ALLOCUTION PRONONCÉE PAR M. FRANÇOIS MITTERRAND,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE,
AU DÉJEUNER AVEC LES REPRÉSENTANTS DES ORGANISATIONS AGRICOLES REGIONALES
BOE – Jeudi 11 octobre 1984
Avant de m’adresser aux responsables de l’agriculture, je veux quand même dire quelques mots de remerciements a Monsieur le Maire de Boé qui s’est exprimé en votre nom. Et remercier, par-delà sa personne, celles et ceux qui attendent, depuis déjà longtemps, sous ce beau soleil, et particulièrement celles et ceux qui ont préparé cet accueil, au point de me réserver ce beau poème, si bien dit, par de jeunes enfants, bien formés à bien dire l’un des poèmes les plus beaux de la littérature contemporaine. Cela plaide aussi pour celles et ceux qui enseignent ces enfants. Je les remercie.
J’aurais l’occasion, tout à l’heure, de m’exprimer sur les problèmes agricoles.
En raison du brouillard qui sévissait en Dordogne – c’est difficile à imaginer, vu d’ici – nous n’avons pas pu atterrir quand il le fallait, à Périgueux. Nous avons dû voyager par la route, et non pas par les airs. Beaucoup de temps perdu et je n’y peux rien. Merci aussi à celles et ceux qui ont été aussi patients. Et maintenant à tous, bon appétit ! Je suis content d’être à Boé, auprès de son maire, dont je connais la personnalité déjà depuis longtemps. J’ai été très sensible a vos propos, M. SAINT-MARTIN. Vous avez très rapidement exposé ce qu’est votre commune ; ce qu’elle souhaitait. J’ai bonne oreille. Je crois avoir retenu l’essentiel de ce que sont vos souhaits. Je vous dis merci et à vous tous, habitants de Boé ou bien des environs, je souhaite bonne chance pour vous et pour la France.
On me dit, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, que n’est prévue qu’une allocution : la mienne. J’avoue qu’ordinairement je préfère que quelqu’un me mette en train, ce qu’ont bien voulu faire quelques personnalités en Dordogne et à Agen. Mais enfin, puisque les choses sont ainsi, et l’emploi du temps m’oblige à aller vite, donc à faire court. Je ne peux pas, à cause de ce mauvais temps qui pèse encore sur notre horaire, le répercuter jusqu’à la fin. Il faut donc que je grignote maintenant, à chaque étape, sur le temps qui m’est consenti.
Je posais la question à Monsieur le Ministre de l’Agriculture, à mon collaborateur, M. NALLET, parmi les mille et une questions qui se posent et qui exigeraient une allocution de trois quarts d’heure : quel est le problème qui accroche vraiment ? On me dit : c’est le problème de l’élargissement. On ne peut pas dire que les autres ne soient pas intéressants. On ne peut pas dire que mes voisins ne m’aient pas “raté” pendant tout le repas. Je peux dire que tout à défilé. C’était bien normal. Fruits et légumes, charges sociales, monde viticole, calamités, que sais-je…
Juste une incidente, à propos des charges sociales, spécialement pour les producteurs de fruits et légumes. On ne peut pas naturellement s’affranchir des garanties accordées aux travailleurs, ou légaliser des formes de travail qui ressembleraient au travail “au noir”. Mais, je crois qu’on peut adapter la couverture sociale à la nature du travail fourni. C’est dans cette direction que les ministres compétents – il y en a plusieurs dans ce domaine – l’agriculture naturellement, celui qui est demandeur ; ensuite, le ministre de l’économie et des finances, le ministre des affaires sociales, tout cela est très compliqué. Mais on peut s’ordonner, s’harmoniser ; c’est dans ce sens que nous irons. C’est la seule réflexion que je ferai, en dehors du problème principal, dont je dirai maintenant quelques mots.
Vous êtes dans une région qui se considère comme exposée plus que d’autres et qui, d’une certaine façon, l’est par sa proximité géographique, et la nature des productions agricoles.
