Deux anciens Premiers secrétaires du Parti socialiste, Lionel Jospin et François Hollande, ont publié ces derniers mois des ouvrages, en grande partie autobiographiques, qui résultent d’entretiens avec le même journaliste, Pierre Favier, ancien de l’AFP.1
Au fil des pages, chacun d’eux évoque ce qu’a été pour lui sa relation avec François Mitterrand et les leçons qu’il en a tiré.
Pour Jospin, la première rencontre remonte aux mois qui ont suivi le congrès d’Epinay de juin 1971. Nouvel adhérent au Parti Socialiste, il est rapidement appelé à participer à un groupe d’experts. Mais c’est seulement au printemps de 1973 que François Mitterrand lui demande d’entrer à la direction du Parti comme Secrétaire national à la formation où il succède à Pierre Joxe. Ce sera le début d’un long compagnonnage.
Une histoire nouvelle
Jospin explique ainsi son ascension dans le Parti : « François Mitterrand voulait former des alliages : il souhaitait fondre des métaux différents dans le creuset du nouveau parti. Il y avait ceux de l’ancienne SFIO… les leaders du Ceres… les Conventionnels, …des responsables venus d’autres groupes… Le Premier secrétaire voulait que, en dehors de ceux-là, s’affirment aussi des hommes et des femmes proches de lui, et qui, arrivés avec lui ou après lui au Parti socialiste, représenteraient non pas une histoire antérieure, mais cette histoire nouvelle en train de s’écrire… Sans doute me fallait-il quelques capacités pour être distingué, mais son choix relevait aussi de cette volonté constante de faire surgir des responsables nouveaux.
Pour diriger ce parti, pour se confronter au Parti communiste – même s’il ne savait pas si une épreuve de force aurait lieu avec lui -, il avait besoin d’hommes et de femmes solides, qui puissent représenter quelque chose pour la gauche, et qui soient aptes également à assumer des responsabilités au pouvoir, si ce pouvoir devait nous échoir. Car cette perspective a constamment habité François Mitterrand. »
Lionel Jospin participe activement à la campagne présidentielle de 1974 mais c’est après le Congrès de Metz de 1979, où François Mitterrand l’emporte contre Michel Rocard, qu’il devient le numéro deux du parti, futur successeur du Premier secrétaire, après l’avoir déjà accompagné dans de nombreux voyages à l’étranger.
Parmi ceux-ci, Jospin évoque celui de Moscou en 1975 : « Notre délégation a discuté pendant trois jours pleins avec les dirigeants du Parti communiste d’Union soviétique. Leonid Brejnev a reçu François Mitterrand et nous avons eu des discussions approfondies avec Mikhaïl Souslov, le principal idéologue soviétique de l’époque, Boris Ponomarev et quelques autres. Cela a été l’occasion pour moi d’une double confirmation. L’une, personnelle : la souplesse, la diplomatie de François Mitterrand et aussi sa fermeté de responsable politique qui ne cédait pas à l’intimidation; l’autre, plus vaste et historique : la perception directe de la glaciation du système soviétique » (…)
« François Mitterrand s’adaptait très bien à tout, sans renoncer jamais à sa conviction propre ; il établissait les contacts avec méthode. Il essayait de faire passer auprès des dirigeants soviétiques, avec une réussite disons partielle, l’idée qu’ils avaient peut-être tort de jouer à ce point la carte Giscard d’Estaing dans leurs spéculations diplomatiques? Peu de temps après l’élection présidentielle perdue face à Giscard, le Premier secrétaire du PS tenait à introduire le doute dans l’esprit de nos interlocuteurs en leur suggérant qu’ils auraient tort d’écarter toute possibilité à terme d’une victoire de la gauche en France. »
Du grand art
Plus jeune que Jospin, François Hollande était encore à Sciences Po en 1972. Militant de l’Unef, il se souvient de l’énorme meeting qui s’était tenu à la Porte de Versailles après la signature du programme commun : « C’était une salle qui était composée au deux tiers de sympathisants communistes. Georges Marchais avait ouvert la réunion. La salle avait réagi comme une salle peut adhérer à un discours écrit et lu. Sans surprise. Puis François Mitterrand a pris la parole. Sa virtuosité de tribun s’est pleinement manifestée, ne ménageant aucun effet, exprimant toute s culture politique, son intelligence et son humour pour conquérir une salle rétive. Et il a conclu son discours par un vers d’Aragon, tiré du poème « La rose et le réséda », emportant les derniers récalcitrants. Du grand art. De la belle politique. »
Après la rupture du programme commun, l’échec aux législatives de 1978 provoque des « lézardes » au sein du PS, mais au congrès de Metz, François Hollande choisit lui aussi Mitterrand contre Rocard : « Je choisis Mitterrand et sa stratégie car elle me paraît être la seule qui puisse convaincre l’électorat communiste – qui demeure à un niveau proche de 20% – de venir voter au second tour pour l’alternance. Et le mot d’ordre du congrès de Metz, c’était « Tenir bon ». C’est là que l’élection de 1981 se joue. Avec un double rapport de force au sein du PS pour confirmer le leadership de François Mitterrand au sein de la gauche et ne rien céder au PC. Bref, la « force tranquille » n’a pas été un slogan de communicant mais une position politique. C’est la crédibilité du futur candidat qui s’est affirmée au détriment de la popularité de Michel Rocard. »
L’apport du mitterrandisme
Cette stratégie, « Tenir bon », était effectivement celle qui a permis à François Mitterrand d’être élu président de la République en mai 1981. Sans revenir sur l’histoire de ses quatorze années à l’Elysée, Jospin comme Hollande font une différence entre le premier septennat dont ils ont l’un et l’autre une « vision positive » de l’action accomplie, et le second qui leur apparaît plus « statique » ou « de circonstances ».
