J’étais un fonctionnaire de l’État français, fort jeune, qui a eu la chance de participer, à son modeste niveau, au sein du cabinet du ministre de la France d’outre-mer, aux initiatives de François Mitterrand dont l’influence a été déterminante sur le cours des relations francoafricaines, et qui voudrait faire partager l’admiration et le respect que lui ont inspiré la clairvoyance exceptionnelle et le rare courage politique de l’homme, alors à l’aube de son grand destin dont on honore aujourd’hui la mémoire.
Pour comprendre l’importance décisive du rôle personnel qui fut le sien, il faut faire le difficile effort de reconstituer un contexte dont le temps mesure mal l’éloignement, tant l’histoire accélérée et tant les repères de tous ordres ont changé.
Nous sommes dans les années qui suivent le dernier conflit mondial où la « guerre froide » entre les pays récemment alliés contre le nazisme s’est ouverte et s’exacerbe sur l’ensemble de l’échiquier international. La France a renvoyé les ministres communistes qui siégeaient à son gouvernement depuis la Libération, avant et après le départ du général de Gaulle.
Mais le Parti communiste n’a pas perdu ses capacités de mobilisation dans l’électorat et dans les manifestations de rue. Coincée entre les deux oppositions de droite et gauche, la fragile coalition dite « de troisième force », qui tente d’exercer le pouvoir, est condamnée par ses propres contradictions internes à des changements constants d’équipes (du moins des chefs de gouvernement) et un quasi-immobilisme.
Elle est obsédée par les coûteuses et décevantes opérations qu’elle doit mener en Indochine pour tenter d’y maintenir la présence française et par les problèmes qui surgissent avec les protectorats d’Afrique du Nord.
Avec l’Afrique noire, les relations, qui n’ont pas été altérées par la guerre malgré toutes ses vicissitudes, sont longtemps restées d’autant plus sereines qu’un certain nombre de ses représentants élus ont été très tôt (1945) insérés dans la première Assemblée nationale constituante et qu’à leur initiative, le plus souvent, de très importantes réformes ont été votées dans le sens d’un alignement, d’une « assimilation » des droits et des statuts des citoyens de la métropole et des ressortissants d’outre-mer : suppression du travail forcé, abolition du régime de « l’indigénat », extension de la citoyenneté, application généralisée du même Code pénal, notamment.
Un fonds d’investissement – le FIDES -, instrument essentiel pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer, est par ailleurs créé (30 avril 1946). Pourtant, le rejet de la première Constitution – très ouverte quant aux possibilités d’évolution des rapports entre la métropole et les territoires d’outremer – et les dispositions de la seconde – qui donne un cadre plus précis à cette solution en institutionnalisant « l’Union française » – sont mal acceptés par beaucoup des élus africains qui dénoncent une dérive vers un « fédéralisme » centralisateur et assimilationniste : le référendum d’adoption ne recueille pas la majorité des voix dans les territoires d’outre-mer.
Dans un climat détérioré où toute mise en cause de l’ordre établi, toute revendication d’émancipation ou de progrès social est devenue suspecte de participer à un plan général de subversion staliniste, climat que certains colons croient propice à l’affirmation provocante – par la réunion d’« États généraux de la colonisation » notamment – de leur opposition aux évolutions engagées, à commencer par celles vers la liberté du travail, il était inévitable que les tensions montent et se crispent.
L’événement perçu avec le plus d’inquiétude, par les Européens d’outre-mer comme dans la métropole, est la participation massive des parlementaires africains (à de rares mais notables exceptions près) au congrès constitutif, à Bamako, d’un Rassemblement démocratique africain (RDA). L’option des milieux informés retient surtout de ce « rassemblement » – outre son succès d’affluence – qu’il se donne pour objectif d’encadrer tous les partis existants dans tous les territoires et de mettre fin à leurs affiliations ou liaisons avec des formations politiques de la métropole pour leur imprimer une orientation commune s’exprimant au sein d’un groupe parlementaire unique.
