Les historiens qui se penchent aujourd’hui sur l’évolution du paysage audiovisuel au cours des années 1981-1995 se focalisent sur l’émergence des structures privées, avec notamment la naissance de Canal +, de la Cinq, de M6, la privatisation de TF1, l’évolution des radios libres. C’est oublier qu’au cours de la Présidence de la République assurée par François Mitterrand, sont nés trois grands médias télévisuels internationaux émanant du service public. Trois médias qui, depuis, n’ont cessé de se développer, avec des succès exceptionnels. Il s’agit de TV5MONDE, d’ARTE et d’EURONEWS.
Dans les 3 cas, la France a été à la manœuvre. Et, dans les 3 cas, elle a fait le choix d’accompagner ces outils de communication et de rayonnement de notre pays dans le respect de leur indépendance éditoriale. Plus significatif encore, car totalement inédit, leur montée en puissance s’est faite dans le cadre de structures de gouvernance multilatérales.
Deux hommes ont eu, pour TV5MONDE et ARTE, un rôle plus que majeur à cet égard. Patrick Imhaus et Jérôme Clément se souviennent…
Propos recueillis par Michèle Jacobs-Hermès
Michèle Jacobs-Hermès : Patrick Imhaus, vous avez été le Président Directeur Général de TV5 de 1990 à 1998. Mais, en réalité, on vous considère comme le « père » de cette chaîne, qui a commencé à émettre début 1984. Il est vrai que vous aviez œuvré précédemment dans ce domaine au Ministère des Affaires Etrangères, avant de prendre la tête du cabinet de Georges Fillioud…PIS : Georges Fillioud était un compagnon de longue date de François Mitterrand, bien avant son élection à la Présidence de la République en 1981. Il jouissait de sa totale confiance. Il a été son Ministre de la Communication dans le Gouvernement Mauroy, puis dans celui de Laurent Fabius avant de devenir Secrétaire d’Etat aux côtés de Jack Lang.
Dès le moment où Georges Fillioud a eu stabilisé l’audiovisuel intérieur, il s’est intéressé à l’audiovisuel extérieur. Bernard Miyet, son directeur de cabinet, avait bouclé, avec le talent qu’on lui connaît, le dossier de la réforme de la loi sur la liberté de l’audiovisuel. En 1983, il était en partance pour prendre la direction de la SOFIRAD. Il a proposé au ministre de me désigner comme son successeur. J’étais alors chef du service des industries culturelles au Ministère des affaires étrangères et j’avais eu à organiser la coopération française avec les réseaux câblés qui commençaient à se créer en Europe du Nord et au Canada, ce qui faisait de moi l’un des rares connaisseurs français des nouvelles technologies de communication jusqu’alors largement ignorées par les autorités françaises, obnubilées par la défense du monopole public.
C’est à Cannes lors du MIP TV de 1983 que la naissance des premières télévisions destinées à l’international a été annoncée, en l’espèce CNN et Super Channel. La France ne devait pas se laisser distancer. Le Ministre a été attentif à mes arguments.
Créer de toutes pièces une télévision internationale francophone, cela avait-il un sens particulier dans le contexte politique de l’heure ?
PIS : La création de TV5 trouve, en réalité, son origine quelques années plus tôt dans les relations que la France entretenait avec le Québec. Au milieu des années 70, je participais à une commission mixte, appelée à établir les relations bilatérales culturelles entre Français et Québécois. Le souvenir du « Vive le Québec libre ! » lancé par le Général de Gaulle était encore bien vivace. Les collaborations étaient enthousiastes. Beaucoup de dépenses étaient, à l’époque, ciblées sur des échanges entre enseignants, associations de jeunes, voire lexicographes et très peu, en comparaison, sur les industries culturelles. Dans la délégation canadienne figurait Roger Jauvin, un des 3 fondateurs de Télécâble Vidéotron, pionnier mondial en matière de télédistribution. Cette société installait, alors, des équipements MMDS pour relier les sites de captation à travers le Québec et dotait les immeubles d’antennes collectives. Mon interlocuteur s’est plaint auprès de moi de ne pouvoir proposer dans ses bouquets, à côté des chaînes canadiennes, que des médias des Etats-Unis. Autant dire que ce qui était engrangé au bénéfice de la langue française à travers la coopération scolaire et universitaire, risquait d’être balayé par la vague médiatique anglo-saxonne.
Avec l’habituelle efficacité québécoise, un petit-déjeuner a été monté, le lendemain de notre conversation, avec le Premier Ministre René Lévesque, qui nous a demandé de réfléchir à la création d’une chaîne en français à l’usage de ses compatriotes.
