1946. La France se reconstruit, matériellement et politiquement. Dans le tumulte des premières élections législatives, le jeune François Mitterrand vient d’être battu à Paris. Mais une nouvelle chance s’offre à lui dès le mois de novembre puisque les Français ont finalement adopté la constitution de la IVe République et que de nouvelles élections doivent avoir lieu.
Toutefois, plus question de se présenter dans la capitale. On lui propose une circonscription “gagnable” dans la Nièvre : il accepte. Immédiatement, il part pour cette terre nivernaise qu’il ne connaît pas mais qu’il sillonne inlassablement pour se faire connaître. Son opiniâtreté sera payante : le 10 novembre 1946, il est élu devant le candidat communiste et entre ainsi au Palais Bourbon. Éprouve-t-il une passion immédiate pour sa nouvelle terre d’adoption ? Les avis sur ce point sont partagés. Il n’en reste pas moins qu’en 1947, le voici élu au conseil municipal de Nevers, en mars 1949 il est élu au Conseil général pour y représenter le canton de Montsauche et en 1950 il prend la direction du Courrier de la Nièvre. Ces terres morvandelles sont donc en passe de devenir son fief. Pourtant, lors des élections de novembre 1958, il est battu et perd son siège au Palais Bourbon. Les Français ont en effet décidé de sanctionner ceux qui, comme lui, se sont opposés au retour du Général De Gaulle et aux institutions de la Ve République. Les Nivernais n’ont pas fait exception.
Paradoxalement, cet échec va accélérer l’enracinement du futur Président de la République au coeur de la province. En mars 1959, il remporte la mairie de Château-Chinon qu’il conservera jusqu’en 1981. Quelques semaines plus tard, le voici désigné au Sénat pour y représenter la Nièvre. Dans l’opposition au plan national, “sa” province lui permet d’être un acteur majeur. Terre d’action politique, loin des palais ministériels qu’il connaît déjà si bien, le Morvan est une sorte de laboratoire pour ses idées, notamment sur l’Union de la gauche puisque c’est avec le soutien des communistes qu’il est régulièrement réélu. Un refuge aussi, notamment lorsque les éléments se déchaînent contre lui notamment lors de l’affaire de l’Observatoire. François Mitterrand prend alors part au développement de la région : modernisation de l’agriculture, investissements publics – et notamment scolaire -, construction d’usines – la fabrique des bas Dim s’installera ainsi à Château-Chinon. Toutefois, c’est dans le cadre de l’électrification de la Nièvre que les archives de l’Institut François Mitterrand conservent la trace la plus vive de l’action locale du futur Président de la République. Bien que la France ait commencé à s’électrifier dans les années vingt, nombreux sont les particuliers, les artisans ou les petites entreprises restés à l’écart de ce mouvement. D’autre part, le réseau est en mauvais état, les pannes et coupures de courant nombreuses. Il faut en réalité attendre la fin du conflit et l’effort de reconstruction pour qu’enfin soit décidée une ambitieuse politique d’électrification. Ses effets ne seront pas immédiats : dans bien des régions il faudra attendre la fin des années cinquante voire le début des années soixante pour qu’enfin la consommation électrique se démocratise et que la “fée” du siècle entre dans tous les foyers (la campagne publicitaire d’EDF pour le compteur bleu ne date que de 1963).
Président du syndicat intercommunal d’électricité de Montsauche, François Mitterrand prend le problème à bras le corps. Il écrit régulièrement aux services techniques responsables du déploiement du réseau électrique : ingénieur chef des Ponts et chaussées, le centre de Nevers d’Électricité de France, le Syndicat intercommunal d’électricité de la Nièvre. Il intervient aussi auprès de l’État – soit auprès du Préfet, soit directement auprès des ministres responsables – pour faire débloquer les crédits et accélérer les décisions. Remplacement de transformateurs vétustes par de plus neufs, voltage plus élevé, constructions de lignes à haute tension sur pylône en béton, etc., autant de travaux qui représentent, à l’époque, des investissements de plusieurs dizaines de millions de francs. Il faut donc emprunter et l’élu local se fait alors financier. Il faut aussi arbitrer car les demandes sont nombreuses. On ne compte pas les lettres de maires relayant les requêtes de leurs administrés. Dans les petits hameaux, les agriculteurs souhaitent « vivement l’installation du courant force » car la modernisation de leurs installations agricoles nécessite un réseau électrique de qualité. Dans les bourgs plus importants, il faut faire face à la croissance des appareils ménagers, au nouveau pétrin électrique du boulanger, aux demandes d’entrepreneurs qui pourraient embaucher plus d’ouvriers grâce à l’installation de nouvelles machines électriques dans leurs ateliers, à l’installation d’équipements plus vitaux, tel que l’appareil à radiographie chez le médecin. Ici, l’élu local gère au plus près le développement économique et social de son territoire. On imagine François Mitterrand, arpentant ces lieux, scrutant le passage des lignes, recueillant les espoirs et les doléances de ses administrés. Nul doute que ces heures passées au contact des réalités locales ont ancré en lui la nécessaire réforme de la décentralisation.
A l’occasion de la parution du livre de Jack Lang « Un nouveau régime politique pour la France », dans lequel il défend ses thèses en faveur d’une révision constitutionnelle, nous reproduisons ci-après de larges extraits de la lettre que Michel Charasse lui a adressée sur ces questions particulièrement débattues en cette rentrée. Dans le prochain numéro, nous accueillerons la réponse de Jack Lang.