Si je faisais un discours bien structuré, je commencerai par dire en quoi l’élargissement nous sera difficile, ce que vous aurez à supporter. Et, dans la deuxième partie, je dirai : voilà en quoi l’élargissement nous servira. Et, la conclusion, serait celle qui correspond à ma pensée, c’est-à-dire que la balance pencherait du côté de l’élargissement.
Je suis obligé, par la matière même que je traite et du temps dont je dispose, de mêler un peu ces deux parties d’un exposé qui correspondrait à ce que j’ai appris au collège.
Ce qui est vrai, c’est que la négociation sur l’élargissement à l’Espagne et au Portugal est engagée réellement, depuis longtemps et qu’on ne peut pas l’éluder. On peut dire “oui”, on peut dire “non”. Mais on ne peut pas l’éluder. Il faut savoir dire non, si l’on dit non. Et si l’on dit oui, il faut prendre des précautions. On ne peut pas l’éluder, parce que l’Espagne et le Portugal, ce sont deux pays d’Europe. On pourrait dire – malgré l’exiguïté du Portugal et une certaine faiblesse économique de l’Espagne – que ce sont deux grands pays européens. Imaginez ce que représente leur culture, leur apport à l’histoire.
Et ce que signifie aujourd’hui leur langue et leur culture en Amérique Latine et dans bien d’autres lieux qui feront d’ailleurs des langues hispaniques les premières du monde, avant les langues anglo-saxonnes, dans un délai relativement bref. Pour tout cela, ces pays sont d’Europe et doivent revenir à l’Europe. Ce serait une faute de notre part.
Refuser, donc pousser l’Espagne à rechercher d’autres circuits commerciaux, c’est l’assurance soit d’une relation privilégiée avec les Etats Unis d’Amérique – ce qui est déjà le cas.. et que la Communauté peut corriger – soit, avec le monde méditerranéen, et spécialement avec le monde arabe. Ce qui implique, en même temps, un certain nombre de choix de politique générale, je ne parle pas de la politique espagnole qui n’est pas de mon domaine, et que je n’ai pas à traiter. Avec des choix de diplomatie qui peuvent poser des questions au reste de l’Europe. Il y a intérêt évident à amarrer l’Espagne à l’Europe comme il y avait un intérêt évident, pour de toutes autres raisons – chacun l’aura compris – à amarrer l’Allemagne, à l’Ouest. Question qui reste posée, en tout état de cause.
Mais vous me direz, encore faudrait-il que ce fut une communauté qui marche, qui fonctionne et que ce ne soit pas au détriment des mêmes, en tout cas pas au détriment de la France. Elle a pour charge de défendre ses intérêts et le Gouvernement doit en répondre.
Je le disais tout à l’heure à Agen : sur le plan industriel, il y a bien quelques problèmes avec l’Espagne. Mais enfin, ce ne sont pas des obstacles majeurs. On peut même penser qu’avec la taxation douanière de 1970, nous y trouvions certains avantages aujourd’hui.
Côté agricole, en revanche, le problème est brûlant. Je disais proximité et identité géographiques, dans bien des domaines. On produit du vin, des fruits et légumes d’autres choses encore. Mais pour les céréales, le problème se pose de façon différente.
Comment va-t-on faire avec cette surcharge vers le marché européen, de produits qui bénéficieraient des mêmes conditions commerciales que les nôtres ? Alors que les charges sociales et fiscales, chacun le sait, sont plus faibles dans ces pays que chez nous. C’est-à-dire de quelques pays à l’intérieur de la communauté.
On est donc en droit de demander un alignement des conditions, une concurrence loyale et tout le débat aujourd’hui est là. Avec le gouvernement, que j’ai constitué et qui est favorable, selon mes objectifs, à l’élargissement, nous ne sommes pas du tout disposés à atteindre cet objectif dans n’importe quelle condition. Je dirais même que si nous avons défini cet objectif, c’est parce que nous avons présupposé, les conditions françaises qui sont raisonnables. On ne peut pas procéder par ultimatum ou par diktat, cela n’a pas de sens. La fierté espagnole s’y refuserait et elle a bien raison. Imaginez que cela nous fut appliqué.
