Les articles 5 et 15 de la Constitution confèrent au Président de la République un rôle prédominant concernant toutes les questions de défense. Soucieux de la politique menée par le détenteur du « feu nucléaire », les Français font régulièrement réapparaitre dans le débat public la question de la dissuasion.
Le 5 mai 1994, François Mitterrand exprime, à l’occasion d’une conférence à l’Elysée en présence des responsables militaires, sa conception de la stratégie française. « La stratégie de la France, dit-il, n’est ni offensive, ni défensive, elle est de dissuasion, ce qui veut dire, en termes encore plus simples, qu’elle a pour but essentiel d’empêcher le déclenchement de la guerre ».
Au moment où le débat politique se porte une fois de plus sur ces questions, à l’occasion de l’élection présidentielle à venir, l’Institut vous propose de redécouvrir le texte de l’intervention que François Mitterrand consacre à cette question, au moment où il fixe les grandes orientations de défense dans le monde de l’après guerre froide.
Intervention du Président de la République,
M. François Mitterrand,
Paris, 5 mai 1994
Comme beaucoup d’entre vous le savent, la loi de programmation militaire pour six ans, de 1995 à l’an 2000, a été examinée par un Conseil de Défense en avril. Elle résultait déjà d’un travail très important mené depuis longtemps, qui avait donné matière à un Livre blanc. Adoptée par le Conseil des ministres du 20 avril, elle a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale. Elle est examinée actuellement par la Commission de la Défense nationale et le débat est prévu à la fin de ce mois de mai.
J’ai donc jugé bon de saisir le pays à travers vous, Mesdames et Messieurs, qui êtes tous informés à la fois de ce type de problème et de mon accord sur cette loi. Les débats qui ont précédé son élaboration ont permis de fixer des lignes d’action qui engagent le gouvernement, avec mon accord, ce qui était naturellement indispensable dans les deux cas. Et c’est autour de ces textes que m’est fournie l’occasion de préciser un certain nombre de points. Beaucoup sont connus de vous, et vous me pardonnerez si j’émets des principes ou si je rappelle les évidences quant au type de forces, quant au nombre de charges nucléaires. Tout ceci est le travail quotidien, j’allais dire le pain quotidien de beaucoup d’entre vous.
dissuasion.flv
Qu’est-ce que cela veut dire, quels sont les choix et les orientations et en quoi cela engage-t-il le Chef de l’Etat ? Je me souviens d’avoir répondu à un journaliste qui m’interrogeait au cours d’une émission : « L’armement nucléaire, la bombe atomique, c’est qui ? » Et ma réponse a été déformée par la suite, comme il arrive souvent. J’ai répondu : « C’est le Président de la République, et – je croyais dire une autre évidence – donc c’est moi ». C’est moi pour le temps où je le suis, bien entendu, je n’emporterai pas la bombe atomique avec moi. Mais la manière dont cette réponse a été interprétée donnait quand même un petit côté sympathique pour les uns, antipathique pour la plupart, ou « Louis quatorzième », même si la bombe atomique, à l’époque, n’était pas un sujet de sa compétence.
Et pourtant le chef de l’Etat a son mot à dire. Il est le premier citoyen en France à pouvoir le dire, et même dans certains domaines, lorsqu’il y a controverse, c’est lui qui décide ce qui doit devenir la loi. Bien entendu le Parlement reste libre, lui aussi, de ses choix, de ses votes, de son appréciation de la loi qui lui est fournie par le gouvernement. Les avis peuvent différer, ils divergeront, mais au plan de l’exécutif, j’entends assumer ma responsabilité et j’entends que les Français sachent de quoi il s’agit et ce que j’en pense en ma qualité de chef de l’Etat.
Donc je rappellerai des choses très simples. D’abord quelle est la définition d’une stratégie de dissuasion. Cela n’exigera pas des pages de dictionnaire. La stratégie de la France, pays détenteur de l’arme nucléaire, n’est ni offensive, ni défensive, elle est de dissuasion, ce qui veut dire, en termes encore plus simples, qu’elle a pour but essentiel d’empêcher le déclenchement de la guerre. Si je voulais forcer les termes, je dirais qu’il ne s’agit pas tant de gagner la guerre que de ne pas avoir à la faire, dès lors qu’il s’agit de ce qu’on appelle grossièrement ou simplement la bombe atomique. Les exemples vécus à partir d’Hiroshima sont ressentis par l’opinion universelle comme la marque d’une épouvantable destruction, tellement massive que les responsables civils et militaires assument un devoir d’une nature particulière, d’une nature nouvelle, le pouvoir de détruire le monde, et en tout cas, de détruire un peuple, une nation, une fraction de continent. Il s’y ajoute donc – je pense que dans toutes guerres tel était le cas mais on ne le savait pas toujours – une responsabilité morale fondamentale.
Mais pour quels objectifs ? Tout simplement, si je puis dire, pour assurer l’intégrité du territoire national.
La défense de nos intérêts vitaux, formule qui méritera explication le jour venu, cela veut dire que pour l’instant, l’arme nucléaire française n’est pas à la disposition de tout le monde ou des autres. Elle dépend de la seule décision française. C’est peut-être une vue un peu étroite mais, pour le temps qui vient, c’est la seule définition que je reconnaisse.
Dans d’autres temps, ceux qui bâtiront l’Europe ou qui continueront cette construction, pourront examiner, si l’évolution politique le permet, de quelle façon cet armement ou son utilisation pourrait être partagé.
Aujourd’hui, cela me paraîtrait un contresens, et ce contresens, je n’entends pas le faire. Il s’agit donc d’assurer l’intégrité du territoire national, ce qui nous amènera à quelques conclusions que je traiterai dans un moment.
Quant à la défense de nos intérêts vitaux, formule que je crois utile, on ne peut pas prévoir tous les cas. L’intérêt de la patrie, dans ce qu’il a de principal, ne peut pas être toujours lié à la notion stricte, littérale, d’intégrité du territoire national. Il peut exister d’autres intérêts vitaux, qui engagent tout autant l’avenir et même l’existence de la patrie. Cette appréciation reste aujourd’hui vague, car ce serait à partir de cas concrets qui se produiraient que le chef de l’Etat (et ceux qu’il aurait le temps de consulter, si les choses se passaient ainsi) devrait en dernier ressort estimer s’il y a danger pour la patrie et si notre intérêt vital est en jeu.
A partir de là, qui décide ? Il faut que quelqu’un le fasse et l’on imagine bien qu’il ne s’agit pas d’une décision facile à prendre. Je ne veux pas me lancer dans un débat juridique. Tous les citoyens sont intéressés par cette décision. Ensuite, les chefs militaires ne peuvent y rester étrangers, pas davantage le gouvernement de la République, pas davantage les présidents des Assemblées parlementaires et je pourrais continuer cette liste.
