Vous connaissiez déjà bien l’Afrique, où vous aviez longtemps exercé votre métier de journaliste, lorsque vous rejoignez Guy Penne qui venait d’être nommé à la tête de la cellule en charge des relations avec les pays de ce continent.
Jean-Christophe Mitterrand. – Rien n’était écrit ni prévu. Il s’est trouvé que dans un premier temps, en 1981, j’ai pu aider Guy Penne à reconstituer le fonds documentaire indispensable sur ces questions, fonds documentaire qui n’existait plus quand il a pris ses fonctions. Le fait que j’aie suivi l’actualité africaine pendant plusieurs années pour l’AFP me mettait à même de mener cette tâche dans les meilleurs délais. Cette collaboration momentanée s’étant bien déroulée, il m’a proposé le poste de second au sein de son équipe, et le Président lui a donné son accord.
Ensuite, en 1986, Guy Penne ayant été élu sénateur, la bonne règle républicaine – l’exécutif et le législatif devant se tenir à distance l’un de l’autre – voulait qu’il quitte la Présidence pour siéger au palais du Luxembourg. C’est alors que je l’ai remplacé. Cette succession, fonctionnelle, était au fond très naturelle ; elle est d’ailleurs monnaie courante dans nombre d’organisations.
Quel était votre rôle ? Comment fonctionnait cette cellule ?
Jean-Christophe Mitterrand. – Son fonctionnement était beaucoup plus banal que ce qui a été souvent imaginé. Avec la petite équipe qui m’entourait nous avions en charge de faire la synthèse de l’ensemble des informations, politiques et économiques, recueillies par les différents services attentifs aux évolutions de cette région et de les transmettre au Président et à ses conseillers diplomatiques. Nous ne disposions d’aucun moyen d’action ni, bien sûr, de budget propre. Nous ne prenions jamais de décisions. Celles-ci ne pouvaient venir que des ministres concernés et selon les instructions du Président. Mes collaborateurs prenaient, bien sûr, également en charge toutes les questions protocolaires liées aux différents sommets et conférences qui ont eu lieu au cours de cette période.
Peu de temps après que vous avez pris vos fonctions, nous sommes en 1986, commence la première phase de cohabitation. Jacques Foccart, le premier « Monsieur Afrique », s’installe à Matignon. Est-ce que cela ne complique pas votre travail ?
Jean-Christophe Mitterrand. – Pas du tout, en tout cas très peu de temps. Avec Jacques Foccart, il n’y a eu au fond qu’une passe d’armes, très courte, dans les premières semaines. Il s’était rendu en République centrafricaine sans prévenir la Présidence et y avait tenu des propos qui n’étaient pas convenables pour l’image de notre diplomatie, pour la cohérence de notre action. Nous nous en sommes expliqués et, à partir de ce moment-là, il n’y a plus eu d’écarts de ce type.
Disposiez-vous des mêmes informations que précédemment ?
Jean-Christophe Mitterrand. – Non. Les dépêches diplomatiques ne nous parvenaient plus régulièrement. Et cela a d’ailleurs donné lieu à un incident dont les conséquences auraient pu être sérieuses. Presque par hasard, au détour d’une phrase sibylline dans une de ces dépêches, j’ai compris qu’un avion avait transporté à Brazzaville une équipe française pour aider son gouvernement à réduire la rébellion de quelques militaires congolais. Ceci avait été organisé en dehors du président de la République, constitutionnellement chef des armées et responsable de notre politique étrangère. Cet épisode a donné lieu à un avertissement très ferme au Premier ministre, le Président lui signifiant qu’il était prêt à mettre un terme à la cohabitation en retournant immédiatement devant les électeurs.
Un des premiers sommets dont vous avez eu la charge est celui de Lomé en 1986. À cette occasion, François Mitterrand a prononcé un discours soulignant que les problèmes africains doivent désormais être traités dans leur environnement mondial. Nous ne sommes plus là dans le traditionnel tête-à-tête de ces pays avec la France. Peut-on y lire un changement stratégique ?
Jean-Christophe Mitterrand. – Non. Ce discours s’inscrit dans le prolongement d’analyses et de positions déjà clairement exprimées depuis 1981.
À partir de cette année-là – cette évolution était passée relativement inaperçue – la manière d’aborder ces questions avait beaucoup changé. C’est ainsi que la cellule « Afrique » de l’Élysée n’était plus seulement responsable des pays de notre ancien domaine colonial mais de toute l’Afrique subsaharienne, jusqu’à la République sud-africaine. Les frontières étant ce qu’elles sont sur ce continent, il était temps que notre politique, afin d’être plus efficace pour les différentes parties concernées, parte d’un point de vue réaliste. En effet, comment parler du Togo sans penser en même temps au Ghana, de la Côte d’Ivoire sans évoquer le Liberia ?
Nous avions changé de période et de politique. Le Président avait la volonté d’effacer les dernières traces de la période coloniale. Les propos tenus à Lomé ne faisaient que le confirmer. Plus largement, on peut faire remonter cette vision au fameux discours prononcé par François Mitterrand lors du sommet de Cancun. Quelle thèse exprimait-il alors ? Il affirmait que les difficultés dans lesquelles se débattaient les pays du Sud avaient pour cause principale la détérioration constante des termes de l’échange avec les puissances du Nord. Cela signifiait qu’il nous fallait faire évoluer les principes qui régissaient alors l’aide au développement et la coopération. Pour la première fois, il était affirmé que les problèmes rencontrés par ces pays, et tout particulièrement les pays africains, n’étaient pas seulement de leur fait.