J’ai parlé de la législation sociale, de la législation fiscale, donc du prix de revient. Il y a aussi le fait que l’Europe actuelle, est en train de réviser sa politique agricole en baisse, parce qu’elle est endettée, écrasée par le nombre de ses chômeurs – la France a les siens mais l’Europe en a beaucoup – et les dispositions, spécialement celles des pays de l’Europe du Nord ne sont pas celles que nous avons connues dans les premières années de la Communauté. Les pays du nord ont garanti certaines de leurs productions. Leurs marchés fonctionnent bien. Et tout ce qui vient de la Méditerranée, par contre, est gênant. Je pense au débat déjà ouvert depuis longtemps sur les huiles végétales.
Si l’on parle du vin, des fruits et légumes, des fleurs, et de beaucoup d’autres produits, nous trouvons l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Hollande, le Danemark, qui ne nous comprennent pas. Et, pour nous faire comprendre, une diplomatie patiente, tenace, ce que fait M. le Ministre de l’Agriculture – avec le relais de M. le Ministre des Affaires Européennes – avec beaucoup de discernement et d’énergie. Mais c’est un travail qu’il faut constamment reprendre, comme un bas qui se déchire.
Il faut faire très attention à éviter la coalition de ces pays du Nord et spécialement des plus grands. On pourrait dire heureusement, mais “heureusement” pourrait être mis entre guillemets si c’était un texte écrit. Il y a suffisamment de contentieux entre eux pour que l’on soit parfois à l’abri de ce genre de difficultés…
Simplifions : le vin, les fruits et légumes… N’oublions pas le vin – ce n’est pas exactement du ressort de cette discussion, aujourd’hui – mais je le dirai plus tard, dans le Languedoc, par exemple, ou bien pourquoi pas dans les Pyrénées Atlantiques. Mais il y a aussi la pêche qui est un énorme dossier, peut-être le plus difficile à résoudre.
Pour les fruits et légumes, nous avons déjà un acquis. C’est le premier dans l’organisation de ce marché depuis l’existence de ce marché commun agricole : c’est l’accord obtenu par M. le Ministre de l’Agriculture, après plusieurs jours, plusieurs nuits de débats, mais qui a été gagne et que nous jugeons, nous, très positif du point de vue de l’intérêt français. Cela ne correspond pas à tout ce que l’on aurait souhaité, mais qui peut prétendre obtenir tout ce qu’il souhaite dans une communauté à dix, où l’on a pris la fâcheuse habitude de régler beaucoup trop de problèmes à l’unanimité ? Remarquez que, parfois, on est obligé de s’en réjouir de cette règle parce que cela nous a protégés. Mais, c’est tout de même une nouvelle façon de traiter les institutions européennes, dont vous pouvez parfaitement apercevoir le danger. Parce que, à force de prendre des précautions, chaque pays, pour son propre compte, il n’y aura plus d’Europe.
La question préalable que j’aurais dû vous poser, c’est celle-ci : est-ce que voulez que l’Europe continue ou est-ce que vous ne voulez pas qu’elle continue ? Vous savez la réponse est partout la même en France – j’y voyage, j’y circule – ” mais oui, oui, surtout gardons le Marché Commun.”
Le Marché Commun, il est à dix. Autrefois, c’était à six. C’était plus commode. Certains l’ont vécu. C’était plus facile, parce que ces six pays étaient vraiment engagés dans la construction européenne. Ceux qui sont venus après le sont déjà moins.
J’avais posé, avant d’être Président de la République, un certain nombre de clauses qui me paraissaient devoir s’imposer pour une négociation réussie. Sans quoi, l’élargissement devait être refusé. Ces clauses, nous les respectons. Je veux dire par là, que les discussions menées pied à pied, avancent dans le bon sens, après des accidents de terrain et des obstacles. Il y a eu comme un saut de haie, on n’est, plus face à la première. On est plus proche de la dernière, mais il faut garder ses qualités athlétiques, sans quoi on la renverse.
Et on perd la course. Et le dernier règlement, vous le connaissez tous ici. Vous êtes, pour la plupart, des agriculteurs représentants de la profession, beaucoup j’imagine, du Lot-et-Garonne, et ceux qui ne sont pas du Lot-et-Garonne ne sont pas de bien loin ; ils ont une charge régionale, parfois une charge nationale.
