L’étonnante aventure de la Section des écrivains, p.72-44 :
Martine Charrier. Vous jouez donc un rôle important dans la construction du nouveau
PS en travaillant à l’homogénéisation de sensibilités politiques très différentes
et en menant le combat idéologique. Comment se fait la jonction avec
les milieux intellectuels, qui jusque-là sont en retrait : très critiques vis-à-vis
de la SFIO, et sceptiques par rapport au positionnement chaotique du PSU,
alors que se poursuit leur prise de distance vis-à-vis du PC ? Il y avait une
fracture entre eux et la gauche ; Épinay semble la combler. Ainsi, en quelques
années, le PC apparaît démodé, alors que le PS fascine. Expliquez-moi.
Gérard Delfau. Il y a plusieurs facteurs à prendre en compte. S’agissant de l’affaiblissement
du Parti communiste, le processus est ancien. L’élément déclencheur,
c’est l’insurrection ouvrière de Budapest, écrasée par les chars soviétiques, en
octobre-novembre 1956 : l’émotion est considérable, et, pourtant la direction
du Parti communiste refuse de condamner l’invasion de la Hongrie et reste
6 Un pari difficile, puisqu’il s’agit d’affirmer la ligne mitterrandienne de rassemblement, au
moment où Michel Rocard rejoint le PS, lors des Assises du socialisme. La NRS entend prendre
une place centrale dans le débat politique, par rapport à la revue Repères, publication du
CERES, et de Frontière, puis Faire, toutes deux créées par Gilles Martinet, issu du courant
autogestionnaire et du PSU. Cf. Émeric Bréhier, Les revues du PS de 1971 à 1981, Institut
François-Mitterrand, 2013. Un article bien documenté d’un ancien député socialiste.
72 2. Construire le nouveau Parti socialiste
solidaire de l’URSS. Pire, elle se félicite qu’ait été brisée « l’offensive acharnée
et bestiale des fascistes, des féodaux et de leurs alliés, les princes de
l’Église, pour restaurer en Hongrie le régime terroriste de Horthy7 ». Un comportement
et un vocabulaire typiquement staliniens. La même année d’ailleurs,
Maurice Thorez a eu connaissance du Rapport Khrouchtchev, et il a
demandé à ses collègues de ne pas en faire état. Ces faits ouvrent une crise
profonde au sein du PC. La démission spectaculaire de Jean-Paul Sartre et
d’Emmanuel Leroy-Ladurie, entre autres, en est le signe le plus évident. Mais,
fondamentalement, à partir de là une suspicion s’installe à l’égard du comportement
peu démocratique de l’appareil communiste. Je me souviens que, dans
les années 70, la référence à la révolte hongroise revient comme un leitmotiv
chez nombre d’universitaires et d’écrivains qui rallient le nouveau Parti socialiste.
Et l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes russes, en août 1968,
pour mettre fin au Printemps de Prague, achève de jeter le trouble. Pourtant
ne nous méprenons pas : la position du PC est encore forte. C’est bien « l’événement
» congrès d’Épinay qui accélère la mutation.
La deuxième raison de cet engouement en faveur du nouveau PS, c’est que
s’ouvre enfin une perspective politique à gauche, alors que jusque-là celle-ci,
était divisée, émiettée même, et qu’elle s’était révélée impuissante à combattre
la droitisation du régime. Il faut se souvenir que Georges Pompidou succède
au général de Gaulle en juin 1969 et que, après la brève tentative réformiste
de Chaban-Delmas, c’est à présent Pierre Messmer qui gouverne la France. Il
incarne la rigidité et le conservatisme. Un repoussoir pour la classe intellectuelle.
Enfin n’oublions pas que François Mitterrand est un homme de lettres,
dont l’audience des essais politiques et des chroniques dépasse le public militant
en raison de la qualité de leur langue et du contenu historique. Au fil des
ans, il a noué de solides amitiés parmi les écrivains. Et beaucoup lui sont restés
fidèles pendant la traversée du désert qui a suivi Mai 68. Il considère que le
moment est venu de renouer une relation confiante entre le PS et la culture. Et
il me confie la tâche d’y contribuer.
MC. Voilà un aspect de la construction du nouveau Parti socialiste qu’on
évoque rarement. Et j’imagine que cela ne devait guère passionner les stratèges
en conquêtes électorales. Mais pourquoi vous ? Et surtout comment ?
GD. Sur ce créneau-là, il n’y avait guère de concurrence ! Et j’imagine que
mon titre d’assistant à la Sorbonne et mon goût pour l’écriture avaient dû lui
paraître un bon sésame. En tout cas, je reçois de sa part une commande précise.
Il me confie la mission de rassembler un certain nombre d’écrivains de renom,
au sein d’une section (cellule de base du PS), qui lui sera directement rattachée. Certains sont des compagnons de route et des amis de longue date, depuis
1965 en général. D’autres, intéressés par la singularité du congrès d’Épinay,
frappent à la porte. Je me mets aussitôt au travail, impressionné par le
caractère inattendu de la tâche et plein d’enthousiasme. L’appel que je lance,
avec Bernard Pingaud8, pour la constitution d’une Section socialiste des Écrivains,
reçoit d’emblée un écho favorable.
MC. Il faut que je vous dise mon étonnement devant une initiative aussi
inhabituelle en politique. Et, plus encore, devant le basculement de la gauche
intellectuelle, dont témoigne la mise en place de cette Section des Écrivains,
même si j’ai bien compris que ses membres bénéficient d’un statut à part.