En fait, les conditions dans lesquelles pourrait se dérouler la nécessité pour la France de répondre à une agression ou à une menace d’agression peuvent ne laisser que quelques minutes. C’est pourquoi, par principe, le chef de l’Etat peut décider et peut décider seul. Et même, (mes prédécesseurs auraient agi de même, mes successeurs le feront) si le temps est donné, combien d’avis seraient nécessaires ? Je n’irai pas jusqu’à me rallier à une proposition de loi que j’ai connue naguère alors que j’étais parlementaire et qui exigeait que le Président de la République pût réunir, consulter tous les groupes parlementaires, tous les chefs de partis et pourquoi pas tous les présidents ou secrétaires de section ! J’avais calculé cela ferait environ entre 4.000 et 250.000 personnes. C’est assez difficile dans ces circonstances-là ! Pour que les choses soient plus faciles c’est le chef d’Etat qui décide. La Constitution lui confère cette légitimité. Je le répète : l’urgence peut l’exiger et si la pratique peut permettre le cas échéant la consultation, je la souhaite.
Je crois avoir dit l’essentiel en vous précisant la manière dont je concevais le rôle du chef de l’Etat. Cela entraîne une conséquence : cette indispensable autonomie de décision du chef de l’Etat exclut que cette décision soit remise à des instances internationales et même à une Alliance et même aux plus fidèles, aux plus proches, aux plus forts de nos alliés. C’est pourquoi il a été naguère décidé de retirer la France du commandement intégré de l’Alliance atlantique, de l’OTAN, et c’est pourquoi je maintiens fermement cette décision. Rien ne m’en fera changer – en dépit du désir que l’on a (désir légitime que je comprends très bien) de pouvoir échanger des vues, le cas échéant, d’élargir le champ des décisions de telle sorte que l’on puisse débattre avec les chefs civils et les chefs militaires les plus compétents et les plus responsables du monde. Mais, en l’occurrence, c’est la solitude qui commande. La tragique mais nécessaire solitude de ceux qui ont le pouvoir de décider.
C’est le chef de l’Etat qui décide et il ne peut pas remettre ce choix à une autorité quelconque qui serait étrangère. Je veux dire, par là, qu’au sein d’un commandement intégré, la France jouerait son rôle mais elle ne pourrait pas jouer le rôle pour lequel nous sommes faits, pour lequel je suis fait : c’est-à-dire décider en pleine autonomie.
J’ai rappelé ces quelques principes pour que tout soit clair en demandant à beaucoup d’entre vous de me pardonner si je répète un catéchisme cent fois appris. J’ai remarqué que les catéchismes, on ne les connaissait jamais assez bien
Où en sont les forces nucléaires françaises ? De quoi sont-elles constituées? Je vous le rappelle également : c’est, d’abord, la Force océanique stratégique et ses sous-marins nucléaires lance-engins, les SNLE. Il y en a cinq qui ont d’ailleurs des noms tout à fait significatifs le Terrible, le Foudroyant, l’Indomptable, le Tonnant, l’Inflexible. En 1982, j’ai donné l’ordre de commencer la construction d’un nouveau sous-marin nucléaire lance-engins, dit « de nouvelle génération », c’est-à-dire à la pointe des modernisations que l’on peut connaître et cette modernisation est assez remarquable. Ce sont des sous-marins très différents par leur capacité et leur efficacité. Le premier d’entre eux devrait être mis en œuvre en 1996 et en état d’être présenté, de naviguer, dès cette année. Tandis que le suivant sera pour l’an 2000. La loi de programmation – j’y reviendrai – a prévu quatre sous-marins nucléaires.
La Force océanique stratégique avec ses cinq sous-marins lance-engins représente objectivement (mais non pas exclusivement) le cœur de notre force stratégique. De quoi sont porteurs ces sous-marins ? D’un armement nucléaire, d’un armement important. Chacun d’entre eux est doté de 16 missiles qu’on appelle « M4 » à six têtes nucléaires chacun, et le total est de 384 charges nucléaires de 150 kilotonnes chacune pour 64 missiles M4 au total. Vous trouvez que les calculs ne sont pas exacts si vous multipliez par 5 puisque j’ai cité 5 sous-marins, mais il y en a toujours un en révision et en entretien qui ne dispose pas de ses missiles.
Les sous-marins de la nouvelle génération viendront heureusement compléter l’arsenal dont nous disposons et annoncer une ère nouvelle dans l’armement atomique français. Le premier d’entre eux sera prêt dans un an et demi. Cela permet à deux ou trois sous-marins d’être en permanence à la mer et je peux vous dire que plus de 300 patrouilles ont déjà été effectuées à ce jour.
Il s’agit d’un travail extraordinairement difficile : on doit se comporter en temps de paix comme si l’on était en temps de guerre. Le temps de paix est dangereux pour des armes de cette sorte tant elles représentent de puissance. Ces sous-marins doivent donc rester des semaines et des semaines et même des mois, sans réapparaître à la surface de la mer. Et l’on imagine ce que cela représente d’exigence à l’égard de l’équipage, dont on doit dire qu’ils sont parmi les meilleures troupes militaires que l’on puisse rencontrer aujourd’hui.
Les Forces océaniques, qui au demeurant, sont les plus puissantes, sont le cœur de notre dissuasion. Mais il ne faut pas pour autant négliger les forces aériennes : dix-huit Mirages 4 (dont trois sont en maintenance) capables de tirer en deçà de 300 kilomètres de leurs objectifs les missiles dont ils sont porteurs. Nous disposons de quinze missiles air-sol à moyenne portée de 300 kilotonnes de puissance chacun, avec bien entendu les difficultés supposées pour l’avion de traverser les défenses adverses. Simplement les chefs militaires et civils auront à aviser selon les circonstances et le missile lui-même aura à pénétrer les zones de défenses anti-missiles adverses.
Puis il y a le plateau d’Albion où se trouvent dix-huit missiles S3 modernisés de 1 mégatonne chacun, capables d’une portée d’environ 3.500 km. Il ne faut pas traiter cela, comme je l’observe parfois, avec une sorte de dédain : c’est l’arme la plus puissante dont nous disposions.
Puis viennent ce que je pourrais appeler les forces d’ultime avertissement qui sont stationnées dans l’Est et le Sud-est de la France. Ce sont des missiles qui sont sur des Mirages 2000 N, c’est-à-dire nucléaires, ou bien sur des Super-étendards. La portée du missile une fois qu’il a quitté l’avion est également de 300 km environ. Les forces disposent de quarante-cinq missiles air-sol à moyenne portée.