Est-ce que cet effort vous parait raisonnable ? Je pense que vous direz tous “oui”. Tout au plus certains ajouteront “mais il n’est pas suffisant”, “ce n’est pas encore ce qu’il faudrait” ou bien “en vérité ce qu’il faudrait…” “Mais quelle garantie avez-vous ?” Puisqu’on parle de 10 ans, est-ce qu’on aura le temps d’opérer ces étapes intermédiaires ? L’un d’entre vous me disait tout à l’heure : “est-ce que vous êtes bien assuré de pouvoir passer d’une étape à l’autre ?” Dans le cadre des obligations souscrites, par les uns et les autres, vous ne tenez pas la clef, vous n’avez pas de clef dans les mains. Après tout si ce n’est pas respecté dans 5 ans, qu’est-ce qui vous garantit que ce le sera dans 10 ans ? Mais dans 5 ans, vous serez suffisamment engagé pour ne plus pouvoir reculer. Donc, dans 10 ans ça risque d’être un échec : observation raisonnable.
C’est pourquoi nous observons un processus inverse à celui qui a été adopté en 1972 : nous essayons de faire que le maximum de conventions, d’obligations mutuelles, contractuelles, soient prises avant les décisions d’élargissement. Ne pas trop compter sur la suite, parce qu’après il se crée des coalitions qui obéissent à d’autres intérêts, qui ne sont pas forcément des intérêts agricoles des intérêts de caractère international, stratégique, des intérêts industriels, des intérêts commerciaux d’une autre nature, qui viennent oblitérer la politique agricole commune. Il faut donc éviter les coalitions de ce genre qui viendraient ruiner les chances d’une Europe agricole, du marché commun agricole. Donc, on a dû régler les choses avant.
Nous avons pu irriter l’Espagne et nous l’avons irritée par ces précautions. Ce n’est pas avoir du dédain pour les Espagnols ou bien ce n’est pas vouloir leur réserver un traitement singulier, un traitement d’infériorité d’atteinte à leur souveraineté : non, ce n’est pas cela ! C’est parce que nous pensons que la vie est toute puissante et que s’il existe une société, des institutions, des contrats, c’est bien parce que la vie est toute puissante. Les problèmes ne se posent pas le lendemain comme ils se posaient la veille ! Il faut bien qu’il y ait des points d’accord qui ne peuvent être renégociés que d’un commun accord, sans quoi il n’y a pas de loi, il n’y a pas de règle commune et finalement c’est la loi de la jungle.
Moi personnellement, je pense que cet accord sur les fruits et légumes doit nous permettre d’accepter l’adhésion. Que nous prenions en tant que France à l’intérieur de notre pays, des mesures d’adaptation, précipitées ? oui, on ne s’y refuse pas, on ne s’y est jamais refusé. D’ailleurs pour soutenir les productions agricoles, fruitières en particulier, vous savez bien, en Lot-et-Garonne, que le Gouvernement est intervenu encore très récemment d’une façon importante ce, qui a évité que certaines crises ne provoquent des drames nouveaux parmi vous, qui ajoutent aux difficultés que vous connaissez, difficultés d’investissement et difficultés qui vous viennent d’une nature fort capricieuse.
Sur le vin, le dossier est moins avancé, on continue à débattre de quelques grandes idées : garanties ou pas garanties, quantum ou pas quantum… si on doit acheter aux agriculteurs leur production, cela implique ce que l’on appelle un quantum, une limite
L’Europe du Nord n’accepte déjà pas la notion de prix garantis et n’acceptera jamais que les prix garantis ne soient pas assortis d’une clause de quantité. C’est ce qui s’est produit pour le lait. C’était l’observation amicale mais ferme que je faisais aux producteurs de lait dans d’autres départements et qui ont tendance à assaillir le pouvoir exécutif. Je leur disais : “vous ne pouvez pas tout demander à la fois, vous vous réclamez généralement d’une philosophie libérale, de la libre circulation, et puis dès qu’il s’agit de vos produits, alors là vous êtes tout à fait étatiques, vous voulez que l’Etat se substitue à vous à tout moment. Il faut s’entendre. Il y a trop d’Etat ou il n’y en a pas assez ? ” Ce sont de grandes discussions. Mais j’en tire que ceux qui disent “il y a trop d’Etat” se plaignent chaque fois qu’ils en ont besoin qu’il n’y en ait pas assez. Surtout dans le monde agricole, permettez-moi de vous le dire, on est entre nous ici.
