations en cours entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique relatives à la réduction de leurs arsenaux nucléaires stratégiques ; la croissance significative du nombre des opérations de maintien de la paix conduites par les Nations Unies (5 au cours des trois dernières années pour 13 durant les 40 années précédentes) ; le rôle joué par le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies dans la crise du Golfe ; et enfin, la volonté de régler un à un les conflits dits régionaux, on voit que le paysage mondial se transforme, conséquence du choc initial que j’évoquais pour commencer, celui qui s’est produit à Moscou.
Et pourtant, malgré l’étonnant chemin parcouru, il ne semble pas que règne sur notre continent l’état d’esprit qui devrait caractériser ceux qui se sentent à l’abri du danger, donc en sécurité.
D’où vient ce décalage ? Les raisons sont multiples. Je citerai les risques d’instabilité dus, dans une Europe qui doit affronter des problèmes économiques et sociaux importants, dus aux conflits de nationalités que le couvercle de Yalta avait provisoirement occulté.
Et j’observerai que l’Union Soviétique est et demeurera, en termes militaires, une grande puissance qui, sur le plan où nous nous plaçons peut susciter des craintes, du moins dans la mesure où elle ne désirerait pas, mais elle le souhaite actuellement, être arrimée à l’Europe. Dans ce contexte mouvant, il nous faut définir les conditions futures de la Sécurité en Europe.
Cette sécurité, comme ailleurs dans le monde, a pour première condition l’équilibre des forces militaires. Lorsque celui-ci est atteint, la confrontation cesse d’avoir un sens et la coopération se développe. Le traité de l’Elysée du 19 novembre 1990 sur les armements conventionnels constitue de la sorte l’un des fondements de la paix sur notre continent, il faut s’en convaincre, et son application intégrale par tous, sera un gage de confiance pour l’avenir. Lorsqu’il aura été ratifié, après qu’auront été résolues les difficultés qui subsistent, il pourra être complété, et j’en suis d’avance d’accord, afin que soit fixé un autre équilibre des forces à un plus bas niveau compatible avec la sécurité de chacun.
Dans cet équilibre, l’Alliance Atlantique, qui unit 14 pays d’Europe, les Etats Unis d’Amérique et le Canada, continuera de jouer pleinement son rôle, un rôle majeur pour le maintien de la paix, dans l’esprit de ce qui a été décidé au Sommet de Londres de juillet 1990. C’est souvent un sujet de débat, je le sais depuis longtemps, mais pour un homme de ma génération qui avait vingt ans au début de la deuxième guerre mondiale, qui a connu la résistance, puis la victoire commune et ses suites avant le commencement de la guerre froide, il faut savoir exprimer la gratitude que l’on doit au grand pays d’Amérique sans lequel notre liberté et notre patrie auraient perdu toute signification à travers le temps. Ceux de nos pays qui ont pu parvenir, comme le nôtre, à un stade majeur dans sa détermination et dans son indépendance, ne doivent pas l’oublier et je tiens à le redire ici. Les liens entre les membres de l’Alliance atlantique, quelle que soit leur situation pratique au sein des organismes militaires – vous connaissez la position de la France dont nous n’entendons pas changer – sont très forts. Encore faut-il que cette alliance s’adapte sa stratégie, son organisation, son mode de fonctionnement ne pourront, à l’évidence, être les mêmes dans l’Europe des années 90 et la suite, que ce qu’ils ont été il y a dix ou vingt ans. Voilà pourquoi il faut contribuer activement, et vous le faites et je vous en remercie, à la réflexion qui doit préparer ces évolutions.
La disparition que j’espère durable de la confrontation entre l’Est et l’Ouest comme le renouveau de la vie démocratique dans de nombreux états autorisent à penser que les nations européennes régleront désormais pacifiquement leurs conflits tandis que les minorités devront trouver les conditions du maintien de leur identité. Les structures mises en place lors du récent Sommet de PARIS, je citerai le centre de prévention des conflits„ seront des instruments de stabilité pour la coopération, quitte à ce qu’ils soient complétés ultérieurement par un mécanisme de consultations politiques d’urgence que la France préconise.