Enfin trente missiles Hadès, de faible énergie qui sont aujourd’hui dans ce que l’on appelle une sorte de veille technique et opérationnelle. J’ai, en effet, décidé la cessation de leur fabrication estimant que cette arme ne correspondait plus à la nécessité d’aujourd’hui en raison de sa portée limitée. Ils prenaient la suite du Pluton dont la portée était encore plus réduite (environ 120 km). Mais chaque missile Pluton avait une puissance de destruction correspondant à une et demie à deux fois celle de la bombe d’Hiroshima. Ce n’est pas indispensable d’arroser les rivages du Rhin de cette manière !
La portée du Hadès est supérieure, aux alentours de 450 km. Ceci, c’était avant l’effondrement de l’Union soviétique, et si l’on voulait considérer que ces armes étaient utiles et avaient une précision qui, pour l’ultime avertissement n’était pas négligeable. Elles pouvaient dépasser le sol allemand et atteindre au-delà des forces de l’Ouest, quelques-uns des pays satellites.
Bien entendu les choses ont changé depuis que ces pays sont devenus démocratiques, et depuis qu’ils ont échappé à la domination soviétique elle-même disparue. Enfin, il reste des pays détenteurs d’armes nucléaires : la Russie, l’Ukraine, le Kazakhstan, mais c’est un autre sujet. Il suffit de les citer pour bien comprendre qu’on ne peut pas lever le pied car ces forces nucléaires sont toujours là, peuvent connaître des perfectionnements et exigent de notre part de réelles précautions.
Voilà, Mesdames et Messieurs, le problème posé.
Je voudrais maintenant m’attarder sur ce que je pourrais appeler les dérives possibles par rapport à la conception initiale, qui m’ont opposé à des hommes éminents, des ingénieurs, des membres du gouvernement dont l’opinion était légitime et souvent très compétente, aussi désireux que moi ou que quiconque de servir la France. Simplement leur conception était différente.
D’abord il fallait refuser de s’engager dans la voie du surarmement nucléaire.
Les Américains et les Soviétiques se sont livrés à cette compétition, surtout après les années 1960. Ils sont parvenus chacun à plus 20.000 têtes nucléaires. Cela ne pouvait pas être l’objectif de la France. Ce n’était pas non plus dans ses moyens. Donc, la doctrine sur laquelle il n’y a eu aucune contestation entre les responsables, c’était d’atteindre le seuil de suffisance ou de crédibilité, le seuil à partir duquel la force de dissuasion de la France (qui ne pouvait être comparée à celle des deux grandes superpuissances de l’époque) était suffisante pour détruire les forces vives de ces pays, assez en tout cas pour que la dissuasion joue, c’est-à-dire pour qu’ils ne nous fassent pas la guerre, pour qu’ils ne nous agressent pas, pour qu’il n’y ait ni guerre, ni menace de guerre, menace insoutenable.
Mon objectif, comme celui de mes prédécesseurs, des Premiers ministres et des ministres de la Défense, a été d’atteindre d’abord et de maintenir ce seuil de suffisance. Ne pas s’engager dans la course au surarmement, c’était très important de dire cela au moment ou c’était la volonté politique des deux plus grandes puissances.
Deuxième dérive possible, celle des euromissiles. Vous vous souvenez presque tous de ce débat. Il a occupé le début des années 1980. Les Soviétiques avaient installé des armes à moyenne portée dites Euromissiles, les S.S.20, ce qui a amené la direction de l’Alliance atlantique à estimer qu’une double décision était nécessaire. Il s’agissait d’abord de dire aux Soviétiques « Retirez vos S.S.20. Si vous ne les retirez pas à telle date, nous installerons, nous aussi, des Euromissiles à moyenne portée, ce sera la réponse du berger à la bergère ». Les Soviétiques ont installé leur armement et voilà qu’une sorte de panique s’est emparée de beaucoup d’Européens au moment d’appliquer la double décision, c’est-à-dire la deuxième décision, et dans beaucoup de pays on s’y refusait. Le problème était particulier pour l’Allemagne, puisque c’était sur son sol qu’étaient installes ces euromissiles capables de tout détruire à 2.000 km à la ronde. Les S.S.20, eux, pouvaient atteindre toute l’Europe et même certains points au Nord du Maghreb.
Il y a eu un grand débat national et international. J’ai personnellement, en ma qualité de Chef des armées, soutenu la nécessité d’un déploiement de ces Pershing 2 et je suis même allé plaider cette façon de voir au Bundestag, le 23 janvier 1983. J’estimais qu’un pacifisme mal compris pouvait nuire à la France, à l’Occident, à l’Europe en tout cas. Je me souviens d’avoir dit un jour en Belgique, alors que j’étais interrogé sur ce sujet, que je m’étonnais de voir que, si le pacifisme était à l’Ouest, les S.S.20 étaient à l’Est et qu’il convenait de rétablir l’équilibre. Le Bundestag (non pas à ma demande, le gouvernement allemand s’étant lui-même engagé) a lui-même défendu cette thèse, les forces de l’OTAN ont pu réaliser leur programme et, de ce fait, un équilibre s’est rétabli.
Il fallait donc refuser qu’un déséquilibre s’installât en Europe et vous comprenez tout de suite pourquoi. D’abord parce que cela revenait à placer l’Europe occidentale dans une situation dangereuse et risquée en face de cette énorme puissance qu’était l’Union soviétique et d’autre part, c’était aussi séparer le sort de l’Europe et des Etats-Unis d’Amérique.
Troisième dérive : j’ai cru également nécessaire de m’opposer à ce que l’on a appelé « l’initiative de défense stratégique ». Cela a été aussi un grand débat qui a divisé les forces politiques.
Donc, je tiens, du début à la fin de cet exposé, à affirmer franchement et parfois brutalement les positions que j’ai prises et si j’entends imposer par la seule force des fonctions et du rôle qui me sont impartis, je n’entends pas en quoi que ce soit contester le droit à l’argument de ceux qui ne pensent pas ainsi et je ne suppose pas qu’ils manquent à leur devoir. Simplement ils pensent autrement. Je crois que c’est comme cela que fonctionne une démocratie. Mais une démocratie, au bout du compte, doit aussi être dirigée. C’est ce que je me suis efforcé de faire.
A quoi avaient pensé M. Reagan et ses conseillers, lorsqu’ils ont lancé cette idée, en mars 1983, d’entourer la planète d’un réseau d’observatoires qui eussent permis de savoir tout ce qui se serait passé sur le sol de notre terre ? D’abord des choses importantes comme le déclenchement d’un feu nucléaire, bien entendu, mais aussi des choses plus intimes, puisqu’un des exemples qui m’avait été donné par M. Reagan était de surprendre dans une voiture fermée deux amoureux qui se trouveraient dans une rue de Chicago ou de Jérusalem.