L’affirmation de ce point de vue marquait une rupture avec les idées les plus couramment exprimées par nos partenaires du Nord. La France avait-elle les moyens de se faire entendre ?
Jean-Christophe Mitterrand. – Sur la scène internationale, cela a en effet été d’abord entendu comme une rupture dans les habitudes de concevoir le développement. Cette analyse a fait peu à peu son chemin par la suite. Par contre, cette affirmation venait dans la droite ligne de la réflexion de François Mitterrand et de son expérience africaine, une expérience de longue date.
Au sommet de La Baule, il semble qu’on assiste à une nouvelle inflexion puisqu’il met en corrélation l’aide apportée au développement économique avec les progrès accomplis en matière de démocratisation par ces pays.
Jean-Christophe Mitterrand. – Sur le plan des principes, cette prise de position était certes très ferme, mais elle n’était pas un diktat qui n’aurait d’ailleurs eu aucun sens. Il connaissait bien ses interlocuteurs, les difficultés qu’ils avaient à affronter, la grande diversité de ce continent. Si la direction devait être la même pour tous, « une » démocratisation, il concevait parfaitement que les rythmes de cette évolution ne pouvaient qu’être différents et, pour reprendre une expression qu’il a alors employée, que certains iraient à petits pas, que d’autres chausseraient des bottes de sept lieues. Et il n’était pas question que soient « punis » ceux qui n’avanceraient qu’à petits pas. Il convient également de noter qu’il parle d’« une » démocratisation, ouvrant ainsi la voie à d’autres formes de réalisation que celles que nous vivons depuis deux siècles dans les pays du Nord. De même que la démocratie américaine, par exemple, est très différente de celle de la France, il concevait des adaptations en fonction de l’histoire, des traditions et de la situation de ces pays, du niveau d’éducation des populations, des ressources disponibles.
Nous sommes alors au milieu du deuxième septennat. Est-ce que cela ne venait pas un peu tard ?
Jean-Christophe Mitterrand. – Il avançait prudemment. Il connaissait bien l’Afrique, depuis le début de sa vie politique. Il avait la conviction que la démocratisation ne pouvait y être qu’un processus préservé par d’infinies précautions pour éviter qu’elle engendre de grands troubles. S’il souhaitait profondément que l’Afrique entre dans le monde, qu’elle s’y ouvre sans cesse davantage, il était également conscient des risques que pouvait lui faire courir l’application soudaine de principes généraux sans les adaptations indispensables. Les récents événements en Côte d’Ivoire ou au Togo apportent la preuve, à mon avis, que son raisonnement était ancré dans une réalité durable même si des évolutions significatives apportaient déjà des promesses. Posez-vous cette question : quand François Mitterrand est arrivé au pouvoir, en 1981, quels étaient les pays africains où l’on trouvait le multipartisme et une presse indépendante ? Ils n’étaient que deux : Maurice et le Sénégal. À son départ, en 1995, dans le domaine francophone, combien ? Tous.
Parlons un peu de la République sud-africaine dans la mesure où c’est dans cette période que s’y est amorcé le mouvement qui allait mettre fin à l’apartheid.
Jean-Christophe Mitterrand. – À cause de l’apartheid, ce État était sous le coup d’un embargo international auquel participait la France. La situation semblait durablement figée au moment où commence en ce pays une campagne électorale pour la désignation d’un nouveau Premier ministre. Nous observions bien sûr les candidats en compétition et l’un d’entre eux a fini par retenir notre attention. Si son passé ne plaidait pas particulièrement en sa faveur, il nous a cependant semblé, à de nombreux signes et selon divers témoignages, que cet homme avait évolué et pourrait continuer à le faire. Il s’agissait de Frederik De Klerk. Quelques-uns de ses collaborateurs nous ont approchés pour savoir ce qu’attendait la France de leur pays s’il parvenait au pouvoir. La réponse était simple. Elle tenait en trois exigences principales. Nous réclamions, au minimum, la libération de Nelson Mandela, la levée de l’état d’urgence et la liberté de la presse. Cela avait été une position constante de la France, pendant vingt ans, avec fermeté. Au cours d’une rencontre avec ces personnes de l’entourage de De Klerk, en présence d’un membre de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, ceuxci se sont engagés, dans le très court terme, sur les deux derniers points et, avec des réserves quant au délai, pour la libération du prisonnier. Cela représentait certes un progrès mais ne suffisait pas. Une deuxième rencontre a alors eu lieu, à notre initiative, avec un cercle élargi d’interlocuteurs. Se sont retrouvés : le ministre des Affaires étrangères de l’Afrique du Sud, un envoyé personnel de l’Angolais Dos Santos, le ministre de la Coopération du gouvernement du Mozambique, un envoyé d’Houphouët- Boigny, un général sud-africain, chef des Services spéciaux, et un représentant de l’Allemand Strauss. C’était la première fois que toutes ces parties se rencontraient. Au terme d’une discussion difficile, nous avons obtenu un accord, avec un calendrier strict, pour l’ensemble de nos demandes. Le Président en a été aussitôt informé. Il a considéré que ce résultat était satisfaisant. La balle était dès lors entre les mains des Sud-Africains, il fallait qu’ils apportent la preuve de leur sincérité. Ils avaient fait tellement de promesses autrefois sans passer aux actes. La suite est connue. Nelson Mandela a été libéré comme promis. À sa sortie de prison, parmi les étrangers présents, il n’y avait que des Français et des Américains. Le processus de démocratisation était en marche. Des élections générales ont pu se dérouler dans des conditions satisfaisantes. Nous connaissons tous la suite.