En 1981, vous êtes depuis plusieurs années à l’INRA, après une longue expérience de responsabilités, au premier plan, dans des mouvements de jeunesse, puis au sein du syndicalisme agricole. Comment êtes-vous devenu conseiller agricole du président de la République ?
Henri Nallet – C’est Pierre Joxe, à qui François Mitterrand avait confié la tâche d’animer la Commission nationale agricole du Parti socialiste jusqu’à cette période, qui m’a amené sur cette voie. J’avais participé à plusieurs rencontres avec lui, à des réunions de travail, mais je n’étais pas membre du Parti socialiste. Je n’avais donc pas mis la main à la préparation de son programme agricole. Celui-ci était le résultat de plusieurs apports des anciens de la SFIO, comme R. Février et P. Mazerand, de militants du Grand Ouest regroupés autour de Bernard Thareau, de quelques chercheurs de l’INRA, comme P. Coulomb, et de techniciens des syndicats agricoles spécialisés. Il m’avait en revanche demandé de participer à la campagne présidentielle en tant qu’expert des relations avec les organisations professionnelles agricoles. Je préparais les réponses du candidat aux différentes demandes que lui adressaient toutes sortes d’organisations.
Comment jugiez-vous alors le programme avec lequel les socialistes étaient arrivés au pouvoir ?
Henri Nallet – C’était un texte très radical, centralisateur et interventionniste. Il prévoyait, par exemple, des offices d’intervention pour chaque produit, des prix administrés fixés d’après les coûts de production, un contrôle des mouvements de terres agricoles par des offices fonciers cantonaux. Tout cela était censé fonctionner sans la moindre référence à la situation des marchés – la plupart des secteurs souffrant alors de surproduction – et à la Politique agricole commune. Loin des réalités nationales, il n’avait aucune chance d’être mis en oeuvre. Il était en outre inacceptable par nos partenaires européens. Ce constat, cette analyse correspond d’ailleurs au thème d’une de mes toutes premières notes au président de la République dès ma nomination comme conseiller agricole à l’Élysée. Ce programme a gâté les relations des gouvernements de gauche avec les grandes organisations traditionnelles autant qu’avec les agriculteurs et les techniciens de gauche, qui verront une trahison dans le fait qu’il ne soit pas appliqué.
En quoi consistait alors votre rôle ?
Henri Nallet – Mon travail était défini ainsi : informer le Président de ce qui se passait chez les agriculteurs, préparer ses dossiers sur toutes les questions agricoles qu’il avait à traiter, et écouter, sans prendre d’engagements, tous ceux qui se tournaient vers l’Élysée pour apporter leurs informations ou pour se plaindre de la politique conduite. Très vite, les relations des responsables professionnels avec Édith Cresson se sont détériorées. Passé la surprise de sa nomination, ils ont entrepris de la contrer et de saboter méthodiquement toutes les mesures qu’elle entendait prendre en application du programme présidentiel ou de celui du PS. Si je voyais bien que l’action du gouvernement dans ce secteur était mal acceptée, je constatais aussi que le Président soutenait son ministre attaqué de toutes parts.
Quelle idée se faisait-il de ce secteur ?
Henri Nallet – Il connaissait bien les terroirs français et leurs habitants. Il avait surtout une connaissance intime de deux formes d’agriculture : les éleveurs sélectionneurs du Charolais et les producteurs de cognac de la Saintonge. En revanche, il s’intéressait peu aux céréaliers du Bassin parisien ou aux éleveurs modernes du Grand Ouest.
Mais sa fine connaissance de la géographie – au-delà de la géographie électorale – était telle qu’il était en mesure de mener de longues conversations avec n’importe quel groupe d’agriculteurs, dans n’importe quel chef-lieu de canton, et sur tous les aspects de leur vie professionnelle et sociale. Cette empathie naturelle, toujours courtoise, souvent chaleureuse, ne l’aveuglait jamais : s’il respectait les paysans, savait les écouter et leur parler, il connaissait aussi leurs penchants politiques. Il ne nourrissait aucune illusion à leur égard.
Par-delà ces contacts, comment abordait-il les dossiers agricoles ?
Henri Nallet – Au cours de ces quatre années passées près de lui, j’ai peu à peu découvert sa ligne de conduite. Pour l’illustrer, je prendrais l’exemple de trois grands dossiers pour lesquels j’ai fait office de démineur, trois occasions qui montrent bien comment François Mitterrand abordait ces questions.