Cette forme de curiosité ne m’habitait pas. Mais je pensais aussi qu’il y avait peut-être une certaine dose d’illusion lyrique, car il y a un lyrisme moderne dans l’amour de la technologie. Et c’est un lyrisme aussi dangereux pour la vie quotidienne des hommes que peut l’être le lyrisme sentimental. M. Reagan y tenait beaucoup et lorsqu’il a vu que le Sénat rognait sur les crédits de l’initiative de défense stratégique, il s’est retourné vers ses partenaires européens, en disant : « eh bien, donnez-nous un coup de main budgétaire, technique, vous êtes invités à y prendre part ». Cela a été un de nos débats de 1985 et de 1986. Certains d’entre vous s’en souviendront. Je m’y suis opposé. J’ai refusé la participation de la France à l’ “ initiative de défense stratégique ” à laquelle je ne croyais pas trop. Il semble que je n’étais pas seul dans ce cas, puisque les Présidents qui ont succédé à M. Reagan ont estimé que cette perspective n’était pas réalisable.
L’initiative de défense stratégique, M. Reagan est venu parler en sa faveur à Bonn, bien que ce ne fût pas à l’ordre du jour d’un Sommet des Sept, en 1985. Mais, l’idée était dans sa tête et dans l’air. Il fallait bien en débattre, et la France, par ma voix, s’est trouvée seule parmi les sept, à refuser sa participation. C’était délicat, c’était d’ailleurs pénible, car nous y avions là des amis très chers, très proches et très fidèles. Nous avions déjà bâti la solidarité et l’amitié franco-allemande, mais sur ce sujet-là, nous nous sommes trouvés seuls, enfin provisoirement, puisque aujourd’hui, plus personne ne soutient cette thèse.
Cette dérive pouvait être meurtrière pour la dissuasion française, vous l’imaginez bien. Elle est derrière nous, n’en parlons plus.
Nous avons eu d’autres discussions, également délicates qui réapparaissent d’ailleurs, d’année en année, mais qui seront peut-être tranchées plus tard. Je veux dire après moi. Il est possible que cette thèse soit acceptée, décidée par le futur ou par l’un des futurs Présidents de la République et je ne le condamnerai pas pour manque de patriotisme. Simplement, ce n’est pas mon opinion.
C’était la thèse qui consistait à disposer de missiles déplaçables, on disait mobiles, qui ne sont pas fixés dans un lieu comme Albion, mais qui peuvent être assemblés sur des véhicules, avec la possibilité, de multiplier les leurres, qui rendaient, en effet, plus difficile, pour un adversaire éventuel, de détruire dans les premières minutes, cette capacité opérationnelle de la France. Il ne me paraissait pas nécessaire d’abandonner Albion, puisque je considérais que, si un matin nous nous réveillions en apprenant, peut-être à la radio, la disparition d’Albion, écrasé sous les obus et pas forcément nucléaires, de l’ennemi, ce serait quand même un signal suffisant pour estimer que nous étions entrés dans une période dangereuse. Je pensais que cela devait entraîner automatiquement, (« automatisme », le mot est peut-être excessif, car il faut un ordre du Président de la République), l’ordre donné par le Président de la République aux sous-marins d’entrer en action. Je ne vois pas très bien la Provence disparaître et le Président de la République et le gouvernement se dire, « On verra bien à la prochaine province ». J’ai donc refusé cette forme de stratégie.
Je me suis opposé à une cinquième forme de dérive, provoquée par la confusion qui se répandait au sujet des armes dites préstratégiques ou tactiques. Il y avait un débat difficile sur l’ultime avertissement nucléaire, sur le fait qu’il ne devait y en avoir qu’un seul. Les autres avertissements sont en effet d’un tout autre ordre. C’est l’ambassadeur qui se rend au palais présidentiel du pays ennemi, comme on le faisait auparavant.
C’est aussi toute une série de mesures qui peuvent être prises de caractère militaire, mais pas forcément de caractère nucléaire. Je pensais, et je continue de penser, que si l’on devait aller vers une succession d’avertissements nucléaires, on en reviendrait peu à peu, à la conception de la riposte graduée, c’est-à-dire qu’on oubliait la finalité de la dissuasion qui est d’empêcher la guerre. Elle ne doit pas avoir lieu, parce que si nous sommes capables d’obtenir une telle destruction du territoire ennemi, cet ennemi ne se déclarera pas. Mais, ce n’est pas une artillerie supplémentaire. Ce n’est pas une amélioration du canon de 75. C’est un avertissement terminal. Après cela, c’est la guerre. Il n’y a pas d’échelon supplémentaire. Si vous ne tenez pas ce raisonnement, il n’y a pas de dissuasion nucléaire. Vous vous souvenez de cette parole opposée à Hitler, en Autriche, « Oui, jusqu’ici, mais pas plus loin ». « Jusqu’ici » suffisait à Adolf Hitler. Il est toujours allé plus loin. Il faut donc que le refus initial soit le dernier.
Et j’en arrive à la notion de la riposte graduée. C’est un concept qui nous est venu des Etats-Unis d’Amérique, mais qui a été adopté par les Européens à partir de 1967. Cela m’a toujours semblé étrange. Je n’occupais pas à l’époque les responsabilités qui m’ont été confiées à partir de 1981. Donc, je n’avais pas autorité pour trancher cette affaire. Simplement, je me suis trouvé devant le même problème. Comment concevoir la guerre atomique ? Faut-il se résigner à une bataille nucléaire graduelle, pour gagner la dernière bataille ?