Dès mon retour à Paris, je me suis attelé à trouver des solutions avec nos trois chaînes publiques de l’époque (TF1, Antenne 2 et FR 3), pas forcément enthousiastes au départ face à une novation si considérable de leurs pratiques, ainsi qu’avec les diverses sociétés d’ayants droit, d’abord très réticentes, puis rassurées par la perspective qu’il ne s’agissait que d’une « phase expérimentale ».
Le Ministère français des Affaires Etrangères a alors décidé de réorienter un montant significatif de sa coopération sur ce projet. La création de la chaîne TV-FQ 99 était ainsi acquise.
Trois Québécois se sont installés à Paris, provisoirement, pour repérer sur nos chaînes publiques les émissions qui leur paraissaient les plus adéquates pour leur public. La SFP a mis en place un système d’enregistrement, y compris pour les journaux télévisés quotidiens. Un motard prenait alors la route de l’aéroport. Et, 36 heures plus tard, Vidéotron mettait en onde le bout à bout ainsi créé.
Les audiences ont immédiatement été incroyables, y compris pour les JT pourtant vieux de deux jours, mais tellement exotiques pour un public d’Outre-Atlantique… Je me souviens aussi que la vente des livres français a explosé au Québec grâce à l’émission Bouillon de Culture de Bernard Pivot.
Quelques années plus tard, TV5 a été la digne héritière de cette aventure.
Est-ce à dire que le « modèle » québécois a fait école ?
PIS : L’enjeu de la télévision internationale était encore très minimisé. Autant les radios internationales, comme RFI et BBC World, étaient prises au sérieux et semblaient pouvoir trouver leur public et leur équilibre, autant nous étions peu nombreux à penser que la télévision, jusqu’alors transmise en hertzien à des distances qui ne pouvaient techniquement excéder 100 kilomètres, allait sortir de son territoire traditionnel.
Je me souviens avoir écrit bon nombre de notes pour l’Elysée sur TV5, mais aussi sur les enjeux et les problèmes de la reprise, désormais inéluctable, des signaux de télévision à travers le câble et les paraboles individuelles.
C’est à la fin des années 70 que les réseaux câblés avaient connu un développement significatif en Belgique, aux Pays-Bas et en Scandinavie notamment. Les Néerlandais ont alors demandé à pouvoir reprendre le signal d’Antenne 2, Nous les avons alertés sur les questions de droits : la diffusion des films et des séries, pour ne pas parler des retransmissions sportives, posait d’insolubles difficultés. Et nous leur avons parlé de ce que nous avions monté avec le Québec. Il a fallu rassurer leurs responsables politiques, les convaincre que la France n’allait pas mettre en place un outil de propagande ! Pour leur en donner la garantie, est venue l’idée d’associer la Belgique francophone et la Suisse romande à notre projet. Et des contacts ont été pris avec les deux télévisions publiques de nos voisins, à savoir la RTBF et la TSR. Radio-Canada et Télé-Québec rejoindront le tour de table deux ans plus tard.
La force du concept TV5 a tout de suite été de faire en sorte que la chaîne internationale puisse s’appuyer sur les émissions des 5 télévisions nationales publiques associées au projet – d’où son nom de TV5 – et désignées comme ses actionnaires à la demande de leurs gouvernements respectifs. Le rôle du politique était notamment d’inscrire la mise à disposition de leurs programmes dans leurs cahiers des charges.
Démarrée en 1979, la chaîne québécoise TV-FQ 99 était alors florissante. Il s’est agi de convaincre les Québécois d’abandonner ce projet bilatéral pour rejoindre TV5 et de s’entendre avec les Canadiens qui avaient plus de programmes à proposer et de plus importants budgets de coopération. Nous y sommes arrivés. Du côté de la Télévision belge francophone, nous avions des appuis de choc auprès de Robert Wangermée et, plus encore, de Robert Stéphane. La Radio Télévision de Suisse Romande était partante, elle aussi.
Devenu directeur de cabinet de Georges Fillioud, je me suis employé à dégager une minuscule partie de la redevance audiovisuelle pour apporter un financement public au projet. A ses tout débuts, la chaîne ne proposait que 3 à 4 heures de programmes quotidiens au travers de soirées dédiées à chaque télévision publique nationale. Les relations entre les partenaires étaient assurées par Paul Peyre, bon connaisseur de l’Union Européenne de Radiodiffusion (UER), qui travaillait depuis son bureau à Antenne 2.
Lorsque Georges Fillioud a inauguré le lancement de TV5, en 1984, il l’a fait en parfaite cohérence avec le Président de la République.
Le ministre avait auparavant appuyé la naissance de Canal +, mais il s’était montré circonspect concernant l’ouverture aux télévisions privées sur le territoire national. Il craignait, comme Jack Lang, que les télévisions publiques soient confrontées à une forte hausse des coûts d’achat des programmes et à une forte baisse de leurs recettes publicitaires. Il n’osa toutefois pas s’insurger contre la création de la Cinq avec Berlusconi, voulue par François Mitterrand et qui se réalisera début 86.