Seules ces institutions nouvelles garantiront la sécurité des états qui, au centre de l’Europe, recherchent les conditions de leur développement. Ces états savent bien que la démocratie, que la liberté, qu’ils viennent de reconquérir, sont toujours fragiles et menacées, même de l’intérieur. Et c’est pourquoi leur intérêt, comme le nôtre, est de prendre part à la réussite de la Conférence sur la Sécurité et Coopération en Europe ou CSCE.
La construction européenne, quant à elle, se poursuit. La communauté des Douze, en même temps qu’elle a entrepris son union économique et monétaire, s’est engagée dans la voie de l’union politique. Tout le monde le sait mais je suis de ceux qui vivent de près cette expérience. Il n’a pas été aisé d’arracher la décision de la Communauté pour accepter la constitution de deux conférences intergouvernementales qui échappent de ce fait aux règles strictes du Traité de Rome et qui préparent un nouveau Traité. Or l’union politique, en matière de politique extérieure entraînera inéluctablement la création d’une capacité militaire propre. Cela ne paraît pas actuel, cela ne l’est peut-être pas. Des conditions sont encore à réunir : il faut s’y attaquer. Mais on doit y penser toujours, en sachant que la diversité des intérêts et des choix ne sera pas aisément réglée. Je note, à cet égard, que la récente crise du Golfe a apporté la démonstration de ces difficultés même si l’UEO a pu apporter sa contribution navale au contrôle de l’embargo contre l’IRAK, comme aujourd’hui, la même organisation prend part aux opérations de déminage au Koweit.
La défense de l’Europe de l’Ouest ne peut, pour le temps présent et pour de longues années encore, se concevoir que dans le respect de l’Alliance Atlantique. Il ne s’agit pas de créer une organisation de défense qui se substituerait à celle de l’OTAN, il s’agit simplement de connaître les limites de l’Alliance atlantique et de son organisation militaire, limitant ses compétences, limites dans son aire géographique, pour savoir que l’Europe en tant que telle ne doit manquer aucune occasion de se structurer par une politique commune et par là même une défense propre.
Le tournant que le monde a connu à la fin du conflit Est-Ouest a laissé, c’est une observation à laquelle je tiens, une sorte de sentiment mitigé au sud. Tout au long des années 89 et 90, on a vu monter comme une sorte de crainte d’un repli des pays du Nord, certainement surchargés par l’afflux d’obligations nouvelles et particulièrement d’obligations financières, repli des pays du nord sur eux-mêmes qui est aussi une sorte d’alibi pour une indifférence très répandue à l’égard des pays du tiers monder ou, pis encore à une sorte de transfert de la confrontation de l’axe Est-Ouest à l’axe Nord-Sud.
J’observerai que l’époque de la guerre froide n’avait certes rien d’idyllique pour les pays du sud qui en ont souvent subi les pires effets. Mais elle avait permis à beaucoup d’y trouver des accommodements, voire des avantages. A bien des égards, le non-alignement est issu de la guerre froide. Il a permis ici et là de corriger, d’une façon ou d’une autre, les effets de la confrontation traditionnelle mais il n’a pas empêché, je dirai même de moins en moins, l’apparition de graves et multiples conflits.
Avant même que la guerre du Golfe ne nous en apporte la confirmation éclatante, il était clair que l’ensemble de la communauté internationale avait un intérêt collectif à rechercher une organisation de la sécurité qui échappe à la seule confrontation des idéologies. A condition que soient également récusées la domination des riches sur les pauvres, la tentation du fanatisme religieux ou la violence des ethnies. C’est la tâche, Mesdames et Messieurs, qui nous reste à accomplir en vue d’un monde plus stable et plus juste. A cet égard, j’apprenais aujourd’hui même que le Président du Sénégal, M. ABDOU DIOUF, avait eu bien raison de préconiser, une approche commune des pays du Nord et du Sud sur la sécurité.
La preuve est faite aujourd’hui que les règles communes dans les relations entre Etats doivent être définies au sein de la communauté internationale et par elle, et non pas ailleurs. Tel a été le choix des fondateurs de l’Organisation des Nations Unies, choix instruit par les carences de la Société des Nations avant-guerre, et par les horreurs de la 2ème guerre mondiale. Au cours des quarante-cinq dernières années, tout en évitant le pire, et ce n’est pas rien, les Etats ont emprunté, volontairement ou non, des chemins de traverse qui nous ont éloignés peu à peu du principe fondateur selon lequel la société internationale c’est d’abord le respect du droit.