Et cela me ramène, Mesdames et Messieurs, à une conversation qui eut lieu à Venise, lors d’un Sommet des Sept, en 1987. Nous étions tous là, les chefs d’Etat, le Président des Etats-Unis et moi-même, les chefs de gouvernement, les cinq autres, plus le représentant de la Communauté européenne, quand soudain Mme Thatcher, dont on connaît le tempérament, un beau tempérament, m’interpelle. Pressée de se porter en bouclier de M. Reagan, ce qui était son attitude habituelle, elle dit tout de go : « Eh bien, M. le Président, supposons que les Russes soient arrivés devant Bonn ». Et elle regarde fixement à ce moment-là le Chancelier Kohl, et me dit : « Est-ce que vous interviendriez avec votre force atomique? ». Je l’ai regardée, puis j’ai regardé le Chancelier Kohl et je lui ai dit : « Certainement non ». « Ah vous voyez bien, vous attendez tout des Américains, mais si les Allemands, vos amis allemands – elle avait toujours un certain tremblement dans la voix pour dire cela – étaient menacés, les Russes sont devant Bonn, vous disposez d’une force terrible et vous ne bougez pas ». Eh bien non, nous ne bougeons pas, parce que, si les Russes sont à Bonn, c’est que la guerre est déjà perdue. Il est inconcevable, ou il serait inconcevable que, devant la menace d’une invasion de l’Union soviétique, c’était l’hypothèse du moment, dès les premiers moments, avant qu’aient été franchies les frontières, les frontières du monde communiste en face du monde occidental que nous représentions, n’ait pas joué tout aussitôt la politique de dissuasion, c’est-à-dire la menace immédiate de l’emploi de nos forces. Et j’ai dit à Mme Thatcher : « Si vous me garantissez que vos forces à vous, ou les forces britanniques et les forces américaines s’engagent dès la première minute, pour marquer aux forces soviétiques qu’elles ne peuvent pas franchir la frontière sans que la guerre éclate, et donc sans dommage pour l’Union soviétique aussi, si vous me donnez cette assurance, la France participerait naturellement, c’est un allié loyal. Mais votre hypothèse de départ, c’est que vous ne l’avez pas fait et donc que vous n’avez pas pratiqué la solidarité atlantique. Et c’est parce que vous vous êtes ralliés à la notion de riposte graduée qui permet, lâchant pays après pays, de livrer l’Europe à l’agresseur supposé de l’époque, laissant comme en 1917, en 1941, le temps aux Etats-Unis d’Amérique de réfléchir et de décider. Je ne peux pas accepter cette stratégie, donc les Russes sont à Bonn ». Et je dis à mon ami Helmut Kohl : « Non, la France ne bougera pas. Et si vous dites tous oui, si vous bougez dès la première menace, alors la France en sera ».
Cette discussion qui a été très animée et qui nous a amené assez tard dans la nuit, avec la participation de M. Reagan et de quelques autres, me parait résumer le problème de la stratégie de la riposte graduée. C’était cela qui était dans l’esprit de nos amis anglo-saxons, par rapport à la notion de dissuasion telle que la France la comprend.
Voilà, j’ai cité quelques cas de dérives possibles, de dérives qui ont menacé ce que je crois être la force de la dissuasion. De même je m’opposerais, je parle au conditionnel mais en vérité, c’est un futur, aux nouveaux risques de dérive. J’entends parfois dire qu’il faudrait employer la force atomique dans l’hypothèse non pas du faible au fort, (le faible, c’est la France ou l’Angleterre par exemple, par rapport aux deux superpuissances d’hier, faibles supposées, enfin plus faibles, mais avec le principe de la suffisance sur lequel est fondée absolument toute la stratégie de dissuasion, nous pensons que la guerre n’est pas possible) mais du fort au faible. Le faible, dans ce cas, ce peut être d’autres que nous, ce peut être des pays qui n’ont pas de force atomique, c’est ce que je lis souvent dans les déclarations d’hommes politiques qui ne sont pas négligeables, (vous entendrez dire cela, Monsieur le Ministre de la Défense à l’Assemblée nationale). La réponse, ce serait l’emploi du nucléaire contre le faible ou le fou. Quand j’avais vingt ans, l’Europe était gouvernée par Hitler, par Staline, par Mussolini, par quatre ou cinq dictateurs dans les pays d’Europe centrale et orientale, la liste était longue ; on pouvait s’interroger s’il y avait un fou parmi eux. Il n’y a pas autant de fous qu’on le croit, ou alors des fous d’orgueil, de puissance. Faut-il employer l’arme atomique pour régler un problème qui se situerait en dehors du territoire national ou de nos intérêts vitaux ? Faudrait-il intervenir dans des conflits, nous aurions un devoir évident dans le cas d’une intervention humanitaire, ou bien par solidarité ? Faudrait-il se rallier à l’usage, de la frappe dite chirurgicale, et même, plus pittoresque encore, décapitant, qui pourrait après tout aller jusqu’au fusil nucléaire ? Cela me paraît une hérésie majeure et, en aucune circonstance, je ne l’accepterai. Si quelques groupes parlementaires estimaient devoir amender la loi sur la programmation par des considérations de ce genre, et si elle était votée, cela deviendrait la loi mais alors il est évident que ce serait l’objet d’un conflit majeur qu’il appartiendrait au peuple de trancher.
A vrai dire, les armes conventionnelles pourraient suffire dans les cas de ce genre. La France n’est pas désarmée et elle le montre puisqu’elle est celle qui a donné aux Nations unies le plus fort contingent de soldats qui ont pris leurs risques.
Et j’en arrive à un sujet aujourd’hui contesté qui est celui des essais nucléaires. Vous connaissez l’évolution des essais nucléaires. A ce jour et depuis 1945, plus de 1.900 essais nucléaires ont eu lieu. Le premier essai nucléaire était américain, il a eu lieu dans le Nevada, le 16 juillet 1945. Les Etats-Unis ont effectué plus de 900 essais dont environ 200 aériens, dans l’atmosphère. Au point de départ, on ne savait pas faire autre chose.
A ce propos, j’ai entendu beaucoup de plaintes contre les expériences nucléaires françaises à Mururoa. Des réactions qui me choquaient venaient de quelques pays de la zone. La Nouvelle-Zélande se plaignait, je comprends qu’elle se plaigne, mais elle était quand même plus éloignés des champs d’expérience français, que nous ne le sommes des champs d’expérience russe, et nous ne vivions pas dans la hantise quotidienne. Quant à Mururoa d’ailleurs, les radiations sont plutôt plus faibles que devant le métro Caumartin.
Mais enfin, ces essais aériens présentaient de réels dangers et certains pays amis se sont montrés très choqués de ce que la France ait continué un peu après eux ce type d’expérience alors qu’après tout, c’est en Australie qu’ont eu lieu beaucoup d’essais britanniques. Mais à ce moment-là, ils ne s’indignaient pas. L’Union Soviétique a effectué plus de 600 essais. La Chine, d’après nos informations, a fait une quarantaine d’essais, et en accomplit encore deux ou trois par an. C’est un des problèmes qui nous sont posés. La Grande-Bretagne en a fait une quarantaine, mais cela devient un peu plus difficile à déterminer, car en fait les expériences britanniques ont lieu aussi aux Etats-Unis d’Amérique, également dans le Nevada et on peut dire qu’il y a une sorte de jumelage des expériences entre ces deux grands pays amis, et amis de nous-mêmes.
