D’un Secrétariat national à l’« Action féminine », puis aux « Luttes des femmes », plus vigoureux dans son énoncé, le Parti socialiste tentait d’organiser en son sein la jonction de deux mouvements si souvent séparés : socialisme et féminisme. Yvette Roudy témoigne des difficultés rencontrées.
Avant 1981, au sein du PS, la convergence entre socialisme et féminisme ne semble pas aller sans difficultés.
Yvette Roudy : À la convention des Institutions républicaines, avec Marie-Thérèse Eyquem, nous n’avions eu aucun problème pour faire passer nos idées féministes, élaborées au sein du Mouvement démocratique féminin, un club que nous avions fondé avec Colette Audry.
En arrivant à la Cité Malesherbes – ancien siège de la SFIO – avec l’équipe du nouveau Premier secrétaire, je ne songeais même pas à poursuivre mon combat féministe, convaincue que le nouveau Parti socialiste que nous allions construire serait parfait, pur de toute misogynie. Aussi je choisis de me lancer dans la formation des nouveaux adhérents avec l’ambition de rendre obligatoire un minimum de formation pour tout militant désireux d’accéder à certaines responsabilités. Le réveil fut brutal. Au lendemain des élections législatives de 1973, je me rendis compte avec horreur que le groupe socialiste, plus nombreux, rajeuni, ne comptait pas de femmes. Je tombais de haut. Je ne comprenais pas. J’étais folle de honte et de colère.
Que faire ? Je décidais de réfléchir et d’écrire. Je devais classer mes idées, m’informer sur notre histoire, lire, et trouver la meilleure façon d’organiser cette rencontre inéluctable – selon moi – du féminisme et du socialisme. Deux combats également politiques contre les inégalités dont le parti refusait la fusion. En dépit d’une ouverture aux idées nouvelles que favorisait François Mitterrand, la « vieille maison » ne réussissait pas à se débarrasser de ses vieux réflexes proudhoniens.
Fallait-il s’organiser en tendance ? Certaines le pensaient. Mais la grande majorité des femmes du PS était hostile à cette idée préférant suivre le conseil prodigué par nos camarades masculins : « Pas de combat spécifique, la lutte contre le capitalisme est un combat global. Le jour de la victoire, tous les problèmes se trouveront réglés du même coup. » J’ajoute que François Mitterrand était farouchement hostile aux tendances en général.
En revanche, j’eus son soutien au congrès de Suresnes, en mars 1974, dans ma bataille pour faire accepter le principe des quotas. En 1975, il accepta de préfacer mon livre La Femme en marge. Il décida de la création d’un Secrétariat spécifique et me donna les moyens de l’animer et d’organiser une convention sur le droit des femmes.
Le texte de cette convention – largement et passionnément discuté puis voté à partir des sections en 1978 – dotait le parti d’une analyse politique du féminisme qui devrait encore servir aujourd’hui de référence (force est de constater que la greffe féministe n’a toujours pas pris sur le PS). Plus tard, j’eus le soutien sans faille de François Mitterrand et de Pierre Mauroy au moment de la première élection directe aux Européennes en 1979, quand j’insistai pour que soit appliqué un quota de 30 % de femmes.
Les mots sont rarement anodins. Que signifie le fait que le Secrétariat national en charge de ces questions ait été appelé successivement « Action féminine » puis « Luttes des femmes » ?
Yvette Roudy : D’action féminine, le Secrétariat national est naturellement passé aux « luttes des femmes » expression mieux adaptée et surtout largement utilisée à l’extérieur du parti où les luttes des femmes entraient dans une phase particulièrement vive – celle de la revendication des femmes au droit à disposer de leur corps qui aboutit à la loi Veil en 1975, votée grâce aux voix de la gauche. Pendant les années soixante-dix – en fait depuis 1968 – les femmes socialistes manifestaient souvent aux côtés des féministes autonomes avec lesquelles les relations n’étaient pas simples. Le parti pouvait-il rester sourd à ce que réclamait le mouvement social que les femmes incarnaient ? Ne doit-il pas exprimer les revendications légitimes qui montent du pays ? Surtout lorsqu’il s’agit de libertés.