Cela demandera beaucoup d’efforts. On peut imaginer des épreuves cruelles, celles du Golfe ne sont pas à oublier, elles durent encore pour les peuples soumis à la brutalité. Mais l’expérience d’un siècle trop chargé de destructions, de menaces, d’exclusions montre quand même que la sécurité s’est améliorée d’une façon générale dans le monde. Seulement il faut bien songer que cela n’a été possible et ne sera possible qu’à trois conditions :
La première : le même droit international doit s’appliquer partout et à tous. Tant qu’il y aura deux poids et deux mesures dans l’application des résolutions des Nations Unies, aucun ordre international véritable ne naîtra, ou du moins on n’y croira pas.
Je note cependant que de chemin parcouru en moins d’un an avec la crise du Koweït et surtout la résolution 688, très récente, du Conseil de Sécurité adoptée à l’initiative de la France car pour la première fois, la non-ingérence s’est arrêtée là où commençait la non-assistance à un peuple en danger. Ces résultats, ces premiers résultats, encourageront la France, et quelques autres à agir pour aller plus loin et plus vite.
Deuxièmement, assurer la maîtrise concertée des armements en vue de prévenir la dissémination des armes de destruction massive, et de contrôler les exportations d’armements et de technologies sensibles. Dans ce domaine qui commande la survie de l’humanité, il conviendra d’utiliser et de développer les mesures de contrôle ou d’interdiction existants ou en voie de création.
Troisièmement, organiser la sécurité et le bon voisinage par des accords régionaux qui pourraient s’inspirer des accords sur la sécurité et la coopération en Europe.
En conclusion, quelle doit être l’action de la France dans ce nouveau contexte international ?
Notre première obligation est de maintenir notre propre capacité de défense. Je l’ai répété à la nation encore le 3 mars dernier. Notre défense continuera de reposer sur la dissuasion nucléaire et sa stratégie autonome.
Mais une capacité de défense, cela signifie aussi des forces conventionnelles, modernes, capables d’intervenir vite et fort, à proximité de nos frontières, comme au loin. Nous devons être encore capables d’agir aux côtés de nos alliés en Europe, si la situation le requérait ; pour défendre aussi nos intérêts outre-mer ; pour assumer nos obligations là où nous avons signé des accords de défense ; pour participer enfin, la guerre du Golfe en a montré la nécessité, à toute action internationale décidée par le Conseil de Sécurité ou par une future Europe de Défense.
C’est pourquoi, comme je l’ai souhaité, un large débat sur la défense de la France doit avoir lieu en mai au Parlement. Cela devra aider à définir l’évolution de nos forces armées, à l’horizon du siècle prochain, pour les adapter aux changements qui affectent la sécurité et à la modification de l’ordre international qui se dessine dans le monde.
Les enseignements de la guerre du Golfe devront être tirés, qu’il s’agisse de la structure de nos forces, de leur mobilité ou des moyens matériels qui ont fait la preuve de leur efficacité dans le combat moderne.
Mais il faut aussi prévenir les crises avant l’affrontement armé. Et donc quelle importance nouvelle donner au renseignement, à l’observation, en recourant notamment aux possibilités qu’offrent les satellites ? Quel équilibre rechercher entre les chars, l’artillerie et les hélicoptères ? Faut-il doter nos unités navales et aériennes de missiles de croisière ? Quelle place donner à une défense limitée contre les missiles balistiques ? Autant de questions dont il faut débattre et qui sont déjà posées dans le cercle plus étroit de ceux qui ont la charge du pays.
Je réunirai à cet égard un conseil de défense pour arrêter les décisions qui s’imposent quant à l’avenir de notre dissuasion afin de tenir compte de la modification du contexte stratégique et des avancées technologiques.