La France, elle, a effectué 192 essais nucléaires dont 45 essais atmosphériques. Les essais souterrains, quand on a mesuré le risque réel de pollution que représentaient ces explosions formidables dans l’atmosphère, ont débuté aux Etats-Unis et en Union Soviétique en 1962. Ils ont débuté en France en 1975. Avant qu’ils aient lieu, beaucoup d’experts les estimaient impossibles. Les meilleurs ingénieurs s’y sont appliqués parce qu’eux pensaient que c’était possible. Ils ont montré qu’ils avaient raison, de telle sorte que la pratique de la France, comme celle des autres, c’est l’essai souterrain, notamment à Mururoa. Des essais nombreux ont été décidés et on a réalisé une sorte de vitrification de la région sous-marine qui pouvait le supporter. Les dégâts n’ont pas semblé tels que nous ayons fait courir un risque aux Océaniens et aux Polynésiens qui n’habitent pas cet atoll et qui se trouvent dans la zone au nombre de 3.000 environ aujourd’hui, sans qu’on ait observé la moindre maladie et la moindre contagion de maladie.
J’ai décidé, je suis obligé de dire « je », parce que c’est le Président de la République qui l’a fait, qui continuera de le faire si jamais ces choses reprennent, non pas tous les essais qui m’ont été demandés, mais tous ceux qui ont été estimés nécessaires au renforcement de la crédibilité de la dissuasion. Et il y a deux ans, j’ai pensé que nous étions arrivés à un moment où l’intérêt de la France commandait qu’elle prît l’initiative d’un moratoire sur les essais, en commençant par les siens, parce que l’état du monde, à mon sens, le permettait. C’était le 6 avril 1992, c’est-à-dire deux ans et demi après les événements de 1989 qui avaient disloqué l’une des deux superpuissances, à condition, bien sûr, que les principales puissances nucléaires agissent de même. Ce moment est apparu comme le plus opportun parce que l’objectif constamment poursuivi par mes prédécesseurs et par moi-même pour doter la France d’un potentiel qui inspire le respect ou la crainte, était atteint. Nous disposons aujourd’hui (il n’est pas habituel qu’on donne les chiffres) d’environ 500 têtes nucléaires. Ceci reste naturellement très loin de l’arsenal américain, et même de l’arsenal russe ou ukrainien, mais dans la limite de la suffisance ou de la crédibilité qui se trouve à la base même du raisonnement sur la dissuasion. Et si nos partenaires acceptaient eux-mêmes ce moratoire, alors l’ensemble des armements nucléaires se trouverait gelé, en laissant le temps de la négociation. Aucune menace crédible n’apparaissant plus – l’armement n’est pas indépendant de la géopolitique, la situation de 1992 ou de 1994 n’est plus celle, en tout cas en Europe mais aussi dans le monde, d’avant 1989. Les puissances ne sont plus exactement les mêmes, mais le danger n’a pas disparu.
Et il m’est apparu qu’il était urgent de donner un coup d’arrêt à la prolifération nucléaire qui menace le monde et que seule la combinaison d’un bon traité de non-prolifération et d’un bon traité d’interdiction des essais, universel et vérifiable bien entendu, le permettait. Si les puissances nucléaires qui le peuvent ne donnent pas l’exemple sur ce point, elles n’auront ni l’autorité diplomatique, ni l’autorité morale suffisante pour faire s’engager les autres nations du monde dans l’indispensable marche vers la non-prolifération déjà si gravement entamée.
En avril 1992, j’ai donc pris la décision de suspendre les essais nucléaires pour l’année en cours. Et j’ai écrit en même temps, c’était ça l’objectif, à Messieurs Bush, Eltsine, et Major pour leurs demander de prendre la même décision pour leur pays. Le Président Eltsine a décidé d’agir ainsi en même temps, le Président Bush, au mois d’octobre suivant a décidé de ne pas s’opposer à un amendement du Congrès qui décidait un moratoire de neuf mois, décision qui a été suivie par la Grande-Bretagne.
Voilà comment les choses se sont passées. Par la suite, le 1er juillet 1993, le Président Clinton m’a informé de son intention de prolonger ce moratoire jusqu’en septembre 1994. Je lui ai aussitôt donné mon accord par écrit. C’est, à mes yeux toujours, la seule logique de l’initiative française : que les principales puissances nucléaires agissent comme elle. Si tel n’était pas le cas, les discussions cesseraient. La France reprendrait, elle aussi, ses essais puisqu’elle doit protéger son seuil de crédibilité. A nouveau, Monsieur Clinton vient de proroger ce moratoire jusqu’en septembre 1995. Mesdames et Messieurs, je l’approuve, ce qui veut dire, que tant que j’occuperai mes fonctions, il en ira ainsi.
Cette discussion, très importante, a occupé, je crois toutes mes années au pouvoir, et sans doute aussi les Assemblées parlementaires, c’est bien normal, et les états-majors, c’est encore plus normal si j’ose dire. Chacun se pose la question. On ne va pas établir une graduation des bons et des mauvais Français, de ceux qui comprennent et de ceux qui ne comprennent rien. Il y a plusieurs façons de comprendre l’intérêt national et la démarche stratégique de la France. Il se trouve que la conception que j’ai, en ma qualité de Président de la République – décideur en la matière – est celle que je vous ai exposée. Elle n’est pas faite pour choquer ou blesser ceux qui pensent autrement, notamment au sein du gouvernement, notamment au sein des autorités militaires, au sein du groupe d’ingénieurs qui nous ont apporté déjà les fruits très remarquables de leurs compétences, non pas non plus pu sein de l’ensemble des parlementaires. Mais, c’est ma décision, telle que je viens de vous l’expliquer. Il n’y aura pas avant le mois de mai 1995, c’est-à-dire dans un an, il n’y aura pas d’autres essais.
Je sais bien que d’habiles dialecticiens, parmi ceux que j’évoquais tout à l’heure, ont dit: « Mais ça n’a pas beaucoup d’importance parce que, au fond, cette décision n’est pas dangereuse, dans un an, notre force restera suffisante, nous n’avons rien à craindre. » Et ils ajoutaient un peu malignement: « Au fond dès qu’il aura tourné le dos, on verra bien ce qu’on fera ».
Et moi, je le vois assez bien que qu’on voudrait faire. Eh bien, je vous dis, Mesdames et Messieurs : après moi, on ne le fera pas ! On ne le fera pas, sauf si les autres puissances nucléaires recommençaient leurs essais, je l’ai déjà dit. On ne le fera pas parce que la France ne voudra pas offenser le monde entier en relançant le surarmement nucléaire, en blessant l’ensemble des pays qui n’en sont pas détenteurs, en bafouant les pays du Tiers monde et l’ensemble des pays pauvres. Parce que la France ne voudra pas non plus être le pays qui relance la guerre atomique. Voilà une prévision.
