« Il y a dans l’histoire des entreprises humaines, celles qui satisfont la part de rêve qui est en chacun de nous et celles qui remplissent une utilité sociale et économique. Ce sont rarement les mêmes. Ce qui fait le caractère exceptionnel et exemplaire du tunnel sous la Manche, c’est qu’il répond à ces deux objectifs »1
12 février 1986. Le vieux rêve de Napoléon – que déjà avant lui Néron avait caressé – de franchir la Manche autrement qu’en bateau est sur le point de devenir autre chose qu’une incantation. Roland Dumas, ministre français des Affaires étrangères, et son homologue britannique, Geoffrey Howe, signent dans la cathédrale de Canterbury, en présence de François Mitterrand et Margaret Thatcher, un traité sur la construction et l’exploitation d’une liaison fixe transmanche. Pour les uns, l’Angleterre « n’est plus une île », pour les autres, l’Europe « sort de son isolement ». 25 ans après, plus de 9 millions de voyageurs traversent chaque année la Manche par ce tunnel. Retour sur l’histoire politique et technique de ce que l’on peut aujourd’hui désigner comme le « chantier du siècle dernier ».
De l’irrationalité d’un projet à sa réalité politique
« Ce qui devait être le grand chantier de la fin du XIXème siècle sera celui de la fin du XXème siècle »2.
Depuis 1751 et les plans du Français Nicolas Desmarets, ce ne sont pas moins de 139 projets de liaison fixe entre l’Angleterre et le continent qui ont été proposés par divers ingénieurs. A deux reprises, en 1882 et en 1975, des premiers travaux ont été entrepris puis brutalement arrêtés par les Britanniques. La première fois3 par le refus du gouvernement travailliste de s’engager dans la réalisation d’une infrastructure aussi onéreuse.
Il faut attendre le sommet franco-britannique des 10 et 11 septembre 1981, en présence du président de la République François Mitterrand, élu quatre mois plus tôt, et de Margaret Thatcher, pour que soit relancé le projet d’un lien fixe traversant la Manche. Sans le savoir, les deux dirigeants posaient les bases d’un accord qui lèveraient l’obstacle politique à la réalisation d’un tunnel sous la mer. Bien plus, ils menèrent la vie dure à l’un des symboles responsable des pesanteurs du siècle passé : celui de l’insularité, mythe fondateur de la nation britannique. Aucun pays d’Europe, excepté la Suisse, n’a dans son Histoire été aussi protégé des remous et des tempêtes qui ont déchiré et façonné ce continent. Cette insularité étant une véritable composante de la sensibilité britannique, la méfiance des Anglo-saxons sera l’un des enjeux de la réalisation du tunnel.
C’est sur ce fond politique complexe que s’est bâti le projet dont nous connaissons aujourd’hui la réussite.
Dès le début des discussions, Margaret Thatcher avait affirmé sa préférence pour un franchissement routier plutôt que ferroviaire. Avec l’exploitation du tunnel, elle craignait d’offrir à la British Rail, « trop soumise aux syndicats »4, un moyen de pression considérable.
Le 16 juin 1982, les ministres des Transports annoncent la mise en chantier de nouvelles études, en recommandant un tunnel ferroviaire foré de diamètre suffisant pour permettre le passage de véhicules routiers sur des wagons.
Le nouveau sommet franco-britannique du 30 novembre 1984 permet enfin d’aboutir à un accord de principe sur la liaison fixe transmanche. Un groupe de travail mixte est alors chargé d’élaborer le cahier des charges imposé par les deux gouvernements. Quatre principaux critères sont retenus. La faisabilité technique tout d’abord : le projet retenu doit être réalisable avec les technologies disponibles et ainsi comporter le minimum d’aléas susceptibles d’interrompre les travaux. Sous l’impulsion de la doctrine monétariste du gouvernement britannique qui tend à strictement limiter les investissements publics, le projet doit être financé entièrement par des fonds privés non garantis par les Etats. La réalisation du lien fixe doit correspondre à une amélioration substantielle des conditions de circulation des usagers (réduction du temps des trajets, régularité et confort, sécurité des liaisons) entre l’Europe et la Grande-Bretagne. Le projet doit être attractif pour générer un trafic supplémentaire correspondant à l’intensification des relations économiques et touristiques entre les deux côtés de la Manche. Enfin, il respectera les règles relatives à la protection de l’environnement.