Le service militaire fera l’objet à l’automne d’une nouvelle loi. J’ai déjà dit que la participation de tous les citoyens, ce qu’on appelle la conscription, me paraît également nécessaire lorsqu’il s’agit de protéger le territoire national et de contribuer à la défense de l’Europe alors que nos soldats professionnels ont la compétence et la disponibilité indispensables pour toutes opérations et d’abord les opérations lointaines. Plus précisément quel équilibre interne dans nos armées faut-il viser, voilà encore une question à laquelle je souhaite qu’on apporte réponse.
Enfin, au terme de cette réflexion approfondie le Gouvernement proposera, à la fin de cette année au vote de la représentation nationale les nouvelles orientations de notre politique de défense.
Mais, Mesdames et Messieurs, nos obligations ne s’arrêtent pas là. Nous souhaitons également, je l’ai dit, troisième axe de notre politique de sécurité, le renforcement de la prévention des conflits, le règlement pacifique des différends, la suite et l’approfondissement de la coopération menée dans le cadre de la CSCE qui devient un centre indispensable à tout ce qui touche, aussi bien aujourd’hui que demain, à la sécurité de l’Europe. Et j’ajoute que l’Europe n’est pas tout.
Pour la sécurité du monde en son entier, le Conseil de sécurité des Nations Unies doit représenter le pôle déterminant pour le maintien de la paix et le règlement des conflits. C’est là le commencement des temps nouveaux. Si les grandes puissances responsables ont la sagesse et la fermeté de s’y tenir, de le vouloir et de convaincre.
C’est dans ce contexte, dans l’esprit et le principe que je viens d’indiquer que la France, fidèle à ses alliances et à ses engagements en Europe et dans le monde, pourra assurer sa propre sécurité et contribuer à celle du continent en cette fin de siècle et à l’aube du troisième millénaire.
Ce que je vous ai dit au cours de cet exposé doit nous permettre, pour conclure, de réfléchir au moins à deux thèmes essentiels.
Le premier concerne un ordre en Europe. Un ordre a disparu, c’était celui de Yalta. Il était inacceptable, et je ne l’ai jamais accepté, mais il était commode. Tout était à l’avance réglé. L’équilibre des forces permettait de faire passer au second plan, pour ceux qui dominaient, les problèmes propres à la dépendance des Etats. Un ordre a disparu, il était inacceptable, mais il était commode, et l’ordre qui suivra, s’il repose sur le respect de la souveraineté des Etats, on peut compter qu’il sera plus juste et plus durable. Mais je vous pose la question : ne sera-t-il pas plus difficile, et d’une certaine manière plus dangereux ? Assurément oui, nul n’en doute. Mais je l’ai souhaité, et je me réjouis que nous en soyons là.
Voilà la pâte à modeler, l’Europe à faire, dans la liberté et dans l’espérance, et donc avec l’enthousiasme et le sang froid qui conviennent quand on construit le monde futur. Mais cet ordre-là, comment imaginer qu’il survivra aux passions et aux compétitions, aux revanches et aux amertumes, si l’on ne s’en tient pas à quelques principes supérieurs ! Parmi ces principes supérieurs que j’ai évoqués tout le long de cet exposé, je voudrais m’arrêter un instant sur celui – qui me parait fort important – des garanties pour les minorités.
J’attends une organisation commune où chacun des pays de l’Europe pourra voir sa dignité égale à celle des autres, son devenir assuré par des voies peut-être différentes – pas dans les mêmes délais en raison de la disparité des situations présentes – mais avec une voix égale, comme c’est déjà le cas au sein de l’Europe des Douze. C’est cela que j’ai appelé la Confédération.
Les pays qui n’appartiennent plus maintenant à l’ordre soviétique sont livrés à eux-mêmes. Chacun d’entre eux devra-t-il quémander auprès de la Communauté l’assurance sur son sort ? On compte trois cent quarante millions d’habitants dans la Communauté Européenne des Douze, trente-quatre millions dans l’Europe du libre échange et cent millions dans cette Europe qui hier se trouvait attachée au sort de l’Union Soviétique. Et je n’oublie pas l’Union Soviétique, pays essentiellement européen, qui doit faire partie de notre construction une fois réglées les évolutions attendues.