Jospin ne cache pas qu’il eut pendant la première législature des divergences avec François Mitterrand (sur l’amnistie des généraux d’Algérie, sur les ventes d’armes à l’Irak, sur la création d’une chaîne privée accordée à Sylvio Berlusconi) mais il ajoute : « Aucune de ces divergences n’a entrainé chez moi une perte de confiance ou un divorce; c’était des désaccords politiques et je les ai exprimés avec plus ou moins de netteté selon les cas. »
Plus circonspect sur le deuxième septennat, Lionel Jospin, qui s’autorisera plus tard un « droit d’inventaire », n’en conclut pas moins par un jugement élogieux sur le « mitterrandisme » : « Comme courant politique, le mitterrandisme n’est pas comparable au gaullisme. Le gaullisme n’existe pas sans de Gaulle. Le mitterrandisme est une greffe réussie sur le socialisme français. La trace que François Mitterrand laissera dans l’histoire récente est évidente. Il est le premier président socialiste élu au suffrage universel. Il est celui qui met fin, avec la gauche, à vingt-trois ans de pouvoir de droite. Il est réélu. Il a été une forte personnalité et un chef d’Etat critiqués, davantage au plan intérieur qu’extérieur, mais reconnu par ses pairs sur le plan international. Les Français l’ont estimé à la hauteur de sa charge (…)
François Mitterrand a fait des choix qui ont honoré la France sur les grandes questions internationales : l’attitude à l’égard de la puissance soviétique avant 1989; notre relation avec les Etats-Unis, celle d’un ami loyal et autonome dans la définition de sa politique; l’Europe, où le président est un constructeur, parfois un peu résigné à l’insuffisance de ses contenus sociaux, à son libéralisme excessif mais un véritable constructeur; le Proche-Orient aussi, où sa vision de la réconciliation souhaitable entre les Palestiniens et Israël est pionnière à certains égards. »
Sans qu’il récuse lui-même la notions de « droit d’inventaire » (qui constitue le titre de son livre), François Hollande exprime en des termes analogues son jugement d’ensemble sur l’apport de François Mitterrand : « François Mitterrand reste le seul socialiste parvenu, par le suffrage universel à la présidence de la République. Il a eu l’immense mérite d’installer la gauche au pouvoir dans la durée. Ce n’était pas la première fois qu’un socialiste accédait aux responsabilités en France. Mais c’était la première fois qu’il y demeurait autant de temps. Les institutions y ont été pour beaucoup. Il a montré des capacités d’homme d’Etat. Il a pu céder à des passions ou à des faiblesses, jamais aux dépens de l’intérêt de la France. Il a refusé la fatalité de l’échec et assumé courageusement des mutations politiques. Enfin, je ne confonds pas les deux septennats. Il y a un septennat de transformation puis un septennat de circonstance. Le premier est encore présent dans les lois de la République : la décentralisation, la retraite à 60 ans, la cinquième semaine congés payés, les droits des salariés, l’abolition de la peine de mort, la fin des tribunaux militaires, la liberté de l’audiovisuel, les radios libres, le droit d’association pour les étrangers… Je ne vais établir ici la liste complète des réformes de François Mitterrand, mais c’est un mouvement plus considérable que celui de 1936 et de même importance que celui de 1945. »