A cette époque, François Mitterrand réunit à Versailles le 1er Sommet de la Francophonie. Cet événement majeur va-t-il conforter la petite chaîne TV5, disponible uniquement alors sur l’Europe et le Québec, où TV5 Québec Canada va bientôt prendre la place occupée par TV-FQ ?
PIS : Lors de ce premier Sommet, François Mitterrand évoque la télévision comme l’un des axes du développement de la Francophonie Mais le chef d’Etat qui s’y est montré le plus fervent défenseur de la chaîne et de son extension territoriale, c’est Abdou Diouf, alors président du Sénégal. Il avait vu TV5 lors de ses vacances aux Baléares. Il a immédiatement été convaincu qu’il fallait l’introduire sur le continent africain. Le Sommet de Dakar, en 1989, lui permettra de convaincre ses Pairs, plutôt frileux face à un média jouissant d’une totale liberté d’expression. Le Sommet de Chaillot, en 1991, sera décisif.
Nous avons fait en sorte, contre vents et marées, que TV5Afrique soit lancée dès 1992. Nous étions convenus de proposer un décrochage hebdomadaire de 2 ou 3 heures, au sein du signal tel que diffusé en Europe, ne comprenant que des programmes africains, et cela au nom d’une coopération et d’une visibilité Sud-Sud. Pour en arriver là, il avait fallu 2 prouesses : trouver un satellite qui couvre l’Afrique. Nous n’avions pu dégoter qu’un satellite « espion » russe, mis à la casse par les nouvelles autorités russes, que nous avions qualifié, en interne, de « satellite dodelinant » car il était en orbite finissante et exigeait des paraboles de réception de très grande taille ! Et réussir à injecter notre décrochage, ce qui supposait l’envoi hebdomadaire d’une cassette à Londres pour pouvoir monter sur ce satellite, inatteignable depuis la France !!!
Patrick Imhaus, vous étiez devenu, en 1990, le Président Directeur Général de TV5. Vous étiez même apparu comme l’homme providentiel…
PIS : Alain Decaux, qui était alors Ministre délégué chargé de la Francophonie, s’était vu confier par Michel Rocard la politique audiovisuelle extérieure, avec la bénédiction de ses collègues à la Culture et à la Communication, Jack Lang et Catherine Tasca, et cela après avoir prononcé un vibrant plaidoyer sur la responsabilité de la France en la matière, ainsi qu’il le raconte dans « Le Tapis rouge » (Ed Perrin – 1992).
Un Conseil interministériel chargé de piloter le développement international de l’audiovisuel français, le CAEF, a été alors mis en place. Et la réforme de TV5, qui essuyait pas mal de critiques de la part de nos compatriotes expatriés et de nos ambassadeurs, a été décidée à l’issue du Rapport très critique par lequel Alain Decaux voulait s’assurer que nos partenaires non français s’associeraient à une refonte des programmes et consentiraient un investissement financier plus équilibré.
En l’absence, il faut le dire, de tout autre volontaire, j’ai été nommé PDG de ce TV5 à refonder et à développer au pas de charge…
Je me suis employé à parfaire nos liens avec les télévisions nationales partenaires, à y dénicher les programmes les plus appropriés pour un public international. J’ai obtenu le soutien des journalistes et animateurs de nos émissions phares : Bernard Pivot, Anne Sinclair qui présentait 7 sur 7, ou bien encore, sur un tout autre registre, Julien Lepers dont l’émission Question pour un champion a très vite constitué une « locomotive » en terme d’audience, dans la mesure où l’émission répondait particulièrement bien aux attentes des francophones imparfaits. La production de journaux télévisés propres, aux côtés des journaux nationaux, l’achat de films et de documentaires ainsi que la très difficile négociation de droits sportifs ont aussi constitué des étapes majeures de notre développement. Sans parler des quelques productions « maison » que nous avons réussi à mettre en route avec les moyens financiers très modestes dont nous disposions, comme le magazine quotidien Paris Lumières, ou encore l’émission Orient sur Seine produite avec l’Institut du Monde Arabe.
Il s’agissait de rejoindre à la fois les attentes des familles françaises et francophones vivant à travers le monde et celles de notre vaste public souhaitant apprendre le français ou raviver ses connaissances linguistiques. C’est la raison pour laquelle je plaidais vigoureusement pour la poursuite et l’optimisation d’un format de télévision généraliste.