Le programme de François Mitterrand, en 1981, présentait un large éventail de mesures destinées aux femmes dans différents aspects de leur vie. Il annonçait un travail législatif important. Pensiez-vous alors que ce travail serait suffisant, les blocages culturels allant souvent bien audelà de ce que la loi permet de traiter ?
Yvette Roudy : Parmi les cent dix propositions du candidat François Mitterrand, une douzaine concernait directement les femmes, dont l’égalité professionnelle, l’information sur la contraception, la révision de l’obtention de l’IVG, les conditions de paiement des pensions alimentaires, le statut des agricultrices, etc. Propositions qui découlaient directement de notre convention de 1978.
Le remboursement de l’IVG ne figurait pas clairement dans les cent dix propositions. Je reconnais que j’ai un peu forcé la main du Président avec le soutien sinon la complicité de Pierre Mauroy, Premier ministre, de Lionel Jospin, Premier secrétaire du Parti, et de André Labarrère, ministre chargé des relations avec le Parlement. Mon argument était simple : dès l’instant où la loi autorise l’avortement, elle doit être la même pour toutes, sans distinction de classe. C’est une question de justice sociale.
Je n’ignorais pas que si les lois sont nécessaires dans une démocratie, elles ne sont pas suffisantes. Einstein avait raison de rappeler qu’il est plus difficile de désintégrer un préjugé qu’un atome. Or je travaillais contre les préjugés, les idées reçues d’une idéologie patriarcale encore aujourd’hui très présentes dans toute notre culture. On les retrouve dans notre éducation, formation, orientation professionnelle, littérature, iconographie, représentation des rôles féminins et masculins. Bref, nous avons hérité d’un statut de la femme profondément inégal, gravé dans le bronze du Code Napoléon qui prétend justifier, au nom d’une différence biologique, toutes les inégalités que nous pouvons encore constater aujourd’hui : inégalité de salaires, devant les postes à responsabilité, la place en politique, et ces violences sexistes qui explosent dans les quartiers. C’est ce qui me fait dire que nous sommes conditionnés par notre culture. Pour reprendre l’expression de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. »
Connaissant la force des préjugés, j’accompagnais mes lois de campagnes d’information nationales que je contrôlais moi-même. C’est ainsi que j’ai exigé – contre l’avis de l’agence chargée de la communication gouvernementale – des clips télé aux heures de grande écoute pour la campagne sur la contraception. En même temps, je me suis efforcée d’associer les enseignants à ces campagnes d’information.
Mon seul échec a été mon projet de loi anti-sexiste qui figurait pourtant parmi les cent dix propositions. Il s’est heurté au puissant lobby des publicitaires qui ont hurlé à une atteinte à la liberté : la leur, celle d’utiliser pour la vente de leurs produits des corps de femme, entiers ou en morceaux, dans des postures que les féministes jugeaient et jugent comme autant d’atteintes à la dignité et d’incitations à la violence. Cette hostilité grossière et violente a basculé dans un déchaînement machiste particulièrement odieux, dont j’ai fait les frais, en dépit du soutien sans faille de Simone de Beauvoir qui avait directement inspiré ce projet.
Il y a eu une méthode « Yvette Roudy », assortie d’un point de vue original de ce que devait être l’action, puisque vous avez même parlé, à l’époque, d’un ministère de « déconditionnement des femmes et des hommes ».
Yvette Roudy : Existe-t-il une « méthode Roudy » ? On l’a dit. Si il y en a une, je la dois à la force de mes convictions. Je n’ai jamais supporté les inégalités. J’aime les défis. Je ne cède pas facilement. Je ne sais pas si il existe une méthode particulière, mais un caractère sûrement, que l’on dit tenace. En ai-je trop fait ? Pour commencer, il y avait beaucoup à faire. Ensuite, j’avais beaucoup d’idées élaborées au cours de quinze années d’opposition, enrichies de deux années passées au Parlement européen, de voyages d’études en Suède, ce modèle de démocratie.
Enfin, je savais que le temps m’était compté. Je devais faire vite. Et ne rien oublier. C’est ainsi que j’ajoutai aux thèmes classiques de l’emploi, de la liberté du corps, des questions sociales, celui de la culture. Partant de l’idée que le regard des femmes sur la société n’est pas forcément celui que les hommes leur prêtent. Le projet de loi anti-sexiste répondait à cette préoccupation.
