Vendredi 2 novembre
«Benoîte et moi nous jardinons. Avec Paul, son mari, notre ami, elle passe deux jours à Latche, en renfort. Confessons-le, mes plantations de l’an dernier m’invitaient à l’humilité. Rien à dire sur les dahlias, cosmos, marguerites et zinnias qui n’ont besoin que d’amitié, mais l’aster nain est tellement nain qu’il a disparu de ma vue, le cassis reste stérile, ne parlons pas des capucines dévorées par les pucerons et le figuier n’a produit qu’une feuille que j’ai ramassée le matin du 15 août. Tandis que les deux jardins de Benoîte, le provençal et le breton, quel triomphe ! Pour ma défense, je pourrais incriminer le soleil ou la pluie dont l’alternance tout à fait anarchique a dérangé bien des projets. Mais les fleurs de mon voisin, de l’autre côté de la clairière, sont si belles que je dois renoncer à prétendre que les embruns du golfe de Gascogne n’ont noyé que mes plates-bandes. (…)
« L’après-midi, conseil de guerre. À son ordre du jour : la production de mes arbres fruitiers. J’ai récolté cette année un quarteron de pommes et des poires, pour mémoire. De cerises, de pêches, de prunes, de brugnons, point. On tombe d’accord : la difficulté est de localiser l’ennemi. Le cantonnier, qui s’intéresse à mes travaux, accuse le vent d’ouest, le vent salé. J’aurais, selon lui, implanté le verger (vingt arbres) au plus mauvais endroit possible, là où se glisse par l’échancrure des collines le courant d’air malin. Le pépiniériste prêche la patience et réserve son jugement, dit que mes arbres sont trop jeunes et qu’il faut attendre que les racines atteignent la nappe phréatique. Félix, l’Espagnol, penche pour les parasites et recommande l’insecticide. Le voisin, qui est à la fois cultivateur et charpentier, n’a que deux mots à la bouche : les bouvreuils. On se range à son avis bien que le pépiniériste fasse observer que les bouvreuils n’ayant de goût que pour la fleur de pêcher et la fleur de prunier, la question reste à moitié sans réponse. Je les ai vus, au début du printemps, ces jolis voleurs au ventre rouge, s’abattre sur la lande et décortiquer les bourgeons. Après quoi ils frottaient leur gros bec conique pour le nettoyer de la gomme et sifflaient de contentement. Je sais où ils habitent, derrière la maison, à la lisière de la forêt. Ils fabriquent leur nid avec de petites branches qu’ils garnissent de mousse et de lichen. (…)
« La journée passe ainsi. Reste à composer le terreau. Benoîte procède à de savants mélanges qu’elle apprête comme elle le ferait d’une sauce (les gourmets qu’elle reçoit à sa table savent de quoi je parle). Non seulement les plants s’y nourriront d’éléments plus riches que n’en possède le sable, mais encore le terreau maintiendra le taux d’humidité nécessaire à l’imprégnation des oignons et des radicelles. Planter est une cérémonie. Benoîte dispose et moi j’arrose. Un à trois litres par spécimen. L’eau de la maison sent le fer et, à moins de cent mètres, celle de l’atelier sent le soufre. La ronce pousse ici, mais pas là. Le pin refuse de grandir sur ce versant alors qu’il prospère sur l’autre. L’épais tapis de fougères qui couvre le sous-bois de la dune s’arrête à la frontière du baradeau tandis qu’une herbe haute et pauvre envahit la parcelle voisine. Allez vous y reconnaître ! L’expérience seule est reine qui apprend à connaître la nature des eaux et le régime des vents. Penché sur une graine, le visage lisse de Benoîte a dix mille ans.
« Quand nous rentrons, Paul, songeur, me ramène aux tourments conjugués de la littérature et de la politique : “Vous avez écrit quelque part, me dit-il, que baragot et baragouin seraient de même origine. Erreur. Baragouin, c’est le pain (Bara) et le vin (Gwin) que réclamaient les soldats bretons de l’armée du Mans en 1871. Personne ne les comprenait. Cela n’a guère changé.” »