Et, comment dirais-je ? L’expression est classique mais est assez vraie : je fais confiance à mon successeur et à mes successeurs. Ils ne pourront pas faire autrement. Bien entendu, ils auraient tort de faire autrement, mais comme ils ne le pourront pas, je n’approfondirai pas la discussion.
Dernier débat, et j’en aurai fini : mais pourquoi ces essais nucléaires souterrains comme on avait dit pourquoi ces essais atmosphériques ? Pourquoi ne pourrait-on pas obtenir le même résultat en travaillant en laboratoire ? C’est ce que l’on appelle la simulation. Et les Américains s’en sont préoccupés bien avant la proposition que je viens de rappeler, celle dont j’ai pris l’initiative au nom de la France et qui me paraît capitale, le 6 avril 1992.
Ce que l’on appelle la finalisation d’un système de simulation a été effectuée dès les années 1960 par les Américains. En fait, la décision étant prise, il a fallu du temps. Des tirs ont été consacrés à ce programme. A la même époque, en France, les expérimentations nucléaires étaient orientées vers la mise au point des armes nouvelles, vers des contrôles de sûreté. Nous ne disposons pas d’un budget considérable; il faut toujours aller au plus serré. La diminution du nombre de tirs annuels et de la puissance a été recherchée et obtenue, mais là s’est arrêté notre effort.
En 1991, la division des applications militaires a lancé un programme d’études et de recherches visant à se préparer à se préparer à une limitation des essais nucléaires. En abrégé, on dit : PALEN (Préparation à la Limitation des Essais Nucléaires).
Analogue dans ses objectifs au programme américain, c’était un programme nécessairement conçu comme nécessitant un certain nombre d’essais préalables pour pouvoir réussir ensuite la simulation en laboratoire.
Là se situe une autre discussion. J’y ai bien réfléchi, mais j’ai demandé au gouvernement de réorienter ce programme.
La recherche d’une limitation ne suffit pas. Il s’agit maintenant de développer et d’obtenir une simulation complète qui permettra la mise au point des armes dont nous aurons besoin à l’horizon 2010, sans nouveaux essais nucléaires. Comme je ne suis pas ingénieur de profession, je suppose que ceux qui le sont, et ils sont nombreux dans cette salle, parmi les plus compétents, doivent se dire : c’est bien cela, les hommes politiques, même Président de la République. Et bien, c’est l’ordre que je donne.
Il faut que le programme de simulation se fasse sans essais nouveaux. C’est difficile ? Alors, il faut chercher. C’est votre métier de chercher et vous en avez la compétence. Nous disposons d’assez de savants, d’assez de chercheurs, d’assez d’ingénieurs, d’assez d’imagination et de courage. Et je dois dire que le gouvernement avec lequel j’en ai débattu, qui a priori n’est pas favorable à cette réponse, considérant que telles étaient les normes de nos institutions, a estimé devoir appliquer cette façon de voir, en attendant 1995. Il y a consacre des sommes très importantes, dans le projet de loi de programmation. Le chiffre prévu pour la simulation est de l’ordre de dix milliards sur six ou sept ans. C’est-à-dire que cela pourrait déborder largement la loi de programmation. On se trouverait donc au début des années 2000.
Certains ingénieurs qualifiés nous disent : il nous faut quinze ans, puis il faut que nous nous procurions des ordinateurs que nous n’avons pas, c’est très onéreux. Je dis qu’il faut le faire: la France est capable de gagner ce pari. Elle doit être en mesure, en quinze ans, de réaliser des simulations en laboratoire et sans essai nouveau. Toujours, bien entendu, si les conditions sont réunies.
Et puis si l’on y réfléchit, les risques de guerre sont-ils proches ? Nul ne le sait. Mais on a bien le droit de faire des supputations.
La guerre froide a cessé. Il peut y avoir et il y aura sans doute menaces de conflits locaux, régionaux, en Europe comme il y en a aujourd’hui dans l’ancienne Yougoslavie. Il y en aura d’autres, en tout cas le risque est réel. Il n’est pas assuré que cela se transformera en guerre nucléaire ou du moins entre les pays, les quatre républiques issues de l’Union soviétique qui en disposent. Et je ne vois pas pourquoi l’un de ces pays, particulièrement la Russie, s’engagerait dans un conflit de cet ordre avec les trois autres grandes puissances nucléaires. Elle a autre chose à faire, d’ici longtemps, si jamais naturellement elle y pense.
D’ailleurs le gouvernement lui-même m’a demandé de reporter de 2005 à 2010 la mise en œuvre du missile M5. Lequel missile M5 équipera les sous-marins, en particulier, et cette arme est la seule comparable à celles dont disposent les Russes et les Américains et les Anglais par sa précision, sa puissance, sa portée. C’est le gouvernement qui m’a demandé – et j’ai accepté, j’ai bien compris ses difficultés budgétaires, il n’y avait pas du tout de sa part d’objection de principe – de reporter de 2005 à 2010 la mise en œuvre du M5.
Au fond les mêmes analyses se faisaient. Pourquoi aurions-nous un armement ici et pas là ? Pourquoi l’année 2005, ou au-delà, serait-elle dangereuse quand on parle des essais et ne le serait pas lorsqu’on parle du M5 ? Si l’on veut bien étudier l’ensemble des données géostratégiques et politiques, l’hypothèse d’une agression venant du seul pays qui dispose à l’heure actuelle d’une simulation assez avancée pour se dispenser d’essais nucléaires souterrains et se contenter de travail en laboratoire, concerne les Etats-Unis d’Amérique. Je tiens absolument, comme vous tous j’imagine à ce que la France, en qualité et en crédibilité, puisse soutenir la comparaison avec les Etats-Unis d’Amérique. Mais je n’ai pas intégré dans mes réflexions l’hypothèse que d’ici 2010 les missiles américains viendraient écraser nos villes, même si les Américains sont en avance sur la France quant à la connaissance de la simulation ! L’amitié que nous portons à ce peuple, la reconnaissance qu’on lui doit mais aussi la manière dont il se comporte à notre égard, lui aussi en fidèle allié, interdisent d’évoquer ces hypothèses absurdes que je ne mentionne que pour souligner que le danger, si danger il y a, viendrait d’ailleurs : mais on ne sait pas d’où car ailleurs il n’y a pas de simulation assez avancée pour que la France prenne un retard par rapport à cet agresseur éventuel. Donc je pense que la France est à l’abri d’une mauvaise surprise et que ses scientifiques, ses chercheurs et ses metteurs en pratique que sont nos ingénieurs seront capables, puisqu’ils disposeront de moyens financiers prévus dans la loi de programmation, sans doute reconduits par les lois futures, seront en mesure de parvenir à doter la France des moyens indispensables de perfectionner ses capacités nucléaires.