Vous savez j’ai été député d’une circonscription rurale pendant 35 ans, Conseiller général d’un canton totalement rural pendant 32 ans. Et je sais de quoi je parle et spécialement quand je parle de vous, les agriculteurs.
J’ajoute que je suis moi-même issu d’une famille, comme beaucoup de Français, à deux générations près, dont les attaches paysannes sont réelles puisque jusqu’à l’âge de 17 ans j’ai vécu à la campagne, c’est-à-dire dans une exploitation, celle de mon grand-père. Nous étions 8 frères et soeurs, les parents et grands-parents se partageaient les enfants, la maison était à 3 km du premier village, et il n’y avait pas d’adduction d’eau, Monsieur SAINT-MARTIN, je vous le signale. L’hydraulique on ne savait pas ce que c’était. Le mot n’aurait pas signifié grand-chose d’ailleurs dans le coin.
J’ai vécu cela. Je suis totalement acquis au progrès, et quand j’observe les progrès réalisés par la profession agricole, en quelques années, en tout cas depuis la dernière guerre et sans doute surtout depuis 20 ans, c’est extraordinaire ! La prise de conscience, l’organisation collective mais individualisée, la capacité, non je ne suis pas venu ici pour critiquer ou pour plaisanter sur des gens qui sont des rudes travailleurs et qui en même temps ont fait une démonstration que les Français étaient capables d’aborder les marchés internationaux avec succès. Notre industrie agroalimentaire est un de nos fleurons, et chaque fois qu’on voit baisser – comme c’est arrivé – le niveau de nos exportations agroalimentaires, on sait bien que la totalité de notre économie est en train de basculer, du mauvais côté.
C’est pour vous dire que je prête beaucoup attention à tout ce que vous me dites là et aux problèmes que vous avez à traiter.
Alors le vin, l’Espagne : je n’ai plus les chiffres en tête, je les avais il n’y a pas si longtemps, de la somme de production espagnole mais je crois me souvenir qu’elle est de moins de la moitié de la production française, la production italienne étant très conséquente, et on oublie toujours de le dire, la production allemande. J’observais hier que dans tous les débats sur le vin, l’Allemagne ne dit jamais un mot. Elle réussit à faire croire encore qu’elle n’est pas une nation productrice de vin, bien qu’elle nous ait déjà distancés sur les marchés américains, par exemple, non pas par la somme totale des bénéfices retirés à l’exportation parce que ses vins n’ont pas toujours la qualité des nôtres, mais en volume en tout cas. Il y a donc là toute une série de problèmes qui vous font dire que, si nous ne réglementons pas, par des prix garantis, corrigés par le quantum pour ne pas avoir une surproduction qui serait quand même payée c’est-à-dire par l’Europe par des gens qui n’ont pas du tout envie de payer des choses qu’on ne consomme pas. Moi, personnellement, je dois vous dire que je les comprends en tout cas, même si cela n’était pas ainsi, jamais nous n’obtiendrons l’accord du pays du Nord, enfin je veux dire du Nord de la France. Ils ne sont pas très au nord, mais ils sont quand même Grande Bretagne, Hollande, Danemark, Allemagne, Belgique, Luxembourg, ça en fait déjà 6 sur 10. Oh ! naturellement l’Italie et la Grèce nous comprennent mieux. Je ne parle pas de l’Irlande qui naturellement ne produit pas de vin. Mais ceux qui en produisent sont d’une certaine façon nos propres concurrents.
Pendant longtemps on ne peut pas dire que ce soit fini bien que nous ayons aussi marqué des succès : le vin italien était considéré comme l’ennemi. Rappelez-vous la révolte du paysan du Languedoc-Roussillon. On n’est pas à l’abri d’embrasement de ce genre : le vin sicilien inondait notre marché alors que nos stocks débordaient ; on voyait arriver ce vin étranger produit à des prix de misère par des paysans écrasés par une situation sociale et professionnelle inacceptable. On a déjà corrigé cela et on est arrivé au premier accord européen.