Notre défi était de nous maintenir sur les réseaux câblés européens pour lesquels nous avions une longueur d’avance et d’opérer les bons choix satellitaires à travers le monde. A cet égard, au début des années 90, j’ai œuvré à la création du Groupe de Bruges, que j’ai mis en place avec le soutien d’ Eureka Audiovisuel : il s’agissait d’une structure regroupant 26 pays membres du Conseil de l’Europe, née à l’issue des Assises de l’Audiovisuel européen qui s’étaient tenues en 1989 à Paris, à l’initiative de François Mitterrand. Le Président de la République Française avait en effet senti la faiblesse que présentait alors l’Europe dans la construction de son paysage audiovisuel et les enjeux énormes de la télévision en matière de production, de diffusion, de formation. Aux côtés de structures officielles comme l’Institut européen de la Communication de Manchester ou l’Observatoire européen de l’Audiovisuel à Strasbourg, notre Groupe professionnel de concertation et de lobbying regroupait des représentants de la Deutsche Welle et de Drei Sat, de la RTPI portugaise, de la RAI italienne et de BBCWorld notamment. Il a ensuite rallié ARTE et Euronews, ainsi que de nombreuses consoeurs d’Europe centrale et orientale. Nos préoccupations visaient en particulier le co-positionnement de nos chaînes sur une seule orbite en Europe afin de faciliter leur réception par les têtes de réseaux câblés, les antennes collectives, les hôtels, etc… Nos arguments ont réussi à convaincre Eutelsat, puis progressivement d’autres loueurs de satellites à travers le monde.
Le premier directeur de l’Afrique à TV5, le Sénégalais Mactar Silla, vous rend hommage dans le livre qu’il a publié en 1994, «Le paria du village planétaire, ou l’Afrique à l’heure de la télévision mondiale » ( Les nouvelles Editions Africaines du Sénégal – 1994). Il espère que la télévision africaine sera capable de se doter de patrons de la trempe d’un Pierre Desgraupes ou d’un Patrick Imhaus. La liberté éditoriale de TV5 a-t-elle été un frein à l’expansion de la chaîne en Afrique, puis plus tard en Amérique Latine, en Asie, aux Etats-Unis ?
PIS : Honnêtement non ! Il a fallu longtemps pour que les gouvernements pas trop bien disposés à l’égard de la liberté de la presse comprennent la menace qu’une chaîne comme TV5 faisait planer sur leur volonté de régenter l’information. Bien sûr, nous avons eu des difficultés avec certains pays, qui ont été jusqu’à interdire la diffusion de la chaine. Mais c’était trop tard : TV5 était déjà installée, elle avait un public qui exprimait, non sans courage, son mécontentement, et les gens finissaient toujours par trouver des moyens techniques pour recevoir notre signal. De la même façon, nous avons eu parfois des problèmes avec certains responsables politiques français qui, parce que nous rendions compte aussi honnêtement que possible de la politique de notre pays, nous ont accusés, violemment pour certains, d’être l’anti-France. Paix aux cendres de ceux qui nous ont ainsi injustement attaqués…
Soulignons au passage que, en ce qui concerne l’Afrique et plus globalement le monde francophone, TV5 a obtenu le statut d’Opérateur direct des Sommets de la Francophonie, ce qui nous a politiquement aidé dans notre développement
Alain Decaux dira que vous avez transfiguré TV5 en quelques mois. Qu’avec vous, une vraie chaîne de télévision est née. Il est amusant aussi, avec le recul, de lire les Rapports annuels d’information que commettait le sénateur Jean Cluzel au nom de la commission des finances, rapports très attendus et très craints, où TV5 fait figure, par exemple en 1995-96, de grande pionnière technologique et de vitrine de la production française. Le sénateur y qualifie la chaîne de meilleur véhicule qui soit en matière d’échanges culturels, et il recommande que « le processus soit vigoureusement encouragé ». En grasses dans le texte !
PIS : il est vrai qu’entre-temps la chaîne a connu une belle ascension. L’INA et ARTE ont rejoint le tour de table et enrichi la présence française au sein de notre structure multilatérale. Nous avons lancé TV5 Amérique Latine Caraïbes en 1992 au travers d’un signal numérique. Ce qui faisait effectivement de notre chaîne une grande pionnière. Le futur saut du numérique sera ensuite accompli au début des années 2000 et permettra, à TV5 (renommée plus tard TV5MONDE), la régionalisation des signaux, le sous-titrage, etc
En 1996, nous lancions un signal sur l’Asie. Des bureaux régionaux seront ouverts à Buenos Aires, à Bangkok. J’engagerai ensuite la diffusion sur le Maghreb et le Moyen Orient en 1998, avant la pénétration progressive sur les USA dont nous avons assuré l’étude avec nos amis canadiens, mais qui sera finalisée et concrétisée par mon successeur Jean Stock.