GD. C’est vrai que cette création ex nihilo, hors de tout rattachement à un
territoire, et sur une base sélective, fait grincer quelques dents. Imaginez la
réaction du dernier carré des partisans de Guy Mollet… Mais finalement l’idée
est bien acceptée. Cet épisode, peu connu, est significatif du bouleversement
culturel qui est en train de s’opérer. Pourtant, j’insiste, malgré quelques prises
de distance spectaculaires, l’hégémonie du PC sur l’intelligentsia demeure
grande, incarnée par l’omniprésence de Roland Leroy, plus tard de Pierre Juquin,
et relayée par le rayonnement des maisons d’édition et des revues qui
sont dans son orbite. Commentant son adhésion au nouveau PS, René-Victor
Pilhes, l’auteur d’un remarquable roman sur la mondialisation du capitalisme,
L’Imprécateur9, explique avoir « résisté » non sans mal à la formidable attraction
« qu’exerçait sur lui le PC ». Et il ajoute cette confidence lourde de sens :
« Ne pas devenir communiste, c’était se résigner à n’être rien. » J’emprunte
cette citation à l’inattendu biographe de cette éphémère « Section socialiste
des Écrivains ». Celui-ci, Yves Tenret, est un militant de l’Internationale situationniste,
plus habitué à renverser les idoles et à dénigrer les valeurs de la
société bourgeoise qu’à célébrer des personnalités du monde des Lettres. Or,
s’interrogeant sur la relation entre l’engagement politique et la création littéraire,
il consacre, dans le Monde diplomatique10, un article bien informé, miadmiratif,
mi-sarcastique, à « L’imaginaire socialiste » : « En 1973, Georges
[sic] Delfau, Gérard Legrand, Georges Conchon, Paul Guimard, Benoîte
Groult, Bernard Pingaud et François-Régis Bastide ont créé la Section des
Écrivains du Parti socialiste français. Au cours des années suivantes, ils ont
été rejoints par Régis Debray, René-Victor Pilhes, Pascal Lainé, Max Gallo et
Éric Orsenna11. » Manquent à la liste le doux et passionnant Michel Bataille,
ainsi que deux des plus assidus : Henri Heinemann, l’essayiste, et Jean Petite,
qui, poète à ses heures, trouve là un lieu à l’abri des joutes syndicales.
Le journaliste nous donne acte de la totale indépendance dont nous jouissons
à l’égard de l’appareil politique : « Les socialistes, c’est bien connu, sont
contre tout art « socialiste ». Il en est même un, Gérard Legrand, ancien surréaliste,
qui voue une haine farouche au mot « engagement ». Et M. François Mitterrand
n’avait-il pas déclaré, lors du festival d’Avignon en 1974 que, le jour
où il y aurait un art socialiste, lui ne serait plus socialiste… ». Un compliment
qui n’a pas de prix chez un militant d’extrême gauche ! Il continue en brocardant
les états d’âme – par personnages fictifs interposés – de quelques-uns de
ces auteurs les plus fameux : Régis Debray, François-Régis Bastide, Max
Gallo, Éric Orsenna, etc. Il n’a pas de peine à pointer leurs contradictions entre
le statut social que leur valent la littérature et leurs prises de position en faveur
des plus pauvres. Il cultive le thème de la « mauvaise conscience », souvent
exploité depuis les années 50. Parmi les interviewés, François-Régis Bastide
est le plus direct : « Pourquoi êtes-vous socialiste, demande le journaliste ?
Qu’attendez-vous ? Rien pour moi, répond le romancier. Je suis un petit écrivain
bourgeois catholique du Sud-Ouest. Même pas un « intellectuel ». Je n’ai
lu sérieusement ni Marx ni Hegel. Toutes les idéologies m’assomment. Je ne
connais pas le peuple, ni le monde du travail, ni les ouvriers des usines, ni
ceux de la terre, ni ceux de la mer, ni ceux des mines, ni ceux de l’acier, ni
ceux de l’atome. Je ne connais que ma classe et celle du dessus. » Et Yves
Tenret commente : « Bel exercice de lucidité d’un homme attachant et sincère
dans ses convictions politiques. » Au final, d’ailleurs, le bilan qu’il fait de
notre initiative n’est pas si défavorable : « Le mariage de la politique et de la
littérature, dit-il, donne une vigoureuse dénonciation de la guerre, du colonialisme,
de la spéculation boursière, des inégalités culturelles, des tares et des
dangers de la société libérale « avancée », etc. » Et il ajoute : « Si l’un dénonce
en utilisant la virulence d’un réalisme critique, l’autre se servira de la parodie.
C’est François-Régis Bastide qui, en un sens, ira le plus loin en finissant par
se dénoncer lui-même : « Nous ne gérons rien que notre désespoir, notre traîtrise
au monde du travail. » […] Et la littérature, dans tout cela ? Elle ne s’en
sort pas si mal. Elle obtient, grâce à René-Victor Pilhes, un ouvrage militant
de grand style et, grâce à Éric Orsenna12, l’une des plus fines analyses, en tout
cas la moins manichéenne – ce qui en ce domaine est un sacré tour de force,
– jamais écrites sur la politique « politicarde », institution récente, puisqu’elle
nous vient du XIXe siècle. » Avec le recul, on ne peut que partager ces jugements
et admirer une époque, où le sujet « création littéraire et engagement
politique » trouve de tels échos. J’étais à l’aise dans ces discussions.