Un appel d’offres est officiellement ouvert le 2 avril 1985, invitant les candidats à remettre leur projet pour le 31 octobre 1985.
Quatre dossiers répondent aux directives gouvernementales :
– FRANCE-MANCHE/CTG propose un double tunnel foré ferroviaire avec des navettes pour les véhicules automobiles.
– EUROROUTE envisage un double tunnel foré ferroviaire et une liaison routière par ponts et tunnel posé, raccordés par deux îles artificielles au milieu de la Manche.
– TRANSMANCHE EXPRESS suggère un quadruple tunnel foré routier et ferroviaire.
– EUROPONT présente un pont suspendu retenant un tube contenant une liaison routière et tunnel foré ferroviaire.
Le projet EUROROUTE, plus spectaculaire et ambitieux que les autres, avait la préférence du chef de l’Etat français qui voulait « voir grand ». Malgré sa volonté initiale de favoriser une liaison routière, Margaret Thatcher est favorable de son côté au projet FRANCE-MANCHE. En effet, la structure d’EUROROUTE pouvait poser des problèmes de défense (le tunnel posé sur le fond de la mer s’avérait plus fragile en cas d’attaque terroriste à l’explosif) et risquait de détériorer les falaises anglaises.
Le groupe technique d’évaluation franco-britannique a remis le 31 décembre 1985 son rapport définitif dans lequel il élimine le projet EUROPONT (techniquement irréalisable), émet des doutes sur la faisabilité du projet TRANSMANCHE EXPRESS et fait d’EUROROUTE et de FRANCE MANCHE ses favoris.
Le 20 janvier 1986, François Mitterrand et Margaret Thatcher annoncent leur décision de relier les deux pays « par un double tunnel ferroviaire qui permettra la circulation des trains et des navettes transportant les véhicules automobiles ». Fin du suspense. Sur les quatre projets examinés, celui porté par le groupe FRANCE-MANCHE/CTG remporte l’adhésion des décideurs.
Si la qualité de ce projet est reconnue de tous, il s’avère être le plus petit dénominateur commun franco-britannique. De part et d’autre de la Manche, on s’accorde pour dire qu’il présente intrinsèquement les meilleures assurances de bonne fin, tant sur le plan financier que technique. Après les multiples aléas ou échecs connus par le passé, il fallait être certain que le projet retenu ne soit pas à nouveau interrompu.
Le projet est entièrement géré par deux sociétés FRANCE MANCHE et CHANNEL TUNNEL GROUP, associés dans EUROTUNNEL. Celles-ci se sont assuré le concours financier d’une cinquantaine de banques sous forme d’un prêt de 40 milliards de francs. D’autre part, EUROTUNNEL souhaite avoir 10 milliards de capitaux propres. Mais ce montage financier ne signifie pas que la France et la Grande-Bretagne aient renoncé à jouer leur rôle. Il a fallu passer un traité entre Etats précisant les conditions juridiques, financières et techniques dans lesquelles doit être construit le tunnel : c’est le traité de Canterbury du 12 février 1986. Il confirme que le financement se fera sur fonds privés sans garanties publiques, financières ou commerciales. Enfin, il institue une commission intergouvernementale (CIG) pour suivre l’application du traité au nom des gouvernements, à la fois pendant la construction et pendant les cinquante-cinq ans que doit durer la concession d’exploitation du tunnel.
Cette fois, le tunnel est devenu une réalité politique.