Lorsque le sénateur Cluzel rend son bilan annuel en 1997, la couverture satellitaire place TV5 en tête des TV internationales, bien avant BBC World et Deutsche Welle. Seule MTV nous dépasse. Nous diffusons 24 heures sur 24. Nous rejoignons 70 millions de foyers au travers de 12 satellites. Nous entretenons des relations très suivies et émotionnellement fortes avec nos téléspectateurs, qui se vivent comme membres d’une grande famille. Me reviennent en mémoire d’innombrables courriers de Roumains, de Marocains, d’Argentins, par exemple. Je citerai celui d’un paysan russe posant à côté de son isba et de la parabole qu’il s’était confectionnée : « enfin, je vois votre image ! », écrivait-il d’une main visiblement peu habituée à tracer des caractères latins.
TV5 était vécue, dans nombre de pays, comme la porte d’entrée vers la liberté d’expression et d’information. Une ouverture sur le monde. Nous étions véritablement, comme nous ne cessions de le répéter et de l’écrire dans nos argumentaires, « la télévision des regards croisés ». Nos JT propres, même s’ils étaient produits avec des moyens dérisoires, avaient la capacité de donner de vrais temps de paroles à leurs invités internationaux auxquels les médias, dans leurs propres pays, ne tendaient pas leurs micros. Le bricolage a parfois des vertus inattendues, sauf le jour où notre journaliste vedette, Philippe Dessaint, a vu s’écrouler la table de notre studio en direct…
Dans la revue « Les Ecrits de l’image » que dirigeait Jacques Chancel, vous publiez en 1997 un article nourri intitulé « Un feuilleton à la française » dans lequel vous regrettez notamment un certain nombre d’annonces par lesquelles la France mettait en péril l’architecture multilatérale de TV5 .
PIS : Je pointais du doigt l’intérêt distrait porté aux attentes des marchés internationaux en terme de production de fictions et de documentaires, malgré les grands talents reconnus dans notre pays et l’aura planétaire de l’ « art de vivre à la française ». Jacques Chirac avait aussi, à l’époque, lancé l’idée d’un « CNN à la française », alors même que nos chaînes publiques nationales s’étaient vues dans l’obligation de fermer certains de leurs bureaux à l’étranger pour des raisons d’économie et se voyaient privées d’images d’actualité internationale au-delà de celles fournies par les agences anglo-saxonnes. Il s’agissait donc, à mes yeux, que nos pouvoirs publics décident plutôt de renforcer les moyens de nos opérateurs, avant toute autre initiative. J’appelais aussi l’attention sur l’intérêt d’internet dans la diffusion des outils d’information que commençaient à produire notamment l’AFP et RFI. Et, plus particulièrement sur TV5, j’y préconisais la mise en orbite de bouquets thématiques de chaînes en français autour du « vaisseau amiral » généraliste que constituait la chaîne francophone. Au passage, je justifiais combien notre alliance avec la Communauté Française de Belgique, la Suisse, le Canada, le Québec et la Francophonie en général était de nature à conforter – et à protéger – notre diffusion mondiale, notre présence sur les réseaux câblés, les plates-formes satellitaires dans nombre de pays. Dans l’aventure TV5, il faut souligner l’importance du soutien apporté par les partenaires politiques et professionnels non français : ils ont été d’autant plus importants, constants et loyaux, au fil des ans, que TV5 constituait pour eux la seule possibilité d’être pleinement présents à l’international.
Ce qui m’a souvent frappé, en matière d’audiovisuel extérieur, c’est à la fois la force de notre pays, sa capacité à travailler en lien avec des pays frères, comme le prouvent les structures multilatérales de TV5MONDE, d’ARTE, d’Euronews. A cet égard François Mitterrand a été un précurseur et un visionnaire. Mais aussi la tentation récurrente de trop de nos décideurs à remettre périodiquement en question la pertinence des choix stratégiques faits dans ces années, au risque de fragiliser nos « outils » dans un monde particulièrement concurrentiel.
Les choix de la France sous la présidence de François Mitterrand, se sont révélés assez porteurs d’avenir pour que TV5, ARTE et Euronews, restent toujours aujourd’hui des acteurs incontournables du paysage audiovisuel mondial.
Patrick Imhaus a quitté la Présidence Direction Générale de TV5MONDE en 1998. Il a été ambassadeur de France en Suède jusqu’en 2003. Il est l’auteur, sous son nom ou sous le pseudonyme de Marc Bressant, de huit romans et a été couronné du Prix Giono (1993) et du Grand Prix du Roman de l’Académie Française (2008). Il a lancé une collection de courts récits rédigés à la première personne, Je me souviens…, dont il a signé le premier titre : « Les funérailles de Victor Hugo ».
Son deuxième recueil de nouvelles, « Désir d’enfant », a paru courant 2016 aux Editions de Fallois. Son dernier roman « Un si petit territoire », publié chez le même éditeur, arrive dans les librairies ce 8 avril.