L’apparentement ultérieur de ses élus au PCF – par la filière d’un satellite de celui-ci, l’URR – ainsi que les déclarations prosoviétiques et antiaméricaines de son comité de coordination (inspirées par le secrétaire général Gabriel d’Arboussier) ne peuvent laisser de doutes sur l’alignement idéologique et tactique du RDA sur le PC.
Tandis que les autres formations politiques africaines (IOM1 de Senghor) s’organisent pour résister à sa mainmise, les administrations en place s’estiment légitimées à contrecarrer systématiquement son action. La situation va progressivement se dégrader et des troubles de plus en plus graves, sanglants même en Côte d’Ivoire, se produisent.
Quand François Mitterrand entre, en juillet 1950, à 33 ans dans le gouvernement que forme René Pleven – l’ancien commissaire aux Colonies du général de Gaulle et organisateur de la conférence de Brazzaville, devenu président de l’UDSR, groupe politique auquel appartient François Mitterrand – les perspectives sont des plus sombres : la guerre de Corée a été déclarée le mois précédent ; la campagne d’Indochine, violemment contestée en France par le PC, tourne au désastre ; en Côte d’Ivoire les manifestations et émeutes se multiplient et sont réprimées dans le sang (15 morts et 50 blessés à Dimbokro), le conseiller de la République Biaka Boda disparaît, toutes les réunions du RDA sont interdites par le Conseil des ministres et son président, Félix Houphouët-Boigny, est menacé d’arrestation.
À la surprise générale, François Mitterrand demande à être chargé du ministère de la FOM2 (alors qu’on lui offre l’Éducation nationale). Le choix paraît suicidaire. Même très risqué, il est pourtant réfléchi. François Mitterrand revient alors de longues tournées en Afrique noire (faites pour le compte de l’Alliance française, organisme d’action culturelle), tournées au cours desquelles il a approfondi la connaissance qu’il en avait à travers ses représentants au Parlement français mais, surtout, éprouvé les affinités profondes qu’il a avec elle et qui ne se démentiront jamais par la suite.
Il comprend beaucoup mieux que les autres responsables politiques métropolitains les ressorts profonds des revendications africaines et le bien-fondé des luttes contre l’exploitation commerciale, contre l’exploitation du travail, contre les discriminations, les arbitraires ou les abus, pour le respect de la dignité humaine. Il comprend que si l’on confond ces aspirations légitimes avec les menées du PCF et si on les combat comme telles, on ne fait que renforcer le rôle de ce parti et le maintenir en position d’allié privilégié des Africains. Il comprend aussi – ce qui est plus difficile et plus original à cette époque – le réflexe « nationaliste » de rejet des tutelles extérieures, même matériellement avantageuses, et la revendication d’indépendance – d’ailleurs confortée par l’exemple d’autres pays en développement, quelquefois voisins comme l’ex-Gold Coast (devenue Ghana) de Kwamé N’Krumah, limitrophe de la Côte d’Ivoire.
Il constate qu’il y a urgence à agir, que « l’Afrique bouge sous des gouvernements d’immobilisme » selon l’avertissement de Léopold Sédar Senghor et que la dérive vers la guerre civile peut, ici ou là, être rapide.
Mais il sait aussi que l’opinion métropolitaine, bercée par l’illusion de l’assimilation et la présence d’élus africains dans les assemblées nationales, n’est pas du tout préparée, elle, à accepter le processus d’indépendance.
Pas plus qu’elle n’est prête à admettre que, dans une Union française dont le trompe-l’oeil lui échappe, « la perspective africaine [doive] être prioritaire par rapport aux engagements en Asie qui ne peuvent réserver que des déceptions » – comme il le dira sans ambages dans le livre Aux frontières de l’Union française qu’il publie un peu plus tard.