Il y a donc quelques principes supérieurs parmi ceux qu’a retenus le Conseil de Sécurité pour un et pour tous : des garanties pour les minorités, une organisation commune pour l’Europe tout entière, je veux dire, bien entendu l’Europe démocratique. Réfléchissons à cela et créons les conditions pour y parvenir. Renforçons d’abord, puisque cela est à notre portée, la Communauté des Douze elle-même. Hâtons la signature de Traités d’association entre la Communauté et chacun des pays de l’Europe du Centre et de l’Est. Préparons l’adhésion de ceux de ces pays qui le souhaiteront à la Communauté, en sachant qu’il y faudra du temps, toujours en raison de la disparité des situations économiques. Et pensons à cette organisation où chacun disposera d’une voix égale pour débattre d’immenses domaines communs sans disposer des contraintes de la Communauté, mais où l’on pourra prévoir ensemble les conditions de la sécurité, ce qui se fait déjà au sein de la C.S.C.E, où l’on pourra discuter des droits de l’homme, ce qui se fait déjà au Conseil de l’Europe à Strasbourg, et où l’on pourra prévoir également que, dans la vie de chaque jour, chaque pays se sentira l’égal des autres comme c’est le cas au sein des Douze, où des pays moins riches que d’autres – faut-il citer le Portugal, la Grèce ou l’Irlande – disposent du même pouvoir de refus et de veto que les pays plus riches, dont le nôtre.
Enfin dernière observation, puisque j’ai parlé du respect des minorités : on se rend bien compte, que cette Europe qui vient d’éclater, et nous nous en sommes réjouis, qui voit disparaître les tutelles dont elle souffrait, cette Europe là risque d’obéir, en dépit de tout ce que nous venons de dire, aux forces centrifuges qui l’occupent depuis un millénaire. L’air de la liberté s’engouffre, il ne connaît plus de mesure. De combien d’Etats sera composée l’Europe ? Demain, si chaque fraction, je dirais presque ethnique, veut posséder le statut d’un Etat, comment sera-t-il possible alors de rassembler ? Et que de crises entre-temps, je dirais même que de guerres – locales peut-être mais avec des risques de contagion – se dérouleront de nouveau sur le théâtre européen ! Il faut donc absolument offrir une perspective à chacun des Etats, mais aussi à l’intérieur de chacun de ces Etats aux minorités ethniques.
Il est clair que l’histoire du monde, et particulièrement l’histoire de l’Europe, s’est construite sur la force et la domination. La force et la domination qui ont vu agréger, autour des centres les plus puissants, toute une série de groupes, de provinces, de régions qui sont à la base de nos Etats modernes. Ce qui fait que la carte des Etats ne regroupe pas la carte des ethnies et des identités culturelles. On ne peut pas s’en étonner, l’histoire s’est faite comme cela, elle ne cessera pas d’un coup d’exercer ses effets. Au demeurant serait-ce souhaitable ? L’aspiration qui nous possède, c’est l’aspiration à l’unité, à l’organisation, à la sécurité collective et non pas à l’émiettement, à condition que les minorités soient garanties dans leurs droits essentiels, dont le premier est celui de leur identité, au sein des Etats où elles sont en minorité.
J’insiste sur ce point, car il commandera croyez-moi, les conditions de la sécurité générale de l’Europe. Ce que nous avons tant aimé à partir de la chute du mur de Berlin, cette explosion des enthousiasmes, ces foules libérées devant lesquelles aucun pouvoir, aussi habitué qu’il était à la force, n’a pu résister – et cela pratiquement, à l’exception d’un pays, sans effusion de sang – c’est la grande révolution des temps modernes qui va marquer le prochain siècle. Mais elle risque d’achopper sur un émiettement, sur des affrontements multiples, sur le développement des antagonismes et, pourquoi pas, des haines entretenues à travers le temps par la domination de l’un sur l’autre.
Quand on parle de sécurité, on doit tout aussitôt parler du droit, car seul, le droit défini en commun, plus que la force, seul le droit permettra aux peuples européens de croire et d’espérer que le siècle futur sera pour tous les Européens plus clément que celui qui s’achève.
Telle est mon espérance, mais le gouvernement de la France requiert des décisions sans attendre. J’ai tenté de définir devant vous de quelle façon pourrait s’organiser la suite des choses.