Le premier concerne l’élargissement de la CEE à l’Espagne et au Portugal. Les organisations agricoles françaises n’en voulaient pas. Elles en faisaient une description apocalyptique. Soutenues, bien évidemment, par Jacques Chirac, elles allaient jusqu’à exiger un référendum sur cette question. Recevant les dirigeants du Conseil de l’Agriculture française, un soir d’automne 1982, il les a écoutés longuement. Puis il leur a parlé de l’histoire espagnole, de Franco, du projet européen, des intérêts de la France, sans prendre devant eux le moindre engagement. À l’issue de l’entretien, il m’a demandé de rester auprès de lui : « Il nous faut faire entrer l’Espagne et le Portugal dans la Communauté. Les négociations n’ont que trop duré. Voyez ce qui pourrait être accepté par les viticulteurs du Midi et les pêcheurs du golfe de Gascogne, car c’est d’eux que pourrait venir un vrai rejet. Les autres s’inclineront. ». J’ai ainsi mis au point un nouveau système de distillation obligatoire avec les dirigeants viticoles du Midi et un mécanisme de quotas avec un nombre limité de bateaux qui fut avalisé par le patron des armateurs français. Ces propositions, le Président les ayant acceptées, ont été aussitôt reprises par Roland Dumas, ministre des Affaires européennes.
Autre exemple, autre champ de mines, à la fin de l’année 1982. Il s’agissait de la mise en oeuvre d’une partie du programme socialiste concernant l’enseignement agricole. Édith Cresson voulait soumettre l’enseignement agricole privé, largement majoritaire, au grand service public unifié et laïque de l’Éducation nationale. Un orage violent s’annonçait et j’en ai, bien sûr, averti le Président. Sa réaction a été claire : « Soumettre l’enseignement agricole à la négociation menée par Alain Savary représente un risque inutile. Voyez ce que veulent les responsables concernés. »
Avec l’aide d’Yves Lyon-Caen, conseiller agricole auprès de Pierre Mauroy, j’ai organisé régulièrement des réunions discrètes, pendant dix-huit mois, avec Gérard de Caffarelli, qui était alors président du Centre national de l’Enseignement agricole privé, Fernand Girard, son secrétaire général, le président et le délégué général des Maisons familiales rurales. Nous avons réfléchi au contenu d’une loi organisant l’association et le contrôle de l’enseignement agricole privé. Parvenus à ce que nous considérions comme un point d’équilibre et quand Pierre Mauroy et François Mitterrand nous ont eu donné leur accord, Gérard de Caffarelli en a présenté l’architecture à la FNSEA et aux chambres d’agriculture, tandis que, de mon côté, je me suis tourné vers les dirigeants de la Fédération de l’Éducation nationale, où Jacques Pommateau, conciliant, a demandé la mise en oeuvre d’une loi pour l’enseignement public agricole. C’est ainsi que, quelques mois plus tard, Michel Rocard a pu faire voter à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, deux lois qui ont depuis lors scellé la paix scolaire dans le monde agricole.
La troisième affaire que j’ai eu à suivre à cette époque concernait le volet agricole de la crise européenne qui s’est dénouée au sommet des chefs d’État de Fontainebleau en 1984. Dès 1981, j’avais essayé de faire partager à l’entourage du Président l’idée que la surproduction était durable et qu’il fallait trouver des formes de maîtrise de la production, seul moyen de contenir des dépenses budgétaires croissantes. Cela contribuerait en outre à régler la question du chèque britannique – la réclamation de Mme Thatcher n’étant pas illégitime.
La première grande occasion de mettre en application cette ligne s’est présentée lorsque la Commission européenne a proposé de maîtriser la production laitière par un système de quotas par exploitation. Ce système, brutal mais simple, a été assez bien reçu par nos partenaires, mais violemment rejeté par les organisations professionnelles françaises. Avec l’aide d’André Lachaud, directeur de la production et des échanges du ministère de l’Agriculture, et Francis Ranc, directeur de l’Office national interprofessionnel du lait, j’ai avancé l’idée d’un quota par entreprise de transformation du lait à l’intérieur duquel les exploitants agricoles recevraient des droits à produire variables selon la taille du troupeau, la région, etc. Ce système présentait l’avantage de pousser à la concentration des exploitations laitières françaises pour les conduire à la taille optimale atteinte par les producteurs hollandais ou danois, avant de passer, plus tard, aux quotas individuels. La Commission et nos partenaires ne l’entendaient pas de cette oreille : ils demeuraient fermement accrochés aux quotas individuels. François Mitterrand a mis alors tout son poids dans la balance pour faire évoluer les uns et les autres. À Athènes, il a bloqué l’accord qui se dessinait sur les quotas individuels. En France, les organisations agricoles ont applaudi la fermeté du Président, et enregistré avec satisfaction l’attention qu’il portait à l’agriculture française. Quelques mois plus tard, à Fontainebleau, il leur a imposé la discipline budgétaire, la limitation de la production laitière par entreprise ou exploitation (au choix des États membres), le chèque britannique et une diminution de la TVA pour les agriculteurs allemands, accompagnée d’un système de suppression progressive des montants compensatoires monétaires… Toutes ces mesures constituaient une profonde réforme de la PAC.
La construction européenne était relancée.