Il estime donc nécessaire de renverser l’approche des problèmes et l’ordre des urgences, mais aussi de se donner le temps de préparer l’opinion et de ménager les étapes qui éviteront incompréhension et affrontements. Ce sera d’autant moins facile que le PCF ne restera évidemment pas inactif et que la majorité du gouvernement est beaucoup trop étroite pour se passer du consentement, sinon de l’appui, d’une seule de ses composantes, même les plus hostiles pour des raisons idéologiques (c’est le cas du MAP tétanisé par l’Indochine) ou de défense des intérêts établis (c’est le cas des radicaux, manipulés par le sénateur Borgeaud, représentant des grands colons algériens).
François Mitterrand est parfaitement conscient que, pour faire prévaloir la ligne qu’il propose, il devra prendre tous les risques à son compte, avec au mieux la complicité bienveillante mais silencieuse de quelques-uns, l’abstention plus ou moins rechignée des autres. Mais il est persuadé de la validité de ses analyses, persuadé qu’il faut agir sans tarder dans l’intérêt de son pays et de l’Afrique noire, confiant dans sa capacité d’aboutir.
Clairvoyance et confiance en soi le conduisent à mettre en jeu son avenir politique en sollicitant la charge du ministère de la FOM plutôt que le portefeuille plus « confortable » dont il était assuré.
René Pleven consent à lui laisser les mains libres à condition de ne pas compromettre par ses initiatives l’équilibre de la majorité gouvernementale.
Il obtient successivement le soutien du président de la République Vincent Auriol qui exerce aussi la présidence de l’Union française, fonction à laquelle il est attaché, et s’assure ainsi la neutralité bienveillante du parti socialiste SFIO. S’il n’a pas trop de mal à rallier le président du Sénat, Gaston Monnerville, qui est d’origine guyanaise, et le président de l’Assemblée de l’Union française Jacques Fourcade, le plus difficile est de convaincre le président de l’Assemblée nationale Édouard Herriot de donner son aval en dépit des résistances très fortes des sénateurs Ruccart (porteparole des Blancs d’Afrique noire) et Borgeaud (mandataire des colons d’Algérie). Il trouve un certain nombre d’alliés parmi les élus africains, notamment ceux du Sénégal derrière Senghor et ceux des IOM avec Apithy.
Mais, de toute évidence, la solution passe par le RDA ; c’est lui qui a le plus grand nombre d’élus et c’est son engagement aux côtés du PCF qui est en cause : tant que l’alliance parlementaire avec celui-ci laissera penser qu’il est son instrument en Afrique et poursuit les mêmes buts, il justifiera l’ostracisme de l’administration locale et des autres milieux sociaux à son égard.
Félix Houphouët-Boigny accepte de venir à Paris bien qu’il reste inculpé et sous la menace d’une arrestation : il va rencontrer officiellement à plusieurs reprises François Mitterrand, après une entrevue secrète avec Pleven.
Son analyse présente de la situation n’est pas éloignée de celle de François Mitterrand : ni les références idéologiques ni les objectifs tactiques du PCF ne correspondent aux aspirations et aux réalités africaines ; depuis son passage dans une opposition violente au gouvernement, son patronage parlementaire présente, par ses conséquences, beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages : il diabolise le RDA, l’oriente vers des agitations stériles et des combats douteux, paralyse des initiatives positives, provoque dans ses rangs des défections de plus en plus nombreuses.
Reste à convaincre le président du RDA qu’il ne fait pas l’objet d’une simple manipulation pour l’amener à rompre avec le PCF sans le réinsérer dans le jeu démocratique normal, ce qui le maintiendrait en état d’exclusion.
François Mitterrand y parvient par la netteté de ses engagements et il parie de son côté sur la bonne foi de son partenaire pour que la rupture avec le PCF ne soit pas un faux-semblant.
Cette confiance réciproque se révélera justifiée. Félix Houphouët-Boigny publie en octobre 1950 le communiqué de « désapparentement du RDA avec le PCF » et restera fidèle à ce nouveau positionnement, en dépit des incompréhensions de nombre de ses partisans – vers lesquels il devra dépêcher dans divers territoires une mission d’information confiée à trois parlementaires avertis -, en dépit d’une très vive opposition des inconditionnels du PCF, et notamment de Gabriel d’Arboussier qui fera publier des lettres ouvertes hostiles au changement de cap et entraînera dans sa démission quelques éléments marquants (dont Djibo Bakary du Niger et Um N’Yobe du Cameroun), malgré un sévère recul de son parti aux élections législatives suivantes de juin 1951 (trois députés seulement sont renouvelés sur dix).
