François Mitterrand : l’homme politique par excellence. Et pourtant, pour paraphraser Julien Gracq, il paraît avoir passé sa vie « en lisant » (toutes ces photos de lui lisant, en avion, dans une chaise longue à Latche, un livre à la main sur sa photo officielle), et « en écrivant » (son stylo Waterman, la feuille raturée d’encre bleue dans le halo de la lampe, les grands discours, près de vingt ouvrages, une correspondance privée considérable).
François Mitterrand, l’homme multiple.
La passion de la lecture l’a saisi enfant et ne l’a plus lâché. Lectures de son milieu, et de son temps, puis découvertes libres au gré de la vie, relectures, goût des reliures, des livres anciens, des éditions originales, des librairies. Dans divers entretiens, il retrace avec plaisir et en détail pour ses interlocuteurs la généalogie de ses goûts littéraires, très tranchés. Au coeur des crises comme en voyage officiel, il garde à portée de main, dans sa mallette, un livre ancien, le plus souvent du XIXe siècle, qu’il lit ou relit, et dans lequel il s’absorbe.
Sa curiosité insatiable le mène des livres aux écrivains, et des gens qu’il rencontre à leurs livres.
La rencontre avec les grands écrivains prolonge cette passion. Et d’abord celle avec François Mauriac quand, jeune homme, il vient de « monter » à Paris depuis Angoulême, suivie de tant d’autres… Visites qui ne cesseront jamais, comme à leurs proches, leurs veuves, leurs tombes, leurs maisons.
De nombreux écrivains, il fera des amis (Marguerite Duras, Françoise Sagan, Paul Guimard, Benoîte Groult entre autres), des collaborateurs (Paul Guimard encore, Régis Debray, Erik Orsenna), les décorera, les invitera dans des grandes circonstances (Garcia Marquez, Styron, Yachar Kemal, pour son entrée en fonction), débattra avec eux (Marguerite Duras, Elie Wiesel, Jean Guitton), projettera d’aller avec Yachar Kemal chez lui. Ce qu’il cherche auprès d’eux ? Sans doute la même chose qu’auprès de frère Roger, de Taizé : « Il me fait du bien. » Il marque de l’intérêt pour tous ceux qui, même non-écrivains, écrivent. Il est rare que sa conversation n’évoque pas un livre, un auteur, un éditeur, les nouvelles ou les jeux du monde littéraire. Les écrivains, les éditeurs le savent.
Écrivain lui-même ? Il en a peut-être la tentation entre vingt et trente ans. Mais l’attrait de la politique et de l’Histoire est le plus fort, ses dons dans ces domaines trop éclatants, et il est conscient qu’il ne sera pas Chateaubriand. Mais il a le sens de la phrase, du style travaillé (parfois il pense : trop), du mot juste, de la concision. Il fait la chasse aux adverbes, rejette la fausse monnaie de la langue (du genre : « relever les défis de l’an 2000 »), a horreur des anglicismes ainsi que des jargons quels qu’ils soient, technocratique ou médiatique, soit l’infra-langage actuel. Il aime la langue française, rêve de francophonie (il en a créé les sommets et un Haut Conseil où se côtoient de grands écrivains).
Sa vie durant, François Mitterrand n’a cessé d’agir, certes, mais aussi de lire – des milliards de mots – de chercher, d’écouter, de méditer, de dialoguer avec les écrivains vivants comme avec un peuple d’ombres, les écrivains du passé. Nous avons essayé dans ce numéro d’en témoigner.
Au risque d’une certaine nostalgie, ou inquiétude. Parlant avec Marguerite Duras, en 1985, François Mitterrand se dit frappé de la perte brusque par les Égyptiens de l’ère romaine, après des millénaires de transmission ininterrompue, de la signification des hiéroglyphes. Après quelques siècles, le monde du livre et de l’écriture n’est-il pas en train de disparaître à son tour sous nos yeux, sous les coups de l’écran chronophage, de la communication vide et du multimédia ? Espérons que cet hommage à François Mitterrand, amoureux des livres et des mots, ami des écrivains, n’en est pas un à un monde condamné. Faisons en sorte que cela ne le soit pas.