Je parlais tout à l’heure du premier accord fruits et légumes qui date de novembre 1983 et le nouvel accord sur la distillation du vin, qui a été acquis au temps de votre prédécesseur, Madame CRESSON. L’Espagne produit moins de la moitié de ce que nous produisons mais qui peut produire, en peu d’années, beaucoup plus que nous. Il faut donc arrêter.
L’élargissement signifie l’arrêt du progrès de cette production par l’extension des surfaces. On devrait normalement rencontrer la complicité amiable de l’Italie, mais ce n’est pas toujours le cas. Quand on rencontre les responsables italiens, ils sont d’accord avec nous. Nous en avons discuté avec M. CRAXI le Premier Ministre, comme auparavant avec M. FANFANI, avec M. ANDREOTTI comme avant avec M. COLOMBO, le Ministre des Affaires Etrangères. Il y a eu discussion et ils comprenaient que notre propre marché ne supporterait pas cette concurrence espagnole, mais quand on est dans une enceinte internationale on ne trouve pas toujours le même concours…
C’est donc pour nous un progrès nécessaire à réaliser sans quoi l’élargissement devra attendre. Il y a naturellement beaucoup d’autres dispositions nécessaires, mais je ne vais pas tout vous redire, car ce n’est pas de mon ressort, mais de la compétence du gouvernement et je m’efforce d’intervenir pour l’aider, ou bien pour faciliter les négociations.
C’est ainsi qu’à Fontainebleau j’ai obtenu des neuf autres Chefs d’Etat ou de Gouvernement que le problème du vin soit inscrit à l’ordre du jour de la commission comme un règlement préalable à l’élargissement, sans quoi aucun autre pays ne l’aurait souhaité, parce que les pays qui sont au Nord de la France sont arrivés à un certain équilibre de leur production agricole. Ils ont formidablement bénéficié du marché commun ; l’Allemagne s’est constitué une agriculture qu’elle n’avait pas, grâce au marché commun ; la Grande Bretagne est en train de suivre le même chemin. Donc pourquoi voulez-vous qu’ils aillent se charger avec les garanties, donc les paiements, des déficits qui seraient dus à l’huile végétale, aux fruits et légumes du Midi de l’Europe, et du vin. Il faut donc l’arracher : c’est une négociation extraordinairement difficile. Nous devrions normalement avoir le concours des trois autres pays méditerranéens, à l’occasion du Portugal aussi. Mais on ne l’a pas toujours parce qu’ils sont clients d’autres produits ; leur politique générale connaît d’autres orientations, d’autres obligations.
Nous nous battons vraiment souvent seuls. Et je dois dire que les gouvernements que j’ai constitués en faisant confiance aux deux premiers Ministres que j’ai successivement désignés, mériteraient plus d’éloges qu’ils n’en reçoivent. Mais enfin, nous sommes tellement habitués, que nous sommes habités par une douce philosophie que bien peu de choses troublent. Sauf, mais c’est très important, sauf la question : qu’advient-il de la France ? Cela nous trouble, si la question se pose en termes négatifs.
Les raisons d’acquiescer à l’élargissement sont politiquement primordiales ; je n’ai aucune réserve à faire depuis que ces deux pays sont devenus des démocraties.
Economiquement, j’ai des réserves, je viens de le dire, je n’ai pas à évoquer la pêche, je le ferai dans d’autres enceintes.
Le gouvernement français est donc en position de combat dur, âpre, où il gagne du terrain. Gagnera-t-il tout le terrain souhaité par les agriculteurs ? Je n’en suis pas sûr. Tout le terrain désirable pour que la France soit en situation de se développer au sein d’un Marché Commun élargi ? Oui, autrement on ne signerait pas ; voilà ce que je peux vous dire.
Mais pour la région où nous sommes, Aquitaine, je pourrais dire aussi pour Midi-Pyrénées, il faut quand même penser qu’il y a des raisons de trouver dans l’élargissement des occasions de développer nos productions.
