Qui êtes vous Danielle ?
« Je suis avant tout une petite fille d’instituteur du début du XXème siècle, intellectuellement formée à ne rien admettre sans poser les questions qui éclairent l’entendement : « dis-moi, explique-moi, à mon avis cela est injuste… pourquoi prétends-tu que c’est ainsi et que l’on n’y peut rien changer? » Remettre en cause, interpeller l’incompréhensible, l’inadmissible, se rebeller contre les autorités qui se drapent dans leurs titres ou se cachent derrière leurs prérogatives, j’ai appris cela très jeune. »
Terroriste pour certains, mais décorée de la Médaille de la Résistance au sortir de la guerre, Danielle, totalement identifiée à une jeunesse à la fois sacrifiée et glorieuse, savait que son destin s’accomplirait dans d’autres formes de résistance.
Son destin, elle le partagera avec un homme parvenu au faite des instances décisionnelles. Comme au temps de la Résistance elle s’engage auprès de lui avec détermination. Elle crée en 1986 la Fondation France-Libertés reconnue d’utilité publique et créditée d’un statut consultatif auprès de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU. La Fondation lui ouvre ainsi des tribunes qui résonneront de ses interrogations et de ses indignations.
Diplomatie parallèle ?
Le Kurdistan en a été le premier révélateur : « De retour de la région kurde en 1989, je rapportais les témoignages des réfugiés, victimes de gazage, des films relatant les atrocités endurées par la population civile… On m’a dit alors que j’étais manipulée. Je ne pouvais comprendre ce déni des souffrances que j’avais, de mes yeux, vues sur le terrain et la rage me prenait la gorge lorsque les marchands d’armes français se frottaient les mains après avoir signé un contrat de vente avec le gouvernement irakien. Je m’étais tellement engagée auprès du peuple kurde que je partageais alors sa souffrance et son humiliation. »
Danielle fut condamnée par le Gouvernement chinois pour avoir donné le temps de parole de la Fondation aux Tibétains à la tribune de l’ONU, elle suscita également la colère du précédent roi du Maroc en manifestant de l’intérêt pour la reconnaissance des Sahraouis et pour leur revendication de vivre sur leur terre.
C’est avec la même détermination qu’elle engagea la Fondation dans le difficile processus qui conduisit à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Les rencontres de Dakar en 1987 et de Marly-le Roy en 1989 avaient permis de mettre face à face des représentants de l’ANC et ceux de l’apartheid. Nelson Mandela était encore en prison, mais sa voix parvenait à Danielle tout au long de ces premières rencontres. Ce fut un premier pas qui permit les négociations ultérieures et le processus de paix.Danielle était bien consciente que sa témérité pouvait exposer la Fondation et que la diplomatie parallèle a des limites infranchissables. Pressée par ses amis elle décida alors d’engager la Fondation dans une voie moins risquée, celle du développement et de l’action humanitaire.
Les actions de terrain
Campagnes d’alphabétisation au Salvador et en Afghanistan. Programmes de développement en Afrique, puits et dispensaires, écoles au Kurdistan et en Afghanistan, campagne d’information pour la lutte contre le Sida, diffusion en 17 langues d’un passeport contre le racisme… Les actions de terrain occupaient l’essentiel de la vie de la Fondation pendant ces années 90. Il fallait trouver les fonds et les compétences, organiser les missions et les partenariats, évaluer les résultats et, en plus de tout cela, ne jamais cesser de plaider, de dénoncer et de témoigner.
Mais, déjà se préparait, presque à son insu une nouvelle forme d’engagement. Danielle comprenait que les actions de terrain, pour aussi utiles qu’elles fussent, cautionnaient trop souvent la mauvaise politique des gouvernements en place. Apporter les services et les biens essentiels à une population démunie est une obligation pour la puissance publique et ne doit être un acte de « charité » qu’exceptionnellement.
Retour du refoulé ? Peut-être, disons retour de l’esprit de résistance que jamais Danielle n’a souhaité faire taire.