Thatcher–Mitterrand : un couple inattendu au volontarisme sans faille
Reste désormais à faire ratifier par les parlements nationaux la décision de construire un tunnel. Malgré la cohabitation, la France conserve sa position traditionnelle et le Parlement ratifie le traité en juin 1987 à l’unanimité.
Compte tenu du particularisme britannique précédemment évoqué, l’inscription d’une telle décision sur l’agenda politique ne s’est pas faite sans remous de l’autre côté de la Manche. Dans des lettres outragées à leurs députés, les Britanniques se plaignent : « le tunnel nous apportera […] le catholicisme romain, le football le dimanche et peut-être même des troupes étrangères dans de drôles d’uniformes »5. Les Communes enregistrent plus de 4 800 requêtes, tandis que plus de 10 000 doléances sont déposés à la Chambre des Lords. On a tout entendu : le tunnel pourrait faciliter la pénétration de saboteurs en cas d’invasion soviétique en Europe, aggraver le risque de propagation de la rage… Un général en retraite parle de « don d’Allah pour les terroristes », et un prêtre souligne que les vibrations au voisinage de l’ouvrage ne manqueraient pas de détruire les tombes du cimetière de sa paroisse.
Plus sérieuses et embarrassantes ont été les démarches des riverains et défenseurs de l’environnement. Les questions de sécurité ont également été au centre du débat. Le syndicat des pompiers a vivement critiqué les dispositions envisagées par EUROTUNNEL. A chaque fois ou presque, on pouvait aisément deviner que les contestataires bénéficiaient du soutien de FLEXILINK, groupe de pression formé par les adversaires les plus directs du tunnel : les compagnies de ferries. FLEXILINK rassemble et diffuse toutes les informations susceptibles de nuire à EUROTUNNEL. C’est cet organisme qui a donné une large publicité aux sondages montrant qu’au Royaume-Uni l’opinion était dans son ensemble nettement plus sceptique qu’en France quant à l’avenir du projet et de son utilité. En 1986, une enquête de l’Institut Gallup avait indiqué que 51% des personnes interrogées étaient plutôt réservées à l’égard du tunnel. Toutefois, les partisans des ferries ont subi un très grave revers lors de la catastrophe du Herald-of-Free-Enterprise6. Ce naufrage a soudain fait apparaître les dangers actuels de traversée. FLEXILINK a perdu là une bataille importante.
Margaret Thatcher a ignoré toutes les objections de ce puissant lobby anti-tunnel, qui comptait de nombreux activistes au sein du parti conservateur, et même parmi le gouvernement, dont l’un des membres – bien que subalterne (sous-secrétaire d’Etat) – a exprimé ouvertement son désaccord au cours de la campagne électorale. C’est d’ailleurs à l’occasion de ces élections que les Britanniques ont fait un choix décisif. En apportant, le 11 juin 1987, la victoire électorale à Mme Thatcher, ils ont donné toutes les garanties possibles de succès pour le tunnel. Si les travaillistes l’avaient emporté, la mise en chantier aurait été longuement différée, voire annulée, puisqu’ils exigeaient l’instauration d’une commission d’enquête publique, procédure qui peut durer plusieurs années.
Ainsi, le Parlement britannique ratifie, quelques semaines après les Français, le traité de Canterbury. Le 29 juillet 1987, François Mitterrand et Margaret Thatcher échangent à Paris les textes ratifiés par leurs Parlements respectifs ouvrant la voie à sa réalisation.
Un défi technique couronné de succès
La réussite politique ne doit pas nous faire oublier le défi technique que représente cette réalisation exceptionnelle : la longueur totale du tunnel est de 49.2 km dont 37 km7, il faut compter au total 150 km de galeries.
A chaque tiers de sa distance, le tunnel sous-marin est ponctué par deux chambres spéciales (appelées cross-over) où les trains peuvent être transférés d’une galerie à l’autre. Ces énormes salles sous-marines, équivalentes chacune à une gare RER, ont représenté une prouesse technique sans précédent8.