Votre ministère, par définition, se devait d’être vigilant sur nombre de dossiers dont l’initiative et la maîtrise étaient le plus souvent ailleurs. Ceci signifiait nécessairement une présence assidue dans un grand nombre de réunions interministérielles. Aviez-vous le sentiment de vous y faire entendre suffisamment ?
Yvette Roudy : Mon ministère était un ministère de mission. Par nature, il était transversal. Il était doté de compétences qui lui permettaient d’intervenir dans tous les domaines, ce qui contrariait fort les autres ministères qui se considéraient dépouillés. Je devais donc faire régulièrement appel aux arbitrages du Premier ministre et du Président pour vaincre les voix qui s’opposaient aux changements que je proposais. Mais nous avions dit « changer la vie ». J’appliquais nos promesses. Sans états d’âme.
Les résistances à votre action n’ont pas manqué. Quels ont été alors vos principaux adversaires ?
Yvette Roudy : Je dérangeais beaucoup. Si les sondages ont indiqué jusqu’au bout ma popularité dans l’opinion, en revanche, le « microcosme » – y compris parmi la « gauche en vison » comme disait Marie- Thérèse Eyquem, ainsi que la gauche machiste, étaient agacés par mon action. Il y avait aussi la contrariété de certains hauts fonctionnaires peu habitués aux changements. Certains n’ont pas hésité à modifier le sens des lois par des décrets tardifs, confus ou ne changeant rien à l’état des choses.
Mais j’ai aussi été très soutenue par de nombreux préfets, de gauche comme de droite, qui appréciaient mon action et la soutenaient.
Parmi les acquis de cette période, quels sont ceux qui vous semblent les plus importants ?
Yvette Roudy : Je n’ignorais pas qu’en matière de transformations sociales, culturelles, politiques, rien n’est définitivement acquis. Les reculs sont toujours possibles. Le temps peut amener l’oubli. Je suis parfois consternée par l’ignorance de certains jeunes députés ou responsables politiques du PS que je vois repris par les idées de grand-papa. Nos responsables politiques agissent comme si l’essentiel était fait en matière de droits des femmes. Alors que les chiffres et les faits témoignent qu’il reste bien du chemin à parcourir (application de l’égalité professionnelle, information sur la contraception, application de l’IVG, de la parité).
Trop d’hommes ont encore peur de l’accès des femmes à l’égalité. Certains, arguant de leur jeunesse mais attendant une succession longtemps convoitée, se considèrent sacrifiés sur l’autel de la parité politique. Ils n’ont pas hésité à exprimer tout haut leur ressentiment. Ils ont été entendus par leurs aînés. Sénateurs, députés, conseillers généraux et présidents de structures intercommunales ont réussi à éviter l’intrusion féminine redoutée. Plutôt que d’entrouvrir la porte à celles qu’ils affirment tant estimer ailleurs, les sénateurs ont ainsi multiplié les « listes dissidentes ». Il fallait y penser. Les partis ont laissé faire.
Dans le cadre des investitures pour les élections législatives de juin 2002, les dirigeants politiques ont validé cette logique de contournement, préférant perdre une partie de leur financement plutôt que de respecter l’esprit de la loi. Toute honte bue. Le Parti socialiste perd un million et demi d’euros par an pour la durée de la législature, et l’UMP – cela doit-il nous rassurer ? – perd à peu près quatre millions d’euros par an.
Rien d’étonnant donc à ce qu’avec 12,3 % de femmes à l’Assemblée nationale, la France reste dans ce domaine la lanterne rouge de l’Europe avec la Grèce et l’Italie. Les pays nordiques, l’Allemagne et l’Espagne ont dépassé le seuil des 30 % considéré comme la condition minimale pour que les femmes exercent une influence appropriée afin que l’élaboration des politiques reflète les valeurs sociales, économiques et culturelles de l’ensemble de la société.
Aujourd’hui, le politique semble agir comme si l’essentiel était accompli en la matière. Est-ce votre sentiment ?
Yvette Roudy – Pour les féministes, le moment du repos n’est pas arrivé.