Biens communs du vivant
Le premier Forum Social Mondial en 2000, à Porto Allègre, au Brésil fut à cet égard une grande opportunité. Qui aurait pu interdire à la Fondation de se rapprocher de tous ceux qui avaient déjà fait un bout de chemin dans la voie de l’alter-mondialisme, seule idéologie qui conjugue la défense des droits de l’homme avec la défense des ressources indispensables à la vie que Danielle qualifiera « les biens communs du vivant ».
Cette orientation s’est trouvée alimentée par un afflux massif de témoignages relatant l’inquiétude des populations au sujet de l’accès à l’eau potable. La guerre de l’eau de Cochabamba en Bolivie (2000) a fini de nous convaincre. Nous réalisions peu à peu que la promotion des droits de l’Homme et des Peuples était subordonnée à un préalable vital. Nous devions par conséquent rejoindre ceux qui militaient pour un prélèvement juste, équitable et parcimonieux des biens communs du vivant. Ce constat n’était pas partagé par tous mais Danielle mit toute sa force de conviction pour transformer une troisième fois la Fondation afin de lui permettre de relever ce défi. Il y eut des départs, de nouveaux statuts et…de nouvelles têtes.
Droit universel d’accès à l’eau potable
La nouvelle équipe se constitua autour d’un projet nouveau et la Fondation entreprit ses premières actions avec pour objectif de sortir l’eau de tout processus commercial. « L’eau n’est pas une marchandise » devint notre slogan.
Depuis 10 ans France-Libertés plaide et témoigne en faveur de l’accès à l’eau potable pour tous. Aujourd’hui nombreux sont les « porteurs d’eau » qui nous ont rejoint. Faut-il voir dans cette prise de conscience populaire la cause de la suppression, en 2007, de la subvention d’Etat due à France-Libertés au même titre qu’aux autres Fondations politiques ? Qu’importe, Danielle décida qu’un régime sec ne pouvait que faire du bien à la Fondation et renforcer sa combativité ; cela n’a pas été facile mais nous avons tenu. Que c’est long cinq ans !… Une fois encore, c’est l’esprit de résistance qui a triomphé.
France Libertés en héritage
Danielle s’en est allée et la Fondation, fidèle à ses principes poursuit son chemin. Gilbert a pris la relève avec sérénité, chacun est à son poste et les projets avancent d’un bon pas.
Danielle repose à Cluny, prés de ses parents et de sa sœur qu’elle aimait tant. Pour son inhumation, il y a un an, tous ses amis de la Fondation étaient là. Les plus anciens, fondateurs, salariés, compagnons de route des bons et des mauvais jours ; les plus jeunes, volontaires et bénévoles qui nous ont rejoints par vagues successives pour participer à l’aventure de France-libertés. Chacun se sent porteur d’une part de l’héritage de Danielle : un mélange étrange d’obstination et de tolérance, de naïveté et d’intuition, de curiosité et d’indifférence, de timidité et de culot, de fierté et de modestie ; un mélange qui donne au moindre souvenir d’elle un relief et une originalité incomparable. C’est ainsi qu’elle nous réunit tous, non dans le deuil mais dans une forme d’identification dans la diversité. Elle n’était pas croyante et, s’il fallait choisir, elle préférait l’universel à l’éternité.
Qui êtes vous, Danielle ? Sa réponse fut son dernier message : « Je suis à l’image de ma Fondation : j’ai peu de moyens mais de nombreux amis qui se reconnaissent comme les nouveaux résistants à l’ordre néolibéral, les bâtisseurs d’un monde où chacun trouve sa part de vie, de liberté et d’action, les expérimentateurs de solutions alternatives aux problèmes du temps. Je souhaite qu’ils se rassemblent, s’unissent, fusionnent partout dans le monde pour libérer la gestion de la cité et le « vivre ensemble » auquel nous aspirons, de l’écrasante et funeste mondialisation économique. Déjà, des dictatures vacillent, ébranlées par la colère des peuples. Ce n’est qu’un début et je souhaite de tout cœur que nos propositions en faveur des biens communs du vivant soient comprises de tous et participent à l’urgente et indispensable métamorphose de la société humaine vers une nouvelle universalité. »