Les installations terminales s’étendent en France sur 520 hectares, soit une surface comparable à celle d’un aéroport international, sans compter une zone contigüe d’activités de 200 hectares à vocation européenne. Le terminal anglais se déploie sur 140 hectares seulement sur la commune de Cheriton.
Ainsi, le chantier du tunnel se distingue par la multiplicité des chantiers qui le composent et leur parfaite coordination. Douze mille ingénieurs, techniciens et ouvriers qualifiés y ont travaillé.
Le 15 décembre 1987, le creusement du tunnel sous la Manche débute en Angleterre, avec le forage de Shakespeare Cliff. En France, les travaux débuteront au mois de février suivant. Trois ans plus tard, le 1er décembre 1990 à 12h12, la première jonction entre Français et Britanniques est opérée sous la Manche. L’événement se fait dans un tunnel de service à 15,6 km de la France et 22,3 km de l’Angleterre. La poignée de main des foreurs, sous l’œil des cameras, est retransmise en direct. En mai et juin de l’année suivante, les tunneliers font jonction dans les tunnels ferroviaires nord et sud9.
Après des travaux d’équipements, de finition, et les tests sur l’ensemble de la Concession (tunnels, terminaux…), la reine Elizabeth II d’Angleterre et le président François Mitterrand inaugurent le tunnel sous la Manche, le 6 mai 1994. L’Europe prend une place importante dans le discours du président français qui voit dans la réalisation de ce projet monumental « un atout majeur pour le renforcement de l’Union européenne ».
C’est en fin d’année 1994 (le 17 novembre) que le trafic dans le tunnel sous la Manche est ouvert aux TGV Eurostar. Ils permettent de rallier le centre de Paris au centre de Londres en trois heures. Construit avec les compagnies ferroviaires belge (SNCB), française (SNCF) et anglaise (BR), l’Eurostar est le premier train véritablement européen. Il peut accueillir 766 passagers et compter 24 départs pour jours depuis Paris.
Succès politique, prouesse technique, le tunnel sous la Manche est aujourd’hui une réussite commerciale. Le 27 juin 2006, les Navettes Passagers d’Eurotunnel accueillaient leur cent millionième client. En décembre 2009, plus de 50 millions de véhicules (voitures, motos, camions…) ont traversé la Manche depuis 1994, via cette infrastructure.
- Interview accordée par François MITTERRAND au quotidien La voix du Nord, 6 mai 1994.
- Pierre MAUROY, 20 janvier 1986, à Lille, lors de la présentation du projet retenu pour le lien fixe transmanche. Propos rapportés dans le journal Libération du 21 janvier 1986.
- 1,5 km de galerie avait été creusé sous la mer.]], ce fut la pression des militaires et de l’opinion qui poussa le Comité de défense impériale à l’abandon du projet par crainte de voir le tunnel servir les plans d’invasion des continentaux. Après une longue mise en sommeil et deux guerres mondiales, le projet sera réactivé à la fin des années 1950, aboutissant à une nouvelle tentative avortée au début des années 1970[[Bertrand LEMOINE, Le tunnel sous la Manche, in, Culture technique, n° 26, décembre 1992, page 264.
- Bertrand LEMOINE, op. cit., page 264.
- Libération, 21 janvier 1986.
- Le Herald-of-Free-Enterprise est un ferry de la compagnie Townsend Thoresen, filiale de P&O qui assurait la liaison transmanche entre Douvres et Zeebrugge. Il chavira le 6 mars 1987 au large du port de Zeebruges, faisant 193 morts.
- Bertrand LEMOINE, op. cit., page 265.]] sous une mer profonde d’une cinquantaine de mètres, et avec ses trois galeries parallèles[[L’infrastructure regroupe deux galeries ferroviaires à simple voie de 7,30 m de diamètre et une galerie de service de 4.50 m de diamètre qui assure conjointement la ventilation, la maintenance et la sécurité de l’ensemble
- Bertrand LEMOINE, op. cit., page 265.
- 22 mai 1991 à 12h et 28 juin 1991 à 12h50.