Parallèlement, François Mitterrand va imposer l’arrêt de la répression administrative contre le RDA et la reprise des relations avec ses élus, non sans de très fortes résistances des cadres qui, à tous les niveaux, ont du mal à oublier les réflexes antérieurs et accueillent les consignes de réinsertion des coupables d’hier comme la manifestation d’une politique de démission, voire de « trahison ».
François Mitterrand doit limoger le gouverneur du Tchad, de Mauduit, qui refuse d’inviter les élus RDA aux cérémonies du cinquantenaire du territoire. Mais c’est – logiquement – en Côte d’Ivoire que l’épreuve décisive a lieu : François Mitterrand est venu présider lui-même, en compagnie du président de l’Assemblée de l’Union française et du gouverneur général de l’Afrique occidentale française, Paul Béchard, l’inauguration du canal de Vridi, magnifique ouvrage d’art financé par le FIDES qui ouvre la lagune d’Abidjan à la mer et permet l’installation d’un grand port. Il doit affronter l’hostilité ouverte de l’administration locale, gouverneur en tête (Péchoux), de la chambre de commerce et de la grande majorité de la population européenne à une participation quelconque de Félix Houphouët-Boigny et des autres parlementaires RDA aux manifestations prévues à cette occasion. Il refusera d’assister lui-même à ces cérémonies, qui sont donc suspendues, tant que la présence des élus du territoire ne sera pas assurée dans des conditions normales.
Son obstination et son habileté finiront par triompher de l’accumulation des hostilités et son séjour se terminera dans une atmosphère de détente inespérée, détente qui se confirmera et ne cessera de s’amplifier par la suite. Le pas décisif a été accompli là : la voie d’une solution pacifique de l’Afrique vers l’autonomie est et restera ouverte.
À peine quelques années plus tard, Houphouët- Boigny, le réprouvé, va se retrouver au sein d’un gouvernement français dont François Mitterrand est le garde des Sceaux, et dont le ministre de la FOM, Gaston Defferre, fait voter (en juin 1956) la loi-cadre qui dote les TOM d’assemblées élues au suffrage universel direct et de conseils de gouvernements investis par ces assemblées, les gouverneurs n’exerçant plus de pouvoirs locaux.
La France va encore traverser bien des épreuves, la guerre d’Algérie entraînant l’effondrement de la IVe République et le retour du général de Gaulle. La nouvelle constitution, consacrant une « communauté » entre la métropole, les TOM et les États associés, n’est formellement rejetée qu’en Guinée, mais ne suscite pas ailleurs d’adhésion enthousiaste, et tous les autres territoires d’Afrique noire proclament successivement, dans l’année suivante, leur indépendance sans rupture avec la France. C’est un autre temps pendant lequel François Mitterrand se situe dans une opposition intransigeante au pouvoir en place.
Son grand dessein d’origine, la construction d’une fédération franco-africaine prolongeant et amplifiant la fédération européenne, ne s’est pas entièrement réalisé : il n’en subsiste que des reflets dans l’union monétaire, les accords de défense, les accords de préférence commerciale de Lomé.
Il n’en a pas moins déterminé le tournant capital de l’histoire des relations franco-africaines : témoignant d’une lucidité exceptionnelle et d’un courage politique à toute épreuve, il a su stopper l’engrenage de la violence, éloigner la menace de la guerre civile, rétablir le dialogue et la concorde, jeter les bases d’une solution sans drame vers les émancipations nécessaires.
Ne serait-ce qu’à ce titre et sa carrière se fût-elle terminée, il aurait droit à l’hommage de notre reconnaissance et de notre admiration.