Voilà, Mesdames et Messieurs, l’essentiel de ce que je voulais vous dire.
Les décisions prises en Conseil de défense, puis en Conseil des ministres, assurent la prolongation des 18 missiles du plateau d’Albion jusqu’en 2005, date à laquelle ils seront remplacés par les versions modernisées du missile M4, des M45, en attendant la version terrestre du missile MS.
Ces mêmes décisions assurent la mise en service progressive des sous-marins de la nouvelle génération. J’ai dit que le premier de ce type entrerait en service en 1996. Il pourra nous être présenté avant la fin de cette année. Il sera équipé de missiles M45 dérivés du missile M4, dotés d’équipements qui amélioreront la capacité de pénétration. Trois autres sous-marins supplémentaires devront être construits dans les dix prochaines années en remplacement des six sous-marins de la génération précédente. Tout cela est compris et prévu dans la loi de programmation. L’engagement qui programme le M5, comme vous le savez est pris. Il a été retardé, cela n’a pas paru dangereux et j’en ai assez dit sur ce point pour ne pas insister.
Le rôle particulier du plateau d’Albion dans notre dissuasion sera maintenu. La France disposera vers 2010 des moyens équivalents à ses principaux concurrents, dont la plupart sont nos amis, parmi les puissances nucléaires du monde. La Chine s’est mise à part. Nous pensons qu’actuellement elle n’est pas en mesure d’égaler en capacité ce dont nous disposons mais il faudra y veiller de près car la Chine ne se comporte pas en partenaire à qui on peut demander un moratoire, puisqu’elle presse le pas au contraire pour améliorer son équipement. Ce problème doit être absolument traité et je le cite de moi-même maintenant pour que vous ne pensiez pas que je l’ai oublié. Quant à la composante aéroportée, la troisième composante, il n’y a pas, semble-t-il, au gouvernement comme à moi-même, urgence à remplacer les missiles air-sol à moyenne portée qui équipent depuis 1986 nos Mirage. Mais les études déjà entamées seront poursuivies pour pouvoir faire au moment opportun les meilleurs choix, le cas échéant un meilleur choix.
Demain comme aujourd’hui, un adversaire potentiel qui projetterait de s’en prendre à notre pays ne sera vraiment dissuadé de le faire que s’il sait qu’il y a en France un pouvoir qui soit en mesure de prendre immédiatement la décision qui convient.
J’ai dit ce que je pensais sur le rôle de l’Etat, ce qui ne réduit en rien le rôle du gouvernement et du nécessaire conseil des gens qualifiés, en particulier de l’état-major militaire. J’ai déjà dit que, si le temps le permettait, le chef d’Etat aurait bien entendu pour devoir de demander conseil. Si le temps lui est mesuré, il dispose de moyens de commandement. Il en résulte que la France, au sein de l’Alliance atlantique, maintient son autonomie ultime de décision. Et bien, Mesdames et Messieurs, dans le même temps nous continuerons d’encourager dans le monde le désarmement nucléaire, la réduction des armements stratégiques des puissances plus fortes que nous. Une vingtaine d’années seront nécessaires, vous le savez, pour mettre en œuvre les accords déjà signés. Nous tiendrons compte de ces décisions.
Pourquoi avons-nous refusé de nous mettre à la table, où nous étions à demi-invités, de l’Union soviétique et des Etats Unis d’Amérique pour prendre part, pour retirer aussi de l’armement général nos forces stratégiques ? Et l’on nous disait même : « Amenez vos sous-marins » alors que les deux superpuissances ne le faisaient pas elles-mêmes. C’est dire qu’il convenait de remettre les choses à leurs places et la dignité de la France à la sienne. Il convenait de dire non, non et non Et s’il en faut un quatrième, il sera dit.
Le mouvement qui porte vers le désarmement nucléaire est sain, mais, simplement, quand on demande qu’un calcul soit fait pour deux pays qui possèdent quelques 20.000 charges nucléaires, en face d’un pays qui en possède 500, on ne peut pas se contenter de dire : on va faire 500 de moins chez chacun d’entre nous.
Donc nous estimerons, plus tard, à quel moment la France pourra se joindre à ce mouvement dont je répète que c’est un mouvement utile pour la paix du monde. Et nous tiendrons compte des progrès réalisés dans le monde entier pour savoir ce qu’il convient de faire.
J’ajoute que je suis également partisan de la reconduction d’un Traité de non-prolifération, d’un Traité d’interdiction des essais nucléaires fiable, universel, véritable, et je sais que là aussi, il y a débat et puisqu’il y a débat mon devoir est de dire au pays ce que j’en pense.
Dernière réflexion très rapide, et j’en aurais fini : et l’Europe ? Car la question nous est souvent posée. Bâtir l’Union européenne : vous avez déjà l’embryon et l’esquisse d’une force européenne à laquelle participent quelques pays.
Est-ce que le nucléaire français pourrait garantir l’intégrité, la sécurité des pays d’Europe avec lesquels nous avons contracté une union au sein de l’Union européenne ? La question n’est pas d’actualité, mais elle est dans les esprits, et quelquefois on tente de jauger la qualité de notre engagement européen en disant : est-ce que vous refuseriez ou est-ce que vous accepteriez cela ? Je dirai tout simplement que les conditions même de l’exercice de l’armement nucléaire, la nécessité d’une décision solitaire, d’un seul ou de peu de responsables d’un pays déterminé, que la doctrine de la défense de l’intégrité d’un territoire national, que la définition des intérêts vitaux, tout cela s’applique parfaitement à la France, mais ne s’applique pas encore à l’Europe. Que l’Europe se dote de notions claires en matière d’intérêt vital commun, qu’elle aille assez loin dans sa conscience politique pour estimer que l’intégrité territoriale des uns engage l’intégrité territoriale des autres, bref que d’immenses efforts et progrès soient accomplis par ceux qui entendent poursuivre la construction de l’Europe, et la France acceptera le débat. Ce jour n’est pas venu.
Voilà, ce que peut vous dire un Européen convaincu. Il faut savoir de quoi on parle. Peut-être ce moment viendra-t-il ? Je m’en réjouirais, cela démontrera seulement qu’avant de parler défense, nous aurons déjà réussi l’œuvre du siècle et peut-être de deux siècles : une Europe unie, et capable de définir et de défendre d’un seul mouvement des intérêts communs.