Certaines grandes fédérations agricoles – je ne me permettrai pas d’entrer dans les arcanes – mais j’ai observé que la fédération laitière avait un peu moins d’énergie que d’autres dans le refus de l’élargissement. C’est peut-être une impression, une interprétation, vous me pardonnerez si je me trompe. Même le mais, Monsieur le Président, me direz-vous car à l’heure actuelle, l’Espagne achète tout aux Etats-Unis et presque rien chez nous. C’est vrai, mais peut-être qu’à l’intérieur du Marché Commun, elle sera plus engagée à acheter chez nous ! Les circuits seront libres, et la quantité de besoins est considérable et la qualité de notre mais s’améliore d’année en année pour être très performante, comme on dit.
C’est une considération purement économique, mais il y a la considération géographique : vous êtes le cul de sac de l’Europe pour l’instant ! L’Europe, si elle va jusqu’aux rivages d’Afrique, vous recentre si j’ose dire. Je ne suis pas du tout un maniaque du recentrage ! Pas du tout, je ne sais pas pourquoi il y a des gens qui se sont mis cela dans la tête. D’ailleurs, il faut le dire : je ne fais pas beaucoup de chose pour cela ; sans quoi, je récolterais plus d’enthousiasme de la part de ceux qui se trouvent de l’autre côté, qui pourraient se rapprocher aussi de ce fameux centre.
Il est certain que les fondations du Marché Commun, avec tout ce que cela suppose de bouleversements politiques, donne naissance à une force comparable à celle des grands empires. Déjà l’Europe à Dix est une puissance commerciale plus importante que les Etats-Unis d’Amérique et que l’Union Soviétique. Souvent on l’oublie ! On a presque acquis des complexes d’infériorité. Nous n’en tirons pas tous les avantages parce que nous n’avons pas d’union politique suffisamment forte.
Dans les négociations internationales, on ne trouve pas beaucoup d’alliés, et nous-mêmes, “Européens”, on se querelle. C’est dommage, il faut que l’Europe devienne une réalité politique et moi j’ai suffisamment confiance dans la France pour savoir qu’au sein de cette entité, elle jouera un rôle prééminent.
Regardez ce qui se passe dans la plupart des institutions internationales, la France compte tout de même, quels que soient les Gouvernements, quelles que soient les majorités parce qu’ils représentent la France, ils ont toujours une place éminente. Il faut toujours la disputer.
Nous sommes porteurs d’une grande histoire reconnue par le reste du monde. Notre situation dans le Tiers Monde est forte, nous avons des atouts.
Agen, Toulouse, Bordeaux, Pau, etc… ce sont des régions, des départements, des villes qui vont se trouver lieux de passage d’une Europe qui se sera allongée d’autant vers le sud qu’elle existait déjà vers le nord : c’est bien la France qui se trouvera au point d’intersection.
Méditez ces choses ! Je vous dis donc pour terminer l’élargissement, s’il ne s’agit que de la volonté du Gouvernement de la République, quelles que soient les opinions exprimées ici et là, l’élargissement nous le voulons.
Deuxièmement, nous le voulons au prix raisonnable qui protégera les droits raisonnables des producteurs qui devront jouer leur chance à plein.
Quand je dis raisonnable, cela veut dire qu’il n’est pas supportable qu’il subsiste une concurrence déloyale, dans des conditions d’infériorité ; nous avons ici des lois sociales et des lois fiscales souvent plus équitables qu’ailleurs. Ce ne serait pas acceptable.
L’élargissement nous paraît une nécessité politique, et ne nous semble pas du tout un drame économique si l’on sait s’y prendre et si l’on a la volonté suffisante. Il nécessite des ajustements ; pour ces ajustements, nous sommes assez seuls ce qui montre que tout l’élargissement sera acquis au prix de la volonté et de la connaissance des dossiers. Nous ne sommes démunis ni de l’une, ni de l’autre.
Voilà ce que j’avais à vous dire. Je sais que tous mes propos sont très discutés et contestés par l’opinion, les relais porteurs ne sont pas toujours empressés à soutenir mon action.
Mais je préfère dire ce que je pense, c’est une façon de vous respecter. Merci.