Michèle Jacobs-Hermès : Jérôme Clément, vous avez présidé aux destinées d’ARTE pendant 20 ans. Comme vous le racontez en ouverture de votre ouvrage « Le Choix d’Arte » ( Grasset – 2011) , vous vous êtes porté candidat pour diriger la toute jeune Société Européenne de Production de Programmes culturels, alors que vous étiez à la tête du CNC qui occupait 600 personnes et dégageait 1,5 milliard de chiffre d’affaire ! Quel a été le rôle de François Mitterrand dans la naissance, 2 ans plus tard, de la chaîne franco-allemande dont vous avez assuré l’incroyable développement que l’on sait ? JCT : J’ai œuvré en réalité au cœur de l’action publique et du dispositif audiovisuel pendant 30 ans puisqu’au début des années 80, j’ai été appelé au Cabinet du Premier Ministre Pierre Mauroy où j’avais la responsabilité de rédiger la Loi qui allait mettre sur pied la Haute Autorité de l’Audiovisuel. J’y ai vu la naissance de TV5, de Canal +, mais aussi le tollé provoqué par la création de la Cinq en 1985. François Mitterrand s’était fait circonvenir par le Président du Parlement italien, Bettino Craxi, qui lui avait présenté un jeune entrepreneur inconnu, oeuvrant dans l’immobilier, Silvio Berlusconi. Les observateurs avaient été très surpris qu’on trouve pour cette nouvelle chaîne une fréquence hertzienne alors que cela semblait impossible peu auparavant.
C’est sans doute pour atténuer cette annonce très controversée que François Mitterrand a confié à l’historien Georges Duby une mission visant à créer une télévision culturelle et éducative. Laurent Fabius, quant à lui, avait préconisé auprès du Président de la République la pertinence d’une chaîne européenne, dès lors que le satellite TDF1 allait être lancé. Devenu Premier Ministre, c’est lui qui va mettre en place la S.E.P.T. avec l’aide de Georges Fillioud. Sous la direction de Bernard Faivre d’Arcier, et avec des collaborateurs principalement issus de l’INA et de FR3, dont la société est une filiale, des programmes vont y être produits, leur caractère européen s’appuyant principalement sur des partenariats avec la Grande-Bretagne. Personne ne savait alors quand et comment elle émettrait, étant entendu qu’elle se limiterait au câble et au satellite.
En 1986, lorsque la droite remporte les législatives, la S.E.P.T. n’est pas remise en question, mais Jacques Chirac y place ses « hommes » et Michel Guy entre en scène.
Pour François Mitterrand, il était difficile de convier régulièrement ses anciens ministres à l’Elysée, au risque de donner l’impression d’y tenir un gouvernement de l’ombre. Je le connaissais bien et l’ai accompagné souvent en voyage, il m’invitait souvent à déjeuner.
Je savais combien la culture était une priorité dans son projet politique. Il l’avait prouvé dès son premier septennat en doublant les crédits du Ministère, en lançant de grands travaux, en installant le Prix unique du Livre avec Jack Lang et en donnant une série d’impulsions en faveur des artistes, des créateurs.
Puis interviennent les Présidentielles en 1988, le second mandat de François Mitterrand, le retour des socialistes au gouvernement et de Jack Lang au ministère de la culture, ainsi que l’arrivée de Catherine Tasca à la communication.
A la surprise générale, celle des ministres et de mon ami Daniel Toscan du Plantier, j’ai eu envie de relever le défi de la S.E.P.T. Je croyais fermement à l’enjeu télévisuel, au défi des nouvelles technologies, à l’importance d’organiser les relations entre cinéma et petit écran. Mais la question de la diffusion de la S.E.P.T. demeurait centrale. Dès ma nomination en 1989 je me suis battu pour obtenir des « fenêtres » sur FR3, le samedi après-midi notamment. Ensuite il a été question d’un canal multi-villes qui couvrait quelque 70% du territoire et qui semblait pouvoir être dédié à notre chaîne culturelle. J’avais entretemps pu obtenir une réorganisation décisionnelle de la chaîne, avec Georges Duby à la présidence du Conseil de surveillance et moi-même à celle du Directoire.
C’est à ce moment là que deux événements majeurs vont changer le cours des choses.
JCT : Le premier surprend tout le monde. Il date du Sommet franco-allemand de Bonn en 1988: François Mitterrand et Helmut Kohl y annoncent leur décision de créer une chaîne culturelle. Nous sommes à une époque où l’Europe inspire de grands projets. Le Président de la République Française, dont chacun sait qu’il est très engagé dans la construction européenne et qu’il bénéficie d’une vraie aura, ainsi que son homologue allemand reprennent en l’occurrence une idée qu’ont exprimée Jack Lang ainsi que Lothar Späth, le très francophile et europhile ministre-président du Bade Wurtemberg. Jacques Delors est alors Président de la Commission à Bruxelles. Le projet naît donc sous les auspices d’un trio gagnant.
Jérôme Clément, vous faites remonter l’idée d’une chaîne culturelle à 1978 et au rapport remis par François Regis Bastide au Bureau du Parti Socialiste, qui l’intègre dans le programme du Parti. Mais lorsque, enfin, la décision officielle est prise, nombreux sont les responsables qui affichent leur scepticisme…
JCT: Un petit groupe de travail a été mis en place au lendemain du 52ème Sommet. J’y siégeais avec le patron du S.J.T.I. Thierry Le Roy. Il nous a fallu deux ans pour mettre en forme juridique la décision politique, en tenant compte des spécificités des deux pays. Pour l’Allemagne, ce n’était pas le Chancelier qui était compétent, mais les Länder. Nous étions en outre, à l’époque, en pleine bataille pour la diversité culturelle et contre l’hégémonie américaine, anglo-saxonne.
Georges Duby et Michel Guy ne croyaient pas au projet franco-allemand. Plusieurs parlementaires de l’opposition se montraient très virulents, tout particulièrement Alain Griotteray et Michel Péricard. La presse se déchaînait et s’insurgeait contre une chaîne qui parlerait « la langue de Goebbels ». Une partie du lobby culturel, je songe à Bernard Pivot, à Jacques Chancel, à Dominique Wolton, ironisait. Par contre Laurent Fabius et Catherine Tasca nous encourageaient vivement. C’était aussi le cas d’Hubert Védrine, alors Secrétaire Général de l’Elysée, irremplaçable collaborateur du Président, et de Gilles Ménage. Ce sera aussi le cas, plus tard, de Michel Rocard et d’Edith Cresson.
La chute du Mur de Berlin va nous donner des sueurs froides. Si le Traité franco-allemand n’était pas signé à Berlin aux tout premiers jours d’octobre 1990, nous risquions de devoir recommencer une partie des négociations. La création d’ARTE fut le dernier acte diplomatique de l’Allemagne de l’Ouest…
Une fois le volet juridique réglé, c’est au quotidien que tout est apparu compliqué, au regard de la fébrilité politique qui régnait en Allemagne, mais aussi de l’organisation de la gestion d’une chaîne par des équipes bi-nationales, de la construction de grilles dans deux langues face à des habitudes et des attentes très diverses de la part des téléspectateurs dans les deux pays. Jusqu’à l’installation du siège d’ARTE à Strasbourg, un pari très risqué à l’époque, compte-tenu des localisations des milieux audiovisuels de chaque pays.
Un second grand événement, disiez-vous, va changer le cours de l’histoire ?
JCT : C’est en effet la faillite de la Cinq ! Une Première dans notre paysage audiovisuel. On se souvient tous des adieux de Jean-Claude Bourret en direct, à l’écran. La chaîne cesse d’émettre le 12 avril 1992.
Jean-Noël Jeanneney, qui était alors Secrétaire d’Etat à la communication dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy, m’appelle pour me dire qu’il faut qu’ARTE s’installe sur le cinquième réseau hertzien. Nous en rêvions, mais rien n’était prêt techniquement pour cela. Il s’agissait de prévenir de cette décision surprise nos partenaires de la ZDF, de l’ARD. La France allait enfin rattraper l’Allemagne où ARTE bénéficiait de la réussite du Plan câble et de sa couverture à 90% du territoire. Mais les coûts pour la chaîne allaient considérablement augmenter.
En réalité, c’est toute l’histoire d’ARTE qui tient de l’épreuve sportive. Nous avons dû, longtemps, affronter de grandes résistances. J’ai multiplié les déplacements dans tous les Länder, les réunions chez les satellitaires dont Eutelsat, mais aussi les plaidoyers contre la germanophobie rampante que je rencontrais en France.
Pour asseoir la diffusion de la chaîne, j’ai aussi voulu créer des ciné-clubs à travers la France, aller voir les maires. ARTE n’était pas une télévision classique. C’était, dès l’origine un outil culturel européen. Nous y avions introduit un humour assez décalé, avec l’aide d’Hélène Guétary et d’André Harris, notre directeur des programmes. Plantu nous avait fait des dessins très percutants. Notre slogan Laissez-vous déranger par ARTE détonnait dans le paysage médiatique.
Plus tard, la cohabitation exigera que nous remontions au créneau pour convaincre nos nouveaux interlocuteurs. Je songe notamment à Edouard Balladur, à Alain Juppé, à Nicolas Sarkozy, à Alain Carignon, en 1993.
A la même époque, je me souviens de deux voyages mémorables avec François Mitterrand, à Gdansk et à Prague. Le Président profita de notre promenade sur le Pont Charles pour me donner un cours d’architecture baroque !
Ce qui m’a conforté dans toutes les années de construction et de consolidation d’ARTE, c’est l’appui que m’ont apporté les partenaires allemands. Et c’est le soutien moral, et parfois médiatique, que m’ont offert de grands créateurs. Je citerai Costa-Gavras, Erik Orsenna, Ariane Mnouchkine, Agnès Varda, Jeanne Moreau. Parmi les plus actifs figuraient Bernard Henry Levy et Regis Debray qui, après avoir accepté de participer avec moi à un week-end de travail à Saint Paul de Vence, signeront ensemble un texte de soutien à ARTE. Patrice Chéreau (que j’avais connu au Lycée Montaigne), Daniel Barenboïm nous rejoindront plus tard, ainsi que Wim Wenders notamment, parmi tant d’autres. Même Claudio Abbado lança une pétition en Italie pour créer ARTE Italia.
La réussite d’ARTE tient à de nombreux facteurs, à votre pugnacité, au choix de vos proches collaborateurs, à vos intuitions aussi. Parlez-nous de vos coups de coeur éditoriaux et aussi des ouvertures que vous avez organisées vers les milieux culturels et médiatiques d’Europe centrale et orientale. Votre ouvrage fourmille d’anecdotes significatives à cet égard.
JCT : Avec Thierry Garrel, nous avons conçu la production d’Histoires Parallèles pour une lecture comparée de la Seconde Guerre mondiale à l’aide des actualités de l’époque, et de Palettes consacrées à nos grands musées. Alain Cavalier nous a concocté 24 portraits de femmes magnifiques. Des programmations d’envergure ont été imaginées comme La Controverse de Valladolid ou la série Heimat. Nous avons décidé d’acheter le Décalogue de Kieslowski et sa diffusion, avant sa sortie en salle, a eu un grand retentissement. Je voudrais, parmi de nombreuses belles « aventures », citer le magazine culturel Metropolis de Pierre-André Boutang, le Corpus Christi de Gérard Mordillat, Richter l’Insoumis de Bruno Monsaigeon, Le Dessous des cartes de Jean-Christophe Victor, ou encore le magazine Arrêt sur image de Daniel Schneidermann.
ARTE était aussi très présente dans les grands festivals : Avignon, Nantes, Aix en Provence, etc. La captation que nous avons faite du Soulier de satin dans la mise en scène d’Antoine Vitez, a fait couler beaucoup d’encre. Les films que nous coproduisions étaient de plus en plus souvent primés à Cannes, à Angers et ailleurs.
Bref, à un certain moment, la presse nous a suivis et a fait état du caractère résolument novateur et inédit de la chaîne.
Quant à l’ouverture géographique que j’ai tenu à impulser dès ma prise de fonction à ARTE, avec le soutien des Allemands et de nos responsables politiques, elle m’a amené effectivement, d’une part à signer des accords appropriés avec la Belgique, la Suisse, et d’autre part à aller voir les Tchèques, les Polonais, les Hongrois, les Roumains notamment. Un souvenir particulièrement vif concerne un rendez-vous avec les responsables de Sarajevo, peu de temps avant que la situation ne s’y dégrade. Je me souviens d’une directrice de la télévision qui chantait avec bonheur, dans un français parfait, des refrains d’Yves Montand !
Au-delà des partenariats intervenus en terme de programmation, nous avons pu installer ARTE sur ces nouveaux territoires où, très souvent, nous récupérions des fréquences précédemment occupées par des télévisions soviétiques.
Il y aurait aussi bien des choses à dire sur notre volonté de faire de la chaîne franco-allemande un laboratoire des nouvelles technologies. Je me réjouis que les réussites se poursuivent et s’enrichissent en la matière avec la direction actuelle.
François Mitterrand quitte la scène politique en 1995. Le lecteur se tournera vers l’ouvrage de Jérôme Clément pour suivre son parcours au-delà de ce terme et mieux appréhender ses maîtres mots : « engagement, audace, utopie ». Après 5 mandats, Jérôme Clément a quitté ARTE en 2011. Il écrit qu’il a appris « à relativiser le pouvoir des hommes politiques, pourtant essentiel à la vie des sociétés » et qu’il considère l’intérêt général et la construction de l’Europe plus nécessaires que jamais.
Aujourd’hui il exerce la Présidence de la Fondation Alliance Française qui anime un réseau centenaire de plus de 1000 structures à travers le monde. Auteur de 8 ouvrages, il en appelle dans « L’Urgence culturelle » qui vient de paraître chez Grasset, à la nécessité impérieuse, pour l’Etat, de remettre la culture au cœur de notre projet politique de société.