« À quatre kilomètres l’une de l’autre, Brazzaville et Léopoldville amassent aujourd’hui d’incalculables réserves d’énergie, rabotent des pistes d’aviation capables de supporter les monstres mécaniques de la surpuissance, creusent des bassins de radoub, cimentent des quais, lancent des voies ferrées et des routes concurrentes d’accès vers la mer, Accra et Abidjan s’envient obscurément et s’échauffent à l’idée grandiose d’une Fédération de l’Ouest dont chacune serait l’unique capitale.
Au Togo, coupé en deux, Unilever règne ici et fabrique là de toutes pièces un nationalisme et un irrédentisme comme avec la graisse et la soude on fait du savon. Le long et maigre Dahomey cherche très loin, au nord, l’espace économique indispensable à sa prospérité tandis que son voisin le Nigeria nourrit deux capitales de quatre cent mille âmes, au sein d’une population totale de vingt-cinq millions d’habitants, c’est-à-dire plus que l’AOF, l’AEF et Madagascar réunies. Au milieu de notre Sénégal, le cours de la Gambie, seule voie navigable, appartient sur deux cents kilomètres de long et trente de large à l’Angleterre. Nous découpons les collines de fer de la Mauritanie, mais Villa-Cisneros est espagnole : afin de demeurer chez nous, faudra-t-il inventer jusqu’à Port-Étienne un itinéraire coûteux et compliqué ? Et ainsi de suite.
Des citadelles, des guérites de douaniers, parfois des barbelés, accompagnent maintenant le chemin parcouru par les hardis voyageurs de naguère. On a transplanté dans l’immensité jusqu’ici sans partage l’attirail de nos habitudes, de nos méfiances, de nos sécurités. De même que l’enfant Mossi nasille : “Nos ancêtres les Gaulois”, de même le principe de la souveraineté s’est installé avec son amourpropre sourcilleux, son goût des papiers de famille et souvent aussi ses cartes de visite faussement titrées. Des guerres manqueront d’éclater entre la France et l’Angleterre, entre la France et l’Allemagne, à propos d’incidents locaux. Par manie de la concurrence et pour conquérir des marchés, des propagandes sournoises s’efforceront de susciter la rébellion autochtone au prix de désordres qui ne profiteront à personne. Il faudra l’approche du grand mouvement révolutionnaire qui emporte l’Asie et menace l’Afrique pour que les nations occidentales cessent d’allumer chez elles l’incendie. Encore n’y sont-elles pas tellement décidées ! Mais le bilan est là : la France aborde la seconde moitié du XXe siècle avec un domaine africain intact